Quand Ursula Le Guin revisite "l'Énéide"

Quand les auteurs de science-fiction se saisissent du péplum, le résultat peut s’avérer surprenant. Robert Silverberg, par exemple, accomplit la prouesse de réécrire l’épopée de Gilgamesh en oblitérant toute dimension surnaturelle.
Ursula Leguin, quant à elle, réenchante l’Énéide en donnant vie et parole à Lavinia, la princesse du Latium, dont Virgile n’avait guère qu’esquissé les traits, réduisant la jeune femme au statut d’enjeu héroïque. Avec Lavinia, la romancière réussit ce paradoxe de créer un personnage qui a la conscience de ne devoir son existence qu’aux quelques lignes que lui consacre Virgile mais dont l’humanité, la fragilité ne cessent d’impressionner le lecteur au fil des pages.

La voix de Lavinia, narratrice du roman est en quelque sorte l’écho inversé de celle de Virgile dont les mânes viennent hanter le roman au cours de scènes hallucinées d’une rare intensité poétique. Lavinia, en effet, en tant que seule héritière, accompagne son père, le roi Latinus, dans ces expéditions en forêt durant lesquelles il a charge de déterminer les volontés divines, que ce soit dans le vol des oiseaux ou les signes complexes que lui adresse la nature. La princesse ne se contente pas d’assister son père dans ses entreprises divinatoires, elle exerce ses pouvoirs médiumniques qui s’affirment progressivement et elle en vient à bavarder avec l’ombre d’un mourant, un poète des siècles futurs lanciné par l’inachèvement de son œuvre…
Le Guin a donc pris le partie inverse de celui de Silverberg : dans une épopée (L’Enéide) où le merveilleux s’estompait pour laisser place à l’Histoire, elle réintroduit le surnaturel en ressuscitant ces peuples latins du VIIIe siècle et leurs croyances, forte d’une documentation irréprochable. Auspices, magie, divination, occupent une place prépondérante  chez ces peuplades profondément religieuses. Le surnaturel est une donnée quotidienne qui s’impose à tous comme une évidence.
Lavinia se battra jusqu’au bout, pour, somme toute, défendre cette conception religieuse du monde qui oblige l’homme à manifester piété et humilité. Et nous la suivons dans son combat pour imposer Enée, l’étranger, en tant que prétendant légitime, et futur chef du Latium. À la mort d’Énée il lui faut encore toute sa détermination pour devenir la tutrice légitime de son propre fils, quand l’arrogance d’Ascanius, le premier fils d’Énée, vise à la cantonner aux tâches ménagères.
Remarquablement écrite et rythmée, ces mémoires de Lavinia auront leur place aussi bien sur les étagères des professeurs de lettres classiques qui trouveront matière à étayer leurs cours de civilisation que chez les amateurs de fantasy qui découvriront, peut-être non sans surprise, que leur genre de prédilection prend sa source dans ces épopées antiques, fond commun de l’imaginaire occidental.

Stéphane Labbe

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• Ursula Le Guin, « Lavinia », L’Atalante, 2011.
• Robert Silverberg, « Gilgamesh, roi d’Ourouk », L’Atalante, 1999.
Virgile, « L’Énéide », « Classiques abrégés », l’école des loisirs, 1998.
« Le Récit de Gilgamesh », « Classiques abrégés », l’école des loisirs, 2010.
• Les études de « l’Énéide » dans l’École des lettres.
• Le motif littéraire de la descente aux Enfers et le « Récit de Gilgamesh » dans l’École des lettres.

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