"Polyeucte", de Corneille, mis en scène par Brigitte Jacques-Wajeman
Si le propre des grands textes est de se prêter à des lectures renouvelées à travers les âges, le Polyeucte monté par Brigitte Jacques-Wajeman au Théâtre des Abbesses mérite son titre de classique par le fait même qu’il parle à notre actualité.
La conversion de Polyeucte, son baptême, son zèle brutal, son aspiration au martyre et la contagion de sa foi dans un monde romain plus soucieux de pouvoir et de politique que de salut et de métaphysique trouvent dans la scénographie dépouillée et contemporaine d’Emmanuel Peduzzi des échos troublants avec notre temps, que soulignent encore les derniers mots ajoutés à la pièce, ces extraits célèbres du Gai Savoir, dans lesquels Nietzsche explique que mourir en martyr ne prouvera jamais la vérité d’une cause.
À l’image de cet épilogue, le spectacle dans son ensemble cherche à expliciter les grandes problématiques de la pièce : la foi et son interprétation, l’amour humain et ses limites, l’exercice du pouvoir et son cynisme. À voir Clément Bresson dans le rôle de Polyeucte on se demande si c’est cela être chrétien, si son personnage ne confond pas tout, grâce et gloire, foi et fanatisme, si sa formation n’est pas trop hâtive, trop partielle, si le Dieu d’une “secte” n’est pas finalement l’occasion pour ce vaincu de Rome de retrouver grandeur et dignité.
Cette dignité, seuls la portent les personnages de Pauline et Sévère, magnifiquement interprétés par Aurore Paris et Bertrand Suarez-Pazos : dans l’univers de Corneille, grandeur et dignité appartiennent à la virtu romaine plus qu’à la praxis chrétienne. Pauline et Sévère ne renoncent pas à leurs passions mais sont aussi capables de les dépasser en vue du mérite plus encore que de la gloire, violemment, douloureusement.
La mise en scène montre à quel point la bienséance n’est jamais loin d’être transgressée dans une pièce classique : le désir, la violence, le sang sont à peine voilés parce que toujours latents. Tel est bien la grande qualité de cette interprétation de Polyeucte que de proposer une véritable lecture de la pièce : on quitte le théâtre avec le sentiment de mieux comprendre le monde, notre monde, alors même que l’on vient de plonger au cœur du XVIIe siècle.
Pascal Caglar
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• “Polyeucte”, de Corneille, au Théâtre de la Ville , Théâtre des Abbesses.
• Corneille dans les archives de “l’École des lettres”.