Prix Albert Londres 2014 : les héritiers du grand reporter se sont réunis à Bordeaux le 12 mai
Couronnement des meilleurs reporters francophones de moins de quarante ans, la cérémonie annuelle de la remise des prix Albert Londres se déroulera le 12 mai au soir, à Bordeaux, au Palais de la Bourse.
Depuis 1933, la distinction s’applique à encourager de jeunes talents du journalisme plutôt qu’à honorer des carrières établies. La récompense s’est doublée en 1985 d’un prix de la presse audiovisuelle, sur une proposition d’Henri de Turenne et sous l’égide du président de l’époque, l’historien Henri Amouroux.
Cette année, afin de remettre le 76e prix de la presse écrite et le 30e prix de l’audiovisuel, Annick Cojean, actuelle présidente de l’Association Albert Londres et journaliste grand reporter au Monde, sera accompagnée d’une vingtaine de ses confrères dont Henri de Turenne, Jean-Claude Guillebaud, Thierry Desjardin, Catherine Jentile, Alain Louyot, Christian Hoche, Marc Kravetz, Patrick de Saint-Exupéry, Hervé Brusini, François Hauter, Philippe Rochot, Jean-Paul Mari, Olivier Weber, Lise Blanchet, Manon Loizeau, Michel Moutot, Jean-Xavier de Lestrade, tous membres permanents du jury, ainsi que de Alice Odiot, Audrey Gallet, Alfred de Montesquiou (lauréats 2012), Doan Bui et Roméo Langlois (lauréats 2013).
.
Les coulisses d’un prix
• Presse écrite
Pour la promotion 2014, après la réception de quarante neuf candidatures en presse écrite, sept candidats, collaborateurs de la presse nationale comme régionale francophone, ont été sélectionnés et sont en ligue pour le titre : Marwan Chahine (Libération / Nouvel Observateur) pour ses sujets sur l’Égypte ; Isabelle Hachey (La Presse / La Presse+) pour ses articles sur l’esclavage des temps modernes ; Luc Mathieu (Libération) pour ses reportages en Afghanistan, en Syrie, en Égypte, etc. ; Léna Mauger (revue XXI) pour l’ensemble de ses reportages ; Jordan Pouille (Médiapart, Le Monde diplomatique, Le Figaro) pour ses reportages en Chine ; Philippe Pujol (La Marseillaise) pour son enquête Quartiers Shit ; Piotr Smolar (Le Monde) pour sa couverture de l’actualité en Ukraine.
• Du côté de l’audiovisuel, six films coréalisés ont été sélectionnés
Monsieur et Madame Zhang, de Fanny Tondre et Olivier Jobard (prod What’s up, diff. Arte France) ; Larmes de guerre, de Jean-Sébastien Desbordes et Matthieu Martin (diff. France 2, 13 h15 le dimanche) ; Des Européens sur la route du djihad,de Nicolas Bertrand et Matthieu Renier (diff. France 2, Envoyé spécial) ; La Guerre de la polio, de Julien Fouchet et Sylvain Lepetit (prod. Babel presse, diff. France 2) ; La Centrafrique dans la tourmente, de Ilhame Taoufaki et Clément Alline (quatre reportages, diff. TV5 monde) et Guantanamo Limbo, de Marjolaine Grappe et Christophe Barreyre (prod. Babel Presse, diff. Arte)
Les membres du jury prendront leur décision suivant la tradition d’un vote à huis-clos, chacun des lauréats devra l’emporter à la majorité du nombre de voix obtenues.
Sur les pas d’Albert Londres
Si Albert Londres ne fut pas le premier des grands reporters, il demeure le modèle du grand reportage engagé en France, au début du XXe siècle.
Né en 1884 à Vichy, il ne se destinait pas au métier de journaliste, mais il nourrit, très jeune, un goût singulier pour la langue française. Albert Londres arrive à Paris avec l’ambition d’y devenir écrivain et poète. Il publie plusieurs fascicules, sans véritable succès. Les rencontres de sa vie de bohème et la quête de salaires le plongent dans l’univers de la presse. Armé d’audace, il se présente au directeur du quotidien Le Salut public : « Je n’ai que vingt ans et je voudrais faire de la littérature, voudriez-vous m’aider ? »
Il sera aussitôt embauché. Albert Londres travaillera au Matin, au Petit journal, et à Excelsior où il contracte le virus du reportage. Après dix ans d’enquêtes journalistiques menées aux Échos parlementaires, Albert Londres se retrouve subitement sur le terrain de la guerre; il remplace un confrère absent et ce sera un nouveau départ pour sa carrière.
Son portrait de la cathédrale de Reims, martyrisée en 1914 par l’ennemi Allemand, demeure comme un modèle du genre dans les annales du métier. Pour la première fois, il « signe » son reportage et il est propulsé vers la notoriété. Albert Londres devient correspondant de guerre. Très maîtrisés du point de vue des techniques narratives et du style, ses écrits sonnent juste. Devenu reporter à trente ans, Albert Londres ne se réfugiera jamais derrière une quelconque objectivité, le « je » sera sa règle : il raconte ce qu’il voit, ce qu’il ressent et ce qu’il sait, il note les « choses vues » en faisant appel à des images signifiantes.
Ses récits ont le sens du rythme et de la musicalité : « Cinquante jours d’eau, de feu, de canons, de navires, cinquante jours de gestes immenses, de cris sublimes, d’âmes qui montent, cinquante jours d’une des plus grandes batailles de 1914 : on a gagné un kilomètre. » Passionné de théâtre, le grand reporter a constamment recours à des dialogues mis en scène, mais qui plongent les lecteurs au plus près de la réalité des hommes.
L’engagement du regard
Rien n’est plus subjectif que le regard de celui qui est immergé en situation, fut-il journaliste. Ce sont toujours des condensations de la réalité qui sont exigées des reporters de plume, comme des reporters de l’audiovisuel aujourd’hui. Passeurs d’images, les héritiers d’Albert Londres témoignent de leur temps, ils enregistrent et retransmettent le vécu, souvent par l’emploi de dialogues, parfois par le moyen d’allégories, de métaphores ou autres figures de style narratif et visuel.
Au-delà du courage, ce qui les distingue ? Un talent, un regard, l’aisance d’une plume qui emporte sur l’itinéraire du récit dès les premières lignes, ou la portée d’une caméra, située au cœur de l’action, dès les premières séquences filmiques.
Aventurier, globe-trotteur impatient, inlassable voyageur avec sa valise en peau de cochon comme viatique, Albert Londres ne fut ni idéologue, ni un analyste. Jeune homme sensible aux idées libertaires, très vivaces avant-guerre dans les milieux bohèmes, il développera ensuite un point de vue d’honnête homme, issu du la petite bourgeoisie républicaine, laïque, critique, ironique parfois mais sans cynisme.
Observateur engagé, humaniste, libre-penseur indépendant, c’est parce qu’il enquête avec patience et ténacité qu’il obtiendra le choix de ses sujets. Parcourant la terre de long en large, Albert Londres s’est retrouvé confronté à des questions fondamentales liées aux maux du monde et aux états d’âmes de son temps. Il encouragea la profession à exploiter la compréhension des différences et il privilégia le traitement du sujet par une enquête approfondie sur le terrain. Aller à la source même de l’événement, en constater personnellement et de visu les circonstances, les détails, offre toujours un gage de crédibilité aux lecteurs comme aux spectateurs d’aujourd’hui.
Pour Pierre Assouline, biographe du reporter (Albert Londres, Vie et mort d’un grand reporter. 1884-1932, Balland, 1989), jusqu’en 1923, ce dernier sera un « flâneur salarié », réalisant différents reportages plus ou moins politiques, plus ou moins exotiques. Il explique ensuite comment Albert Londres « prend conscience que le monde, que la condition de l’homme vont mal et qu’il faut réparer tout ça. Et là, il devient une sorte de Don Quichotte, jusqu’à la fin de sa vie… »
Son enquête sur le bagne de Cayenne (Au Bagne, première publication chez Albin Michel, 1923), réalisée pour Le Petit Parisien et publiée d’août à septembre 1923, donne, en début du siècle dernier, un écho aux marginaux, aux sans voix. Dans le sillon de Victor Hugo, le reporter s’engage personnellement. Pour cette série d’articles sensationnels consacrés aux conditions de détention dans les bagnes, Albert Londres s’expose : il dénonce violemment l’arbitraire et les injustices. Le reporter relance ainsi un sujet oublié depuis l’affaire Dreyfus.
Les bagnes militaires, Biribi, et d’autres en Afrique du Nord, se révèlent pire encore que les bagnes civils. Albert Londres enquête malgré la réticence des autorités : mesquineries, répression et sévices gangrènent sans contrôle le quotidien des condamnés, exilés, parfois, pour un vol à l’étalage. Les « pégriots » vont jusqu’à se mutiler pour fuir devant des sous-officiers sadiques.
Parvenu aux portes de cet enfer, le reporter s’exclamera : « Dante n’avait rien vu ! »
En 1928, Albert Londres dénoncera les horreurs commises en Afrique sub-saharienne française au nom de la colonisation. Comme en Indochine, il ne s’attaquera pas frontalement au système de la colonisation, mais son reportage pointera et dénombrera les mauvais traitements dont sont victimes les Africains, qui meurent par centaines pour construire le chemin de fer vers l’Atlantique. Dans les cas du bagne de Cayenne et de l’Afrique sub-saharienne, les reportages d’Albert Londres alerteront et amèneront, dans le temps, l’opinion publique et les gouvernements à prendre position.
Reprenant rarement son souffle, Albert Londres sillonnera, pendant plus de dix-huit années, la Russie des soviets, les Balkans, l’Orient, l’Asie, l’Afrique du Nord, l’Argentine et la France (Les forçats de la route ou Tour de France, tour de souffrance, 1924 et Marseille, portes du sud, 1927), pour périr en 1932 dans l’incendie du paquebot Georges Philippar qui le ramenait de Chine, emportant avec lui son ultime reportage.
Penser l’information
L’historien et journaliste Henri Amouroux présida l’Association du prix Albert Londres pendant plus de vingt années (de 1985 à 2006) et fut à l’origine d’une série de colloques, rassemblant les journalistes-reporters afin que ces derniers questionnent les modes d’application et de transmission d’un métier aux évolutions constantes.
Le premier s’est déroulé le 13 juin 2001, à la Fondation Singer-Polignac. Un livre a consacré cet élan et recueilli les communications des journalistes (Grand reportage. Les héritiers d’Albert Londres, Éditions Florent Massot, 2001).
Le second colloque, intitulé : “Éthique et information : les nouveaux “visages” de la guerre par les héritiers d’Albert Londres”, s’est déroulé le 23 février 2005 à La Fondation Singer-Polignac (présidé par Yves Pouliquen de l’Académie française), en collaboration avec la Société civile des auteurs multimédia, qui gère l’Association du Prix Albert Londres depuis 1985.
Une deuxième édition, au titre homonyme de la rencontre, fut publiée par la Scam en 2008 et rassemble les textes des conférences prononcées alors par les journalistes.
Depuis lors, ces réunions d’envergure se renouvellent régulièrement, elles deviennent l’occasion pour les reporters d’échanger sur leurs multiples expériences, et leurs pratiques diverses du métier. Elles leur permettent d’exprimer les interrogations auxquelles ils se heurtent et de les partager avec le public présent.
Les rencontres 2014, lundi 12 mai, à l’Institut de journalisme de Bordeaux
Sur le modèle de la première édition des rencontres ” La plume dans la plaie” (en hommage à la célèbre formule d’Albert Londres : “Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie“), tenue à Paris, au Sénat en 2012, les rencontres 2014 se tiendront le lundi 12 mai à l’Institut de journalisme de Bordeaux-Aquitaine (1, rue Jacques-Ellul).
Le programme de la matinée sera introduit par la présidente Annick Cojean (Le Monde), puis se divisera en deux temps :
À 9 h 15, Alfred de Montesquiou (Paris Match) dialoguera avec Jean-Pierre Perrin (Libération) sur le sujet : Syrie, comment couvrir le conflit le plus meurtrier pour les journalistes ?
À 10 h 45, Delphine Minoui (correspondante pour Le Figaro au Caire) échangera avec Chouchou Namegabe Dubuisson (journaliste/productrice, coordinatrice de l’AFEM-SK, Association des femmes des médias du Sud Kivu) sur le thème du Viol comme arme de guerre.
La session de l’après-midi se déroulera en trois temps :
À 14 h, Marie-Maude Denis (journaliste à Radio-Canada) s’entretiendra avec Marc Kravetz (prix Albert Londres 1980, auteur et ancien chroniqueur à France Culture) sur la présence de La Mafia au Québec : une investigation à hauts risques. « Quelle méthodes, quels dispositifs, quels risques aussi face à la Mafia ? ».
À 15 h15, Hervé Brusini (France télévision) et Fabrice Arfi (Médiapart, service enquête) dresseront un état des lieux du paysage médiatique contemporain à l’heure d’internet : La presse à l’heure des lanceurs d’alerte.
Enfin, François Hauter (auteur, grand reporter puis rédacteur en chef du Figaro), Caroline Puel (journaliste indépendante, écrivain, enseignante à Sciences-Po Paris) et Philippe Rochot (correspondant France 2) partageront leurs expériences respectives sur le thème de la Chine : être correspondant à Pékin.
La remise des prix Albert Londres 2014 aura lieu à 19 h au Palais de la Bourse de Bordeaux.
Johanna Cappi
..
• Pour aller plus loin, le site de l’Association du Prix Albert Londres.
• Le coffret DVD des films récompensés Albert Londres, aux éditions Montparnasse.
• Une émission, “La Voix est libre”, consacrée au Prix Albert Londres, a été diffusée samedi 10 mai 2014, à 11 h 30 sur France 3 Aquitaine.
• Conseils de lecture : “Grands reportages. Les 43 prix Albert Londres 1946–1989”, présentés par Henri Amouroux, aux éditions Arléa (1986 et 1989) et “Grands reporters. Prix Albert Londres. 100 reportages d’exception de 1950 à aujourd’hui”, préface de Josette Alia, aux éditions Les Arènes, 2010.
• L’éducation aux médias dans les Archives de “l’École des lettres”.
.