Polémique sur Le Club des enfants perdus, de Rebecca Lighieri : mais qui se perd ?

Dans la sélection du Goncourt des lycéens, le roman de Rebecca Lighieri (P.O.L.) comporte des scènes de sexe crues, de drogues et de dépression qui soulèvent les foudres ultra-conservatrices. Le ministère fait valoir que les quatorze titres sont les mêmes que pour le Goncourt et leur lecture non obligatoire.
Par Faye Chartres, professeure de lettres (académie de Créteil)

Dans la sélection du Goncourt des lycéens, le roman de Rebecca Lighieri (P.O.L.) comporte des scènes de sexe crues, de drogues et de dépression qui soulèvent les foudres ultra-conservatrices. Le ministère fait valoir que les quatorze titres sont les mêmes que pour le Goncourt et leur lecture non obligatoire.

Par Faye Chartres, professeure de lettres (académie de Créteil)

La polémique a été lancée le 4 octobre. L’association Juristes pour l’enfance, réputée proche de la Manif pour tous, a saisi la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence du ministère de la Justice d’une demande de signalement au ministère de l’Intérieur du roman de Rebecca Lighieri, Le Club des enfants perdus (P.O.L). Ce type de procédure est initié quand une œuvre représente un « danger pour la jeunesse », selon la loi du  16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.

Le Club des enfants perdus compte parmi les treize romans sélectionnés pour le prix Goncourt des lycéens 2024. Juristes pour l’enfance a mis en cause des « contenus à caractère pornographique ou susceptibles d’inciter au crime ou à la violence, à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes, aux atteintes à la dignité humaine, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes », citait l’association dans un communiqué. En outre, elle s’interrogeait sur « l’absence de réaction de l’Éducation nationale et des équipes éducatives des lycées participants au prix Goncourt des lycéens » lorsqu’ils ont pris connaissance des livres sélectionnés.

« Est-ce la conséquence de la “société pornifiée” dans laquelle nous vivons qui empêche de prendre conscience des effets que peut entraîner une telle lecture chez des mineurs ?, lançait-elle. Peut-on prétendre éduquer les élèves au respect du consentement lorsqu’on leur impose, sans possibilité pour eux de refuser, de lire des scènes sexuelles complaisamment crues et détaillées ? »

Initiation « sourde et malsaine » de l’Éducation nationale ? 

Ce roman, qui met en scène le spleen de la génération Z à travers le destin d’une jeune femme de vingt-quatre ans, a mis en émoi les autoproclamés défenseurs de la bonne éducation. Un autre communiqué, de dix-sept pages[1] cette fois, a été envoyé par le groupe SOS Éducation, réputé proche de la droite conservatrice, voire de l’extrême droite, au gouvernement. Outre les scènes sexuelles, le communiqué fustigeait des « pratiques trash et à risques », « scatologiques et sadomasochistes », mais aussi un « environnement incestuel permanent et banalisé », ainsi que le fait que le récit « se développe sur fond de dépression adolescente, de consommation régulière de drogues et d’alcool, d’autodestruction qui mène le personnage principal à programmer son suicide le jour de ses vingt-sept ans ».

Prenant appui sur l’état « post-traumatique » d’un lecteur de quatorze ans appelé Romain, qui aurait réussi à s’arrêter à la page 54, SOS Éducation déclarait : « Un tel livre mis dans ses mains par l’Éducation nationale consiste en une forme de caution morale qu’il comprendra comme une initiation sourde et malsaine. »

Créée en 2001 pour défendre la méthode syllabique dans l’apprentissage de la lecture, SOS Éducation s’est rapidement tournée vers la surveillance des contenus enseignés, notamment en matière d’éducation sexuelle et de lutte contre les discriminations. L’association s’était par exemple insurgée contre l’exposition « Zizi sexuel », inspirée du livre éponyme et du personnage de Titeuf, organisée à la Cité des sciences en 2014.

Sur les réseaux sociaux, une vidéo sobrement intitulée « Diffusez au maximum !! Vos enfants sont en danger », a généré plus de 300 000 vues, soit un chiffre supérieur aux abonnés de la chaîne YouTube ultra-conservatrice, Tocsin. Sur la vidéo sont conviées la déléguée générale de SOS Éducation et la mère dudit Robin, qu’on ne voit jamais et qui n’est jamais cité directement. Elles reprennent ce qui se trouvait en substance dans le communiqué fleuve de SOS Éducation.

Un autre livre est ciblé dans la vidéo : Aucun respect, d’Emmanuelle Lambert (Stock). La mère de Robin dit ne pas l’avoir lu, mais se fonde sur les propos d’un enseignant qui estime que le livre est plus difficile encore que le livre de Rebecca Lighieri.

Sur TikTok, réseau où les parents sont nettement moins présents, des jeunes s’expriment à propos du Club des enfants perdus. Sans défendre ardemment l’ouvrage, ils s’étonnent du scandale qu’il déclenche. Certains comparent avec des classiques comme L’Assommoir, de Zola, et nuancent finalement une affaire qui ne remue que ceux qui l’ont bien voulu.

Adoubé par l’académie Goncourt

Le Club des enfants perdus n’a pas été analysé en classe, mais confié en lecture cursive aux élèves des classes participant au Goncourt des lycéens. Créé en 1988, ce prix est décerné par les élèves d’une cinquantaine de classes candidates qui reprennent avec leurs enseignants la liste des sélectionnés pour le prix Goncourt. Pendant leurs deux mois de lecture, sept rencontres régionales sont organisées avec les auteurs.

« Les thématiques abordées dans les romans contemporains, et donc dans les romans en compétition pour le prix Goncourt, sont nombreuses et variées parce qu’elles sont le reflet du monde et de la société », a plaidé le ministère de l’Éducation nationale auprès du site Actualitte en réponse aux accusations de SOS Éducation. Une lecture qui choque peut être discutée en classe, de même « Aucune lecture n’est imposée et si des élèves expriment leur volonté propre de ne pas lire un ouvrage, ils en ont le droit. », a rappelé le ministère. De la même manière, ils sont libres de voter pour tel ou tel livre et d’écarter ceux qu’ils veulent.

Même réaction du côté de l’Académie Goncourt. « (…) chacun a le droit fondamental d’arrêter sa lecture quand il le souhaite, rappelle son président Philippe Claudel dans Livres Hebdo du 30 octobre. Si un livre choque, irrite ou ennuie, il suffit de le refermer. On voudrait faire croire qu’il y a une injonction à la lecture de tous les titres de la sélection, mais ce n’est pas le cas. » Réponse un peu leste de la part du président qui rappelle également : « Le prix Goncourt des lycéens est une émanation du prix Goncourt, et non l’inverse. Il serait extrêmement dommageable que nous ayons à penser au jeune public en établissant notre première liste.»

C’est à la fois faire peu de cas de la caution que représente le lycée en pareille circonstance et renvoyer à la responsabilité de l’enseignant qui « connaît sa classe». Il faudrait pouvoir vérifier que chaque enseignant participant a pris le temps de se renseigner sur les quinze sélectionnés avant de les proposer à sa classe (sans faire confiance les yeux fermés à l’Académie Goncourt), sachant que ni les enseignants, ni a fortiori les élèves ne peuvent les lire tous en deux mois. L’enseignant du jeune Romain avait-il procédé à sa propre sélection parmi les livres sélectionnés ou avait-il jugé que sa classe avait le recul critique nécessaire pour choisir les meilleurs livres selon des critères établis spécialement ?

Aucun incident n’a été signalé lors des rencontres organisées avec Rebecca Lighieri un peu partout en France, souligne Philippe Claudel qui cite d’autres titres précédemment « urticants », comme ceux de Michel Houellebecq, régulièrement sélectionnés, ou plus récemment, Le voyage dans l’est de Christine Angot en 2021. Et de conclure que « ces voix qui dénoncent » le livre de Rebecca Lighieri ne se sont pas insurgées contre les livres de dark romance ou de new romance et leurs histoires qui « mettent souvent en scène des violeurs manipulateurs et prédateurs avec des scènes de pornographie extrêmement soutenue », et que les jeunes lecteurs s’arrachent tôt.

Les finalistes du Goncourt des lycéens 2024 seront choisis lors de délibérations régionales qui se tiendront le 25 novembre dans six villes de France. Les délibérations nationales auront lieu le 28 novembre à Rennes avec proclamation du lauréat ou de la lauréate à 13 heures.

Les 14 romans sélectionnés pour le prix Goncourt des lycéens 2024 sont :

  • Ruben Barrouk, Tout le bruit du Guéliz (Albin Michel) ;
  • Thomas Clerc, Paris, musée du XXIe siècle. Le 18e arrondissement (Les Éditions de minuit) ;
  • Sandrine Collette, Madelaine avant l’aube (JC Lattès) ;
  • Kamel Daoud, Houris (Gallimard) ;
  • Hélène Gaudy, Archipels (Éditions de L’Olivier) ;
  • Philippe Jaenada, La Désinvolture est une bien belle chose (Mialet-Barrault Éditeurs) ;
  • Maylis de Kerangal, Jour de ressac (Verticales) ;
  • Étienne Kern, La Vie meilleure (Gallimard) ;
  • Emmanuelle Lambert, Aucun respect (Stock) ;
  • Rebecca Lighieri, Le Club des enfants perdus (P.O.L) ;
  • Thibault de Montaigu, Cœur (Albin Michel) ;
  • Olivier Norek, Les Guerriers de l’hiver (Michel Lafon) ;
  • Jean-Noël Orengo, « Vous êtes l’amour malheureux du Führer » (Grasset) ;
  • Abdellah Taia, Le Bastion des larmes (Julliard).

« Le prix Goncourt des lycéens fonctionne exactement comme son aîné et ne peut désigner deux fois le même lauréat. Gaël Faye et Carole Martinez ayant déjà remporté le prix Goncourt des lycéens réciproquement en 2016 et 2011, ils ne figurent donc pas dans cette liste. »(source : education.gouv.fr)

Inversion de la charge de la preuve ?

À chaque prix Goncourt des lycéens, sa polémique et sa tentative de censure. En 2023, la principale d’un établissement privé breton a décidé de retirer le puissant Triste Tigre, de Neige Sinno (P.O.L.), qui revenait sur les viols subis par son beau-père. L’autrice emmenait dans un bal de références culturelles (comme Lolita, de Nabokov) en invitant à renverser les regards. Cette année, c’est le récit désenchanté d’une génération à laquelle l’autrice du Club des enfants perdus n’appartient pourtant pas. 

Qu’en est-il réellement du contenu de ce livre dont SOS Éducation a soigneusement sélectionné les passages les plus crus ? Le Club des enfants perdus pose le récit, a priori banal, d’une adolescente mal dans sa peau qui répond au singulier prénom de Miranda, inspiré par La Tempête de Shakespeare où un personnage déclare : « L’enfer est vide et les démons sont ici ».

La force de l’ouvrage réside dans son dispositif narratif. Rebecca Lighieri (alias de Emmanuelle Bayamack-Tam) alterne le point de vue du père, Armand, acteur de théâtre flamboyant de vie, et celui de sa fille dont la force vitale semble à l’inverse s’affaiblir. Ou peut-être était-elle comme ça dès la naissance ?

Cette mélancolie serait-elle caractéristique de l’actuelle jeunesse ? Miranda semble condenser les symptômes d’une génération – dite Z car succédant à la génération Y qui portait ses écouteurs autour du cou – qui n’arrive plus à encaisser les saccages des générations précédentes. Comment vivre sa vie quand le monde brûle de toute part ?

L’alternance des points de vue se meut ainsi en antithèse. Armand s’en veut. « Je continue à vivre tandis que Miranda dépérit. »(page 32). Tels des vampires, les désormais millennials (ou génération Y) se nourrissent malgré eux de la vie de leurs enfants victimes. L’incommunicabilité entre les deux se résout dans une souffrance ne peuvent entendre, malgré leurs efforts.

Rebecca Lighieri parvient à rendre touchant le portrait de ce père impuissant face à la dérive de sa fille unique qu’il adore.

La deuxième partie, exposant son point de vue à elle, est moins convaincant. La distance (assumée) par l’autrice[2] avec la génération de Miranda paraît insurmontable. Peut-être aurait-elle dû s’en tenir au point de vue du père. Basculer sur celui de la mère, étrange et fascinante allemande au passé torturé. Assumer jusqu’au bout de ne pas comprendre les enfants. De plus, les éléments de surnaturel qui percent laissent perplexes, l’inspiration gothique tombe à plat malgré une tentative attirante du côté des mondes invisibles.

Mais le récit se révèle plus sensible que ce que la polémique laissait présager. Comme un échange épistolaire entre un père et une fille aux prises avec l’écoanxiété, les violences xénophobes et les massacres de masse à portée de smartphone. Et si la pornographie n’était pas où l’on croit ? Et si l’autrice cherchait plutôt à renverser la charge de la preuve ? À faire peser la charge de l’indécence crasse sur ceux qui continuent à jouir, indifférents au réchauffement climatique, aux naufrages de migrants et aux suicides des enfants ?

L’environnement incestueux du Club des enfants perdus n’est pas avéré. Il semble être le fruit de l’imagination d’un personnage désorienté, un « enfant perdu » précisément.

La problématique propre à la pornographie est l’exposition sans protection. 2 000 000 mineurs sont ainsi exposés seuls à des images pornographiques d’après l’Arcom[3]. Dans le cas de ce livre, les 2 000 lycéens participent au Goncourt des lycéens avec leurs pairs et leurs enseignants, face à un texte portant sur des scènes de sexualité libre et consentie, qu’ils peuvent ne pas lire ou s’arrêter de lire. C’est d’ailleurs ce qu’aurait fait le fameux Romain cité par SOS Éducation. Qu’en disent les élèves ? Pourquoi les associations dites de protection de la jeunesse ne commencent pas par prendre en compte l’avis des principaux concernés ?

Finalement, la réaction de ces adultes se rapproche de ceux du livre : incapables de communiquer avec la génération Z qui lui retire sa confiance. Miranda déclare : « C’est comme ça que je procède avec mon père. Je lui livre des lambeaux de vérité juste pour voir comme il réagit. Un peu comme les médecins qui annoncent aux patients que ce qu’ils ne sont pas capables d’entendre. Et qui formulent leur diagnostic en plusieurs temps. Armand n’est pas encore prêt. »

Si des scènes de sexe explicites figurent dans le livre, elles mettent en évidence la personnalité débridée d’un père très théâtral dans sa manière de vivre et de s’exprimer. Lorsque l’histoire bascule du côté de Miranda, l’approche est plus elliptique. Le livre affronte d’ailleurs la question de l’exposition frontale à la sexualité.

Le club des lecteurs perdus

De tout temps, sexe et littérature ont fait bon ménage. Le roman dès sa naissance était accusé d’être licencieux. Que l’on songe à La Religieuse, de Diderot, à Julie ou la Nouvelle Héloïse, de Jean-Jacques Rousseau, à Sodome et Gomorrhe, de Proust : qu’en auraient pensé les proclamés « défenseurs de l’intérêt de l’enfant » ? Dans l’épisode de la canne des Indes de La Princesse de Clèves, la charge érotique paraît plus étourdissante que les passages crus du roman de Rebecca Lighieri. Quid de Madame Bovary, de Gustave Flaubert, Lady Chatterley, de D. H. Lauwrence ou des Fleurs du mal, de Baudelaire ?

Il existe une différence majeure entre les corpus enseignés dans le cadre des cours de français et ceux relevant de dispositifs. François Demougin, dans l’ouvrage Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure (Presses universitaires de Rennes)évoque la manière dont la littérature est disciplinée dans le cadre scolaire, c’est-à-dire utilisée à des fins scolaires. Elle est moins alors une fin qu’un moyen de construire des « compétences » et « des habiletés ».

Les ouvrages choisis dans le cadre de dispositifs tels que le prix Goncourt des lycéens relèvent davantage d’une volonté de construire une culture littéraire. Ils sont une fin plus qu’un moyen et une occasion précieuse de se rapprocher de la littérature ultra-contemporaine. Et c’est peut-être en ça qu’ils agitent l’opinion en donnant à lire à des élèves de la littérature ancrée dans des préoccupations actuelles, parfois intimes, et qui soulèvent des débats sur le monde moderne. 

Finalement, Triste tigre et Le Club des enfants perdus décrivent le mal du siècle avec les mots d’aujourd’hui, une hypersensibilité générationnelle, comme les grands romans romantiques du XIXe siècle en leur temps. On peut s’étonner d’ailleurs que la dénonciation du Club des enfants perdus passe à côté de son intertextualité : La Tempête, de Shakespeare, a accueilli les préoccupations rebelles de nombreux artistes comme celle du plasticien punk Derek Jarman.

Le Club des enfants perdus est rédigé comme une tragédie programmée avec un compte à rebours. Cette image colle parfaitement au sentiment de (sur)vie de jeunes qui perdent espoir face aux catastrophes climatiques et souffrent de la négligence, voire de l’abandon, de leurs aînés en la matière. Ces derniers n’hésitent pas à les croire privés d’esprit critique, y compris le Robin qu’ils ont utilisé comme modèle et qui a pourtant fait preuve d’une réaction adaptée : parler d’une lecture qui l’a dérangé. Mais qu’a-t-il pensé lui, ce Romain du communiqué, de la réaction des adultes qu’il avait déclenchée ?

F. C.


Notes

[1]https://soseducation.org/docs/mobilisations/contenus-pornographiques-lycee-lettre-institutionnelle.pdf

[2]https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/rebecca-lighieri-autrice-pour-le-club-des-enfants-perdus-2174601

[3]https://www.arcom.fr/nos-ressources/etudes-et-donnees/etudes-bilans-et-rapports-de-larcom/frequentation-des-sites-adultes-par-les-mineurs


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