Préparer l’agrégation externe de lettres 2023
Le programme de littérature générale 2023 court d’Eustache Deschamps à Marcel Proust, en passant par Jean de Léry, Tristan L’Hermite, Denis Diderot et Marceline Desbordes-Valmore. Premières impressions sur ce corpus en forme de cabinet de curiosités.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspe Sorbonne université.
Le programme de littérature générale 2023 court d’Eustache Deschamps à Marcel Proust, en passant par Jean de Léry, Tristan L’Hermite, Denis Diderot et Marceline Desbordes-Valmore. Premières impressions sur ce corpus en forme de cabinet de curiosités.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspe Sorbonne université.
Comment aborder le programme de l’agrégation de lettres, et dans quel ordre lire les œuvres ? Ces questions apparaissent décisives pour un.e candidat.e au moment où se dévoile le corpus de référence sur lequel il va devoir plancher pendant une année. Une chose est sûre, il faut y entrer en tant que « sujet-lecteur » et non par le biais de grilles interprétatives pré-établies, comme y insiste le linguiste et critique Georges Steiner (1929-2020) :
« J’avancerai que nous aspirons à une rémission de la rencontre directe avec la “ présence réelle ” […], qu’une expérience responsable de l’esthétique doit nous imposer. Nous recherchons l’immunité que représente l’absence de ce qui est “ en direct ”. En la personne du critique, du journaliste culturel ou du mandarin du commentaire, nous accueillons celui qui peut domestiquer, qui peut séculariser le mystère et les exigences de la création. »
Corpus 2023
Du Moyen Âge tardif aux années 1920, le programme de littérature offre aux candidats des œuvres de différents genres et aux formes variées, soit dans l’ordre chronologique :
– Eustache Deschamps, Anthologie, édition, traduction et présentation de Clotilde Dauphant, Paris, Le Livre de poche, collection « Lettres gothiques », n°32861, 2014. À l’exception de la pièce 52 (pages 160 à 261).
– Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, texte établi, présenté et annoté par Frank Lestringant, précédé d’un entretien avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Le Livre de poche, collection « Classiques », n°707, 1994
– Tristan L’Hermite, La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman, dans Les Tragédies, publié sous la direction de Roger Guichemerre, avec la collaboration de Claude Abraham, Jean-Pierre Chauveau, Daniela Dalla Valle, Nicole Mallet et Jacques Morel, Paris, Honoré Champion, collection « Classiques Littératures », n°10, 2009.
– Denis Diderot, La Religieuse, édition de Florence Lotterie, Paris, Flammarion, collection « GF, Littérature et civilisation », n° 1394, 2009.
– Marceline Desbordes-Valmore, Les Pleurs, édition d’Esther Pinon, Paris, Flammarion, collection « GF, Poésie », n°1613, 2019.
– Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome 7 : Le Temps retrouvé, édition de Pierre-Edmond Robert, préface de Pierre-Louis Rey et Brian G. Rogers, édition annotée par Jacques Robichez, avec la collaboration de Brian G. Rogers, Paris, Gallimard, collection « Folio classique », n°2203, 1990.
Retrouver Diderot et Proust
Il y a deux manières de balayer du regard ce beau programme de littérature : soit de façon chronologique, soit de façon sélective, en fonction de son accointance naturelle avec tel ou tel auteur. Sous ce second angle d’attaque, deux noms se détachent assez nettement, ceux de Denis Diderot et de Marcel Proust. Ceux-là avaient déjà tenu l’affiche de l’agrégation en 2000 avec Le Rêve de d’Alembert et Sodome et Gomorrhe. Pas certain que les agrégatifs aient perdu au change avec ces deux nouveaux titres. En effet, en matière de première lecture, La Religieuse et Le temps retrouvé apparaissent plus spontanément abordables que les œuvres consacrées par leur inscription au concours il y a un peu plus de vingt ans.
En outre, ces deux titres bénéficient chacun d’une remarquable adaptation cinématographique. La Religieuse par Jacques Rivette en 1967 et Le Temps retrouvé par Raoul Ruiz en 1999.
Proust adapté par Raoul Ruiz
Pour ce qui est du Temps retrouvé, une majorité de proustiens a validé le parti pris du réalisateur portugais qui a judicieusement refusé de prendre au pied de la lettre le septième et dernier tome de La Recherche.
Publié à titre posthume en 1927, Le Temps retrouvé donne la clef de l’édifice proustien, à savoir les pouvoirs de « la mémoire involontaire »à l’occasion d’une soirée chez le prince de Guermantes.
« En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement (nous soulignons). »
La lecture du Temps retrouvé demeure possible sans celle préalable de toute la somme romanesque antérieure, à condition, cela va de soi, de s’être un tant soit peu renseigné sur l’architecture de La Recherche.
Diderot adapté par Jacques Rivette
Le défi n’était pas moindre, de la part de Jacques Rivette, de mettre en images, dans une France gaullienne encore très réactionnaire, le texte de Diderot. Écrit en quelques semaines (1760) et réédité, comme Le Temps retrouvé, à titre posthume en 1796, La Religieuse narre, sous la forme d’un récit épistolaire, l’antidestin de Marie-Suzanne Simonin. Une jeune femme contrainte au couvent par ses parents, comme il était trop coutumier à l’époque, pour protéger sa vertu avant le mariage. L’incipit expose la situation dramatique du personnage :
« Mes deux sœurs établies, je crus qu’on penserait à moi, et que je ne tarderais pas à sortir du couvent. J’avais alors seize ans et demi. On avait fait des dots considérables à mes sœurs, je me promettais un sort égal au leur : et ma tête s’était remplie de projets séduisants, lorsqu’on me fit demander au parloir. C’était le père Séraphin, directeur de ma mère ; il avait été aussi le mien ; ainsi il n’eut pas d’embarras à m’expliquer le motif de sa visite : il s’agissait de m’engager à prendre l’habit. Je me récriai sur cette étrange proposition ; et je lui déclarai nettement que je ne me sentais aucun goût pour l’état religieux. ‘‘ Tant pis, me dit-il, car vos parents se sont dépouillés pour vos sœurs, et je ne vois plus ce qu’ils pourraient pour vous dans la situation étroite où ils se sont réduits. Réfléchissez-y, mademoiselle ; il faut ou entrer pour toujours dans cette maison, ou s’en aller dans quelque couvent de province où l’on vous recevra pour une modique pension, et d’où vous ne sortirez qu’à la mort de vos parents, qui peut se faire attendre encore longtemps…” »
Jacques Rivette joint l’utile à l’agréable, le plaisir du texte et le plaisir des yeux : la religieuse est incarnée à l’écran par Anna Karina, l’égérie de Godard.
La poétesse Marceline Desbordes-Valmore : une reconnaissance tardive mais majeure
Moins patrimonial que les deux précédents, le nom de Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) bénéficie tout de même, depuis quelques années, d’une reconsidération légitime. Cette reconnaissance a été rendue médiatique notamment parce que l’un de ses textes, « Les Séparés », a été magnifiquement mis en musique par Julien Clerc (2002), tandis qu’un autre compositeur, Pascal Obispo, a construit un album entier (2016) sur douze poèmes de cette écrivaine.
Femme de théâtre avant d’embrasser l’écriture poétique, cette dernière n’a pas été une inconnue ni pour ses contemporains ni pour ses pairs : Verlaine, Balzac et Baudelaire l’ayant entre autres célébrée chacun à leur façon. Son lyrisme préromantique n’a donc pas laissé indifférents les hommes de lettres de son époque. On le retrouve tout particulièrement à l’œuvre dans un poème hommage à une de ses lointaines devancières, Louise Labé (1524-1566) :
« Tout ce que tu voyais de beau dans l’univers,
N’est-ce pas ? comme au fond de quelque glace pure,
Coulait dans ta mémoire et s’y gravait en vers ?
Oui ! l’âme poétique est une chambre obscure
Où s’enferme le monde et ses aspects divers ! »
C’est en premier lieu la musicalité de ses vers qui a saisi ses premiers lecteurs. Il reste naturel qu’on la découvre aujourd’hui en chansons, car elle éprouvait elle-même un goût prononcé pour cet art « mineur ». De son vivant, certains de ses poèmes ont déjà été mis en musique.
Un habitué des manuels de lycée : Jean de Léry
Jean de Léry (1536-1613) pourrait presque être considéré comme le premier des « écrivains voyageurs ». On ne sera donc pas surpris que son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil ait conquis un écrivain tel que Jean-Christophe Rufin qui en a fait la base de son roman Rouge Brésil (prix Goncourt 2001). Converti à la Réforme sous l’influence de Calvin, Jean de Léry passe près d’un an auprès des « sauvages » dans le cadre d’un « établissement » français situé dans l’actuelle baie de Rio. Son ouvrage, couronné à partir de 1578 par plusieurs rééditions, revient sur son voyage effectué deux décennies auparavant. Le portrait qu’il dresse des indigènes, entre admiration pour leur naturel et rejet de leur paganisme, se révèle d’une subtile littérarité qui complète son enjeu anthropologique premier.
« Je pourrois encore amener quelques autres semblables exemples, touchant la cruauté des sauvages envers leurs ennemis, n’estoit qu’il me semble que ce que j’en ay dit est assez pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les cheveux en la teste. Neantmoins à fin que ceux qui liront ces choses tant horribles, exercées journellement entre ces nations barbares de la terre du Bresil, pensent aussi un peu de pres à ce qui se fait par deçà parmi nous : je diray en premier lieu sur ceste matiere, que si on considere à bon escient ce que font nos gros usuriers (sucçans le sang et la moëlle, et par consequent mangeans tous en vie, tant de vefves, orphelins et autres pauvres personnes auxquels il vaudroit mieux couper la gorge tout d’un coup, que de les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encores plus cruels que les sauvages dont je parle. »(Wikisource, chapitre 15).
Montaigne ne sera pas insensible au propos de l’auteur, lui qui, dans son fameux chapitre « Des cannibales » (Chapitre 31 du Livre I des Essais), souvent associé d’ailleurs dans un groupement de textes à un extrait de l’œuvre de Jean de Léry, s’inspire de l’expérience de ce dernier au contact des « Tupinambaoults » (Indiens anthropophages).
Deux oubliés de la postérité : Eustache Deschamps et Tristan L’Hermite
Si l’on choisit d’aborder le programme de littérature d’un point de vue chronologique, le premier nom à sauter aux yeux est celui d’Eustache Deschamps (1340-1404). Un poète issu du Moyen Âge tardif, aux mille vies, encore largement méconnu. La présentation qu’en donnent les auteurs de l’édition critique de son anthologie poétique, publiée dans la prestigieuse édition des Classiques Garnier, insiste sur ses « poèmes humains et multiformes [qui] évoquent les incertitudes et les plaisirs de la vie ». Si la littérature du Moyen Âge a coutume d’effrayer les agrégatifs « modernes », on se gardera bien d’un a priori négatif à l’égard de ce poète au franc-parler, dont l’inspiration poétique allait de pair avec la hardiesse de ses prises de position, comme c’est le cas, à titre exemplaire, dans une de ses « chansons royales » :
« Aucuns dient que je suis trop hardis,
Et que je parle un pou trop largement
En reprouvant les vices par mes dis
Et ceuls qui font les maulx villainement.
Mais leur grace sauve certainement
Verité faiz en general sçavoir,
Sans nul nommer fors que generalement.
Que nulz prodoms ne doit taire le voir. »
Aussi peu célèbre, Tristan L’Hermite diffère d’Eustache Deschamps, même s’il s’agit encore d’un auteur aux multiples facettes, qui a mené une vie éminemment romanesque, pour ne pas dire « baroque ». Contemporain de Corneille, dont il devance le succès, il traverse son époque comme dramaturge renommé, d’autant plus qu’il a toutes les cordes polygraphiques à son arc, car aussi poète, épistolier et romancier. Une des pièces au programme, La Mariane, remporte d’ailleurs un franc succès en 1636, comparable à celui du Cid l’année suivante. Comment ne pas citer ainsi les derniers vers de la pièce évoquant, par la bouche de Narbal, le tempérament tragique de son « héros », Hérode, qui a suscité, à l’époque, l’enthousiasme des spectateurs du théâtre du Marais ?
« Ô Prince pitoyable en tes grandes douleurs !
Toi-même es l’artisan de tes propres malheurs,
Ton amour, tes soupçons, ta crainte et ta colère
Ont offusqué ta gloire, et causé ta misère :
Tu sais donner des lois à tant de nations,
Et ne sais pas régner dessus tes passions.
Mais les meilleurs esprits font des fautes extrêmes,
Et les rois bien souvent sont esclaves d’eux-mêmes. »
Une autre pièce au programme, La Mort de Sénèque, contribue à la renommée de sa comédienne principale, Armande Béjart (épouse de Molière).
Tristan L’Hermite n’a qu’une présence discrète dans les manuels de lycée, mais La Mort de Sénèque a été représentée à La Comédie-Française en 1984. La réévaluation justifiée de son œuvre semble en outre confirmée par l’inscription de son roman, Le Page disgracié, dans le programme de l’agrégation 2013. L’auteur y revient sur son premier métier avant qu’il ne devienne homme d’épée et gentilhomme.
« Je n’écris pas un poème illustre, où je me veuille introduire comme un Héros; je trace une histoire déplorable, où je ne parais que comme un objet de pitié, et comme un jouet des passions, des astres et de la Fortune. »
On ne manquera pas enfin, selon la même perspective « réévaluative », de signaler aux agrégatifs le travail d’orfèvre réalisé par « Les Cahiers Tristan L’Hermite » (Classiques Garnier).
A.S.
Programme complet pour les modernes et les classiques accessibles sur :
https://www.fabula.org/actualites/programme-des-agregations-de-lettres-_107241.php
Ressources succinctes pour une première approche des auteurs et des œuvres
Eustache Deschamps :
https://classiques-garnier.com/eustache-deschamps-ca-1340-1404-anthologie-thematique.html
https://www.moyenagepassion.com/index.php/tag/xvie-siecle/
Laura Kendrick, « Poésie et persuasion politique : le cas d’Eustache Deschamps » : https://books.openedition.org/psorbonne/83438?lang=fr
Jean de Léry :
https://revue.leslibraires.ca/entrevues/litterature-etrangere/jean-christophe-rufin-morgue-et-barbarie/
Lecture d’un extrait par Daniel Mesguich : https://www.youtube.com/watch?v=auArMCukMdM
Tristan L’Hermitte :
https://classiques-garnier.com/cahiers-tristan-l-hermite.html
https://journals.openedition.org/dossiersgrihl/6791
https://www.comedie-francaise.fr/fr/evenements/la-mort-de-seneque83-84#
Denis Diderot, La Religieuse
https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-emission-du-mercredi-09-decembre-2020
https://www.lemonde.fr/cinema/article/2018/09/19/reprise-la-religieuse-quand-jacques-rivette-creait-un-scandale-d-etat_5357095_3476.html
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i07043379/jacques-rivette-a-propos-de-la-religieuse
Marceline Desbordes-Valmore
https://www.youtube.com/watch?v=t-qbh3az3Rk
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marceline_Desbordes-Valmore
Marcel Proust
Antoine Compagnon sur Le Temps retrouvé : https://www.dailymotion.com/video/x7rqabo
Christophe Honoré et Charles Dantzig sur Proust : https://www.dailymotion.com/video/x84j4fl
https://www.lecinematographe.com/LE-TEMPS-RETROUVE_a2046.html
Bibliographie complémentaire
George Steiner, Réelles Présences – Les arts du sens, Gallimard, NRF Essais, 1989.