Que du vent, d’Yves Ravey, :
mystère sur la Blue Spoon River

Comme dans un film des frères Cohen, l’écrivain campe trois couples dans un lotissement alangui où chacun joue à voir sans être vu.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

Comme dans un film des frères Cohen, l’écrivain campe trois couples dans un lotissement alangui où chacun joue à voir sans être vu.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Barnett Trapp, le narrateur de Que du vent, d’Yves Ravey, est en instance de divorce, et ses affaires ne sont guère florissantes. Son entreprise d’ambulances a fait faillite et l’entrepôt de produits ménagers à bas prix qu’il a créé n’échappera pas à la liquidation judiciaire. Petite compensation, Sally, sa voisine, compagne d’un certain Miko, semble lui plaire. À moins qu’elle n’ait grand besoin de lui pour monter un cambriolage ? Barnett se laisse hameçonner, comme les poissons d’eau douce que Miko et lui pêchent dans la Blue Spoon River. Et bien sûr, quelque chose cloche. Tout semble trop facile.

Qui est familier de l’œuvre d’Yves Ravey reconnaît les éléments constitutifs de ses romans. Les prénoms, souvent états-uniens, sont de pure convention, comme issus de séries policières. Notons l’omniprésence des « s », ces sifflantes qui sont à lier à la brièveté du patronyme Trapp. Il n’y a là aucun hasard. Pour de très nombreux écrivains – Modiano, Echenoz ou Yves Ravey sont de ceux-là –, tout ou presque part des noms propres.

La piscine dans le décor

Les lieux de l’intrigue sont également conventionnels. Pour parodier une formule issue du théâtre classique, la scène se déroule aux États-Unis. C’est arbitraire et nécessaire. Dès lors, l’imaginaire du lecteur prend son envol à partir de paysages. Dès la première page, le cadre est posé : un lotissement récent avec la pelouse, les pavillons, quelques cabanes en bois abritant le chenil de Steve et Samantha, d’autres voisins du narrateur et du couple formé par Sally et Miko. La piscine près de laquelle Sally se prélasse et s’ennuie fait partie du décor. C’est aussi ce qui crée la durée de l’intrigue, une durée souvent ralentie par les hésitations du narrateur, quand ce n’est pas le produit de sa méfiance ou de ses refus.

Quant à l’intrigue, d’une clarté ou simplicité biblique, elle offre une trame ou cache l’essentiel. Yves Ravey n’a jamais écrit de roman ancré dans une réalité parfaitement identifiable. Que du vent semble être une pièce dans l’œuvre qu’élabore le romancier par ailleurs grand amateur d’arts plastiques et donc de disposition dans l’espace. Les trois couples évoqués en première page définissent un territoire que l’intrigue quitte rarement. Le troisième duo est constitué du narrateur et de Josefa, son ex-épouse, qui vient lui rendre visite et sort peu à peu les objets et vêtements qui lui appartenaient de la maison qu’ils habitaient ensemble. Quand elle ne vient pas, c’est Spencer, son amant et futur époux qui vient. Il furète, observe, et donne des conseils à Barnett. Bref, il est la mouche du coche. Il jouera un rôle majeur dans le dénouement : le suspense est une constante de l’œuvre.

Comme dans un film des frères Cohen

Spencer et Steven, ex-taulard assez stupide au sort prévisible, semblent des personnages des frères Coen : le premier rappelle l’un des protagonistes de A Serious Man (2010), l’autre semble sorti de Fargo (1996) ou de Burn After Reading (2008). Tous deux, à leur manière, créent la touche d’humour qui apparaît à diverses reprises dans le texte et, par exemple, dans les échanges entre Barnett et Sally.

Ce roman ressemble-t-il aux précédents d’Yves Ravey : Pas dupe (2019), Adultère (2021) ou Taormine (2022) ? C’est un roman dans lequel le regard joue un rôle clé. Il n’aura jamais connu une telle importance. Au détour d’une page, le narrateur parle de « voir sans être vu ». Il a repéré le curieux manège de grosses cylindrées devant la villa de Miko. L’argent que gagne ce dernier grâce à ses laveries ne tient pas qu’à la blanchisserie. Mais au-delà de cela, c’est l’activité du voyeur qui se lit.

Tous les protagonistes se surveillent, s’observent, mais Barnett utilise les grands moyens pour épier Sally quand elle est dénudée. Jusqu’à chercher un grain de beauté sur l’épaule, avec ses jumelles d’ancien des commandos en Irak.

Entre ces deux personnages, le jeu de séduction est une partie de cache-cache. Ils ont besoin l’un de l’autre, à des degrés divers, mais Barnett se méfie de cette femme fatale qui, dixit Miko, « se fait des films ». Elle élabore des plans, a l’air de vouloir fuir avec Barnett, mais est-ce si évident ? Elle se dit seule, elle parle de son ennui.

Il ne faut jamais se fier au narrateur dans les romans d’Yves Ravey. Barnett fait son chemin ou plus exactement il le reconstitue au fil des pages, relatant de façon rétrospective ces quelques mois qui auraient pu tout changer.

Avec tous les produits d’entretien et les lessives qu’il a stockés pour s’en sortir, il a eu le temps de laver son récit. Il n’est pas sûr que ce nettoyage suffise mais, comme le lui signifie Miko, mieux vaut « en rester là ».

N. C.

Yves Ravey, Que du vent, les Éditions de minuit, 128 pages, 17 €.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny