Rencontre avec Éric Dussert, co-auteur des « 1001 vies du livre »
« Que peuvent bien raconter deux bibliothécaires », demandent Éric Walbecq et Éric Dussert en préambule à leur ouvrage Les 1001 vies du livre.
L’un et l’autre travaillent à la BNF. Le premier est un spécialiste de la littérature du XIXe siècle, le deuxième est critique, éditeur, auteur – Une forêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés, paru à la Table ronde en 2013, est une mine pour les amateurs de pistes littéraires buissonnières.
Savant et savoureux Les 1001 une vie du livre n’est pas un traité, mais un éloge curieux (et non un curieux éloge) du « bouquin » à travers son histoire, ses histoires, les fables qu’il colporte, les fantasmes qu’il nourrit.
En quinze chapitres Éric Walbecq et Éric Dussert racontent l’épopée de cette invention qui, à l’heure des mutations électroniques, demeure, rappelle Umberto Eco, « aussi indépassable que la roue ou le marteau ». Livres de tous les records, livres de résistance, livre de vie ou de mort, faux livres et même livres qui n’existent pas se sont donnés rendez-vous dans cette synthèse intelligente et audacieuse.
Rencontre avec Éric Dussert,
co-auteur des « 1001 vies du livre »
.
Olivier Bailly. – Est-ce qu’avec les « 1001 vies du livre » vous tentez le même pari tangentiel qu’avec « Une forêt cachée » : raconter la grande histoire du livre à travers la petite histoire ?
Éric Dussert. – Oui, en effet, mais je ne parlerais pas de « petite histoire » car si l’anecdote est une composante picrocholine de l’histoire à grande hache, c’en est aussi le sel instructif pour les générations qui suivent et la poudre qui déclenche les événements « macrocholins », si j’ose dire. L’histoire du financement de la Bible de Gutenberg, par exemple, n’est pas un mince épisode de l’histoire du livre. Savoir qu’existent des reliures en peau humaine non plus, même s’il convient de se défendre des rumeurs qui ont tendance à proliférer.
A contrario, supprimer le détail apporté par l’anecdote revient aussi à relayer bêtement que l’imprimerie est inventée par Gutenberg à Mayence au XVe siècle. C’est d’une balourdise totale. Si l’on rentre dans le détail, par conséquent dans l’anecdote, on apprend que les caractères mobiles en bois existaient bien avant notre barbu, de même que les livres – codex et non plus volumen ou rouleau – xylographiques en Chine au VIIIe siècle après Jésus-Christ. Au fond, le parti choisi est de proposer une histoire du livre à la fois sérieuse, lisible par tous et ne contournant pas les sujets un peu exotiques.
.
Avec « Une forêt cachée » vous abordiez l’histoire littéraire moderne à travers des biographies d’écrivains rares, méconnus ou oubliés. Vous leur rendez hommage dans un chapitre des « 1001 vies du livre». Que disent-ils sur la littérature et le livre que les « grands » auteurs ne disent pas ?
Ils sont puissants, paradoxalement, en ce qu’ils disent le silence, la fragilité et, finalement, la gloire, depuis leur recoin d’ombre peu fréquenté. La malchance aussi parfois. Plus rares, certains d’entre eux disent ce dédain très taoïste qu’ont les vrais êtres profonds face aux hochets de la séduction sociale. Ceux-ci devraient être des modèles plutôt que certaines gloires à relents dont l’apport à la civilisation et au bonheur de l’humanité paraît bien maigre et leur contribution à la pensée bien chelou. Suivez mon regard.
.
En filigrane cet ouvrage pose la question de la conservation du livre et de sa transmission. En ce moment les amoureux des livres se demandent si le numérique va tuer le livre papier.
Le numérique ne tuera rien hormis les nerfs des réacs et le temps quotidien que l’on accepte de passer dans la consommation stérile de gadgets. Voyez les conséquences de l’introduction de la vidéo sur Facebook… Si on aime les chats, les chiens, les chevaux et les gamelles des automobilistes russes, on est servi. Sinon, on prend un bouquin ou on fait un dessin, non ?
.
Et tuera-t-il la mémoire ?
Il va surtout tuer des centrales nucléaires ! Ou les épuiser. À part ça, non, les encyclopédies n’ont jamais tué la mémoire non plus. Ce sont des ressources nouvelles, une aide supplémentaire, rien d’autre. Le seul truc que le livre numérique pourrait tuer, ce sont les passagers d’un avion de ligne dont les données de secours ne s’afficheront pas lorsque les pilotes auront besoin de la documentation de l’avion au moment d’un pépin… Ou un imbécile qui ingérerait une tablette pour voir ce que ça fait. À part ça, je ne vois pas…
.
Pour autant votre ouvrage n’est pas un pamphlet contre l’édition numérique qui selon vous a de nombreux avantage, notamment celui d’échapper à toute censure.
Pourquoi un pamphlet ? Dans l’histoire de l’Homme un média n’a jamais annulé les précédents. On lit toujours des livres et des journaux, et même des tracts ! Et le théâtre n’est pas mort malgré la radio, le cinéma ou la télé !
.
Papier et numérique sont donc conciliables ?
Les gros consommateurs de livres électroniques seront les gros consommateurs de livres, vous verrez. Quant à la conciliation, elle va se dérouler en intégrant l’électronique à l’intérieur du livre papier, j’en suis persuadé. Un clonage qui bénéficiera à tous les livres techniques, aux essais illustrés, etc. Ça n’est pas pour tout de suite, mais on va y venir, de même que l’on viendra à un Internet sans portails, plus « aérien ».
Propos recueillis par Olivier Bailly
.
• Éric Dussert et Éric Walbecq, « Les 1001 vies du livre », Librairie Vuibert, 2014.
• Voir le site du musée de l’imprimerie de Lyon.
.