« Que reste-t-il de l’Occident ? », de Régis Debray et Renaud Girard
Il y a de fortes chances que ce livre de petit format et de peu de pages, précédé d’un titre interrogatif et austère, affecté d’une double signature, ce qui brouille le message, passe inaperçu et se perde dans les limbes brumeux d’une rentrée éditoriale pauvre en essais novateurs.
Ce serait dommage, car les questions abordées, les analyses proposées et la présentation formelle – la double voix – méritent mieux qu’un détour poli.
Debray et Girard, anciens « petits camarades » de la rue d’Ulm, ont suivi des parcours suffisamment différents – l’un philosophe parfois engagé, écrivain et homme de culture, l’autre journaliste international, spécialiste du Moyen-Orient et professeur à Sciences-Po – pour offrir des visions éloignées voire divergentes des grands problèmes de notre temps fédérés autour de la question qu’on aurait tort de croire anachronique (en renvoyant au brûlot de Spengler de 1922, Le Déclin de l’Occident) : « Que reste-t-il de l’Occident ? ».
À l’aide d’une argumentation serrée encadrée de cordiaux échanges épistolaires, les deux auteurs suggèrent, chacun à sa manière et dans son style propre, quelques éléments de réponse qui invitent à la réflexion.
Les atouts de l’Occident et ses handicaps
Debray propose une approche dialectique et universitaire en opposant les atouts de l’Occident à ses handicaps. En cinq points. La supériorité de l’Occident tient d’abord à sa cohésion, bloc de pays capables de se rencontrer sur des valeurs communes ; à mettre à son crédit aussi sa priorité pour l’universel, sa concentration d’élites pensantes, son hégémonie culturelle, son excellence en matière d’innovation scientifique et technique.
Ces vertus ne parviennent pas à éclipser quelques vices majeurs : un sentiment d’orgueil qui se traduit par le goût de la domination (« l’hubris du global », dit Debray), la prétention à décider du bonheur des autres, le recul du courage individuel et le « déni du sacrifice », l’attachement au court terme qui conduit à la « dissémination du perturbateur » (renverser Kadhafi pour créer du chaos).
Erreurs et maladresses
Plutôt que de commenter ou contester ce bilan, Girard propose, dans une langue moins enflammée, sa propre analyse en distribuant, lui aussi, quelques bons points à l’Occident : règne de l’État de droit, émergence (encore timide) d’une économie collaborative, respect du débat démocratique.
Ce qui n’empêche pas quelques erreurs : l’ambiguïté de la notion de « responsabilité de juger » qui a remplacé l’expression « droit d’ingérence » et qui débouche sur de désastreuses interventions militaires ; la lecture étroitement manichéenne des crises politiques favorisée par les médias qui souhaitent, pour la chronique du 20 heures, séparer les bons des méchants ; l’angélisme qui a conduit à croire possible dans les pays arabes une « troisième voie » démocratique entre la dictature des militaires et l’extrémisme des religieux ; la difficulté à identifier l’ « ennemi principal » (en l’occurrence l’islamisme international) ; les maladresses diplomatiques et l’immobilisme de l’Union européenne.
Projet politique et racines culturelles
De ce passionnant dialogue se dégage l’idée que l’Occident, dont la suprématie est devenue, souvent de sa propre faute, vacillante, est encore debout et peut rester un acteur de la comédie du monde.
À condition de se souvenir, comme le suggère le journaliste Girard, moins désabusé que le philosophe Debray, que son existence politique est inséparable de ses racines culturelles. L’Occident déclinant sera-t-il en définitive sauvé par la culture ?
Yves Stalloni
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• Régis Debray et Renaud Girard, « Que reste-t-il de l’Occident ? », Grasset, 2014, 142 p.
• Voir sur le site de « l’École des lettres » :
– « Modernes catacombes », de Régis Debray, par Yves Stalloni.
– « Jeunesse du sacré », de Régis Debray, par Yves Stalloni.
– Régis Debray, « Du bon usage des catastrophes » , par Yves Stalloni.
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