Philosophie. Chronique n° 12.
Penser la nature avec Hélène Dorion
ateliers philosophiques en première technologique
Par Louise Beaujean et Edwige Chirouter
Des ateliers de philosophie ont été proposés pendant deux trimestres à des lycéens de première technologique. Le projet s’est déroulé en Île-de-France, de février à juin 2024, avec comme ambition d’initier des adolescents à la philosophie en s’appuyant sur la poésie d’Hélène Dorion.
Par Louise Beaujean et Edwige Chirouter*
L’arrivée de Mes forêts, de la poétesse québécoise Hélène Dorion, au programme du baccalauréat 2022 a été un élément déclencheur dans la préparation de ces ateliers de philosophie en classe de première technologique. Le recueil, publié en 2021, restitue l’expérience d’écriture au milieu de la nature vécue par la poétesse Hélène Dorion lorsqu’elle s’est réfugiée en forêt pour se ressourcer pendant la pandémie de Covid-19.
L’ouvrage fait figure d’exception dans le domaine scolaire parce que son autrice est la première poétesse francophone vivante à pouvoir être étudiée dans le cadre de cet examen.
Voir le dossier Hélène Dorion
Ce choix ouvre de nouvelles perspectives car il permet aux enseignants de faire découvrir aux élèves une autrice qui, contrairement à Olympe de Gouges ou Colette (elles aussi au programme), n’est pas réduite à sa condition de femme et témoigne d’une expérience contemporaine également vécue par les élèves.
Cette sélection laisse espérer une ouverture à d’autres poètes ou poétesses issu(e)s de la francophonie et fait découvrir au jeune public français une figure majeure de la littérature québécoise, déjà récompensée à de nombreuses reprises pour ses poèmes et ses romans, mais dont l’étude n’est pas encore saturée par les ouvrages parascolaires.
Une initiation possible à un champ critique en pleine effervescence
Au lycée, la lecture de Mes forêts doit être guidée par un parcours intitulé « La poésie, la nature, l’intime » qui rappelle que l’œuvre s’inscrit dans un champ critique appelé l’écopoétique à un moment où plusieurs auteurs et philosophes s’intéressent aux relations que nous pouvons tisser avec le monde du vivant.
Cette approche de la littérature dite « environnementale » étudie les modalités littéraires dont les écrivains se servent pour exprimer leur attachement au monde sensible et en particulier à ce qui n’est pas humain. Le livre Mes forêts relève de l’écopoétique dans la mesure où il offre un cadre de réflexion pour penser les liens entre l’esthétique littéraire et la conscience environnementale.
Ce champ critique se préoccupe des mêmes problématiques que l’écocritique anglo-saxone, à savoir la représentation littéraire de la nature et des problèmes environnementaux, mais sous des angles différents. L’écopoétique s’attache à la stylistique des textes (figures de style, stratégies rhétoriques, narratologie…) tandis que l’écocritique s’inscrit plutôt dans le domaine des « cultural studies » qui s’intéressent d’abord au contexte socio-historique et culturel des œuvres littéraires. Ici, l’objectif est donc de faire résonner une lecture personnelle de cette littérature étudiée au prisme de l’écopoétique avec des questionnements adolescents relatifs à l’environnement.
Une opportunité pour apprendre à voir et à penser le vivant au lycée
Cette expérimentation d’atelier de philosophie avec les adolescents a été élaborée comme une tentative pour renouer avec une expérience sensible de la nature en passant par la poésie et par l’art. En effet, pour le philosophe Baptiste Morizot, une « crise de la sensibilité » est à l’œuvre et appauvrit notre relation au vivant. Selon lui, les citadins considèrent de plus en plus les autres êtres vivants comme un décor qu’ils dépossèdent ainsi de leur consistance ontologique. Cette méconnaissance de l’environnement est à la fois un effet et une cause de la crise écologique traversée.
Cela fait écho à ce qu’Hartmut Rosa appelle un « déficit de résonance » dans son essai Aliénation et accélération (2012). Le philosophe constate que les gens souhaitent de plus en plus « rendre le monde disponible », ce qui se traduit notamment par une volonté de s’approprier la nature ou de la contrôler. Dans ce contexte, on peut se demander comment renouveler ou retrouver un rapport à la nature alors qu’elle devient banale et que nos sens sont constamment sollicités.
L’un des défis qui se pose actuellement est alors de prendre de la distance vis-à-vis du monde sans être pour autant dans la démission. Cela consiste notamment à trouver d’autres façons d’écouter ce monde pour « apprendre à voir » le vivant, selon la formule d’Estelle Zhong Mengual, titulaire de la chaire « Habiter le paysage » aux Beaux-Arts de Paris, et pour apprendre à le penser.
Ce projet de philosophie avec les adolescents consiste à présenter une « oasis de pensée » (Hannah Arendt, 2013) à des lycéens qui vivent dans un environnement urbain pour leur proposer un dispositif grâce auquel ils pourraient avoir une expérience sensible de la nature (entendue comme étant l’ensemble de ce qui nous entoure), laquelle viendrait déclencher et nourrir un débat à visée philosophique.
Les ateliers de philosophie en pratique
L’expérience s’est appuyée sur le travail mené en cours de français dans le cadre de la préparation au baccalauréat, puis sur sept ateliers de philosophie de 55 minutes, dont deux étaient exclusivement consacrés au thème de la nature.
La littérature est une excellente médiation vers une pensée philosophique. Les débats à visée philosophique (sur un concept ou une question) et les débats interprétatifs sur le sens des œuvres sont intimement liés (Edwige Chirouter, 2015).
Le livre de poèmes d’Hélène Dorion a constitué une base pour mener des ateliers de philosophie sur la nature. Il a été complété par des supports tirés de la culture populaire comme une scène de Mon voisin Totoro (1988), un animé du cinéaste japonais Hayao Miyazaki, généralement bien connu des élèves.
À la fin de ce parcours, on constate que les poèmes et les illustrations sélectionnés ont facilité la relation esthétique de proximité et de distance avec la nature, ce qui a encouragé le débat interprétatif, réflexif et philosophique en aidant les adolescents à se décentrer de leur propre expérience ou en offrant une expérience commune sur laquelle s’appuyer en atelier. Les élèves ont émis des hypothèses sur le sens des œuvres, tout en formulant des problèmes d’ordre philosophique. Ces supports offrent donc une expérience commune absolument nécessaire à l’élaboration d’une pensée collective, et ce sont des ressources précieuses pour l’animateur des ateliers qui doit assurer la qualité philosophique des échanges.
Un thème socialement vif et des risques de dérive
Pour l’animateur, le risque de certains thèmes, comme celui de la crise environnementale, est de proposer des questions socialement vives (QSV) qui privent la discussion de sa dimension philosophique. L’enjeu des ateliers de philosophie environnementale est donc d’accompagner les adolescents pour qu’ils interrogent leur rapport au vivant sans tomber dans un dualisme, entre climato-scepticisme et éco-anxiété, ou un militantisme, qui nuiraient à la philosophicité des échanges.
Par conséquent, les discussions proposées permettaient de travailler les habiletés de pensée telles qu’elles ont été développées par Matthew Lipman ou Michel Tozzi pour aider les adolescents à apprivoiser la réaction de « plaisir ou de déplaisir » (Gabathuler, 2016) que généraient les supports, ou les exemples des autres élèves, tout en les initiant à une pensée critique.
Sur Canotech, la chercheuse et philosophe Claire Larroque a présenté en 2021 des jeux de rôles qui ont été partiellement utilisés lors de ces séances pour travailler avec un public qui a peu d’expérience de la nature, qui n’a pas encore appris à penser ce concept et qui n’est pas familier des discussions à visée philosophique.
En incarnant des animaux, des plantes et différents professionnels, les élèves volontaires ont participé à une discussion à visée philosophique en argumentant exclusivement à la manière de leur personnage. Ce dispositif les a incités à décentrer leur regard en s’interrogeant sur les droits des êtres vivants qui n’ont pas de voix (fougère, geai, champignon, sanglier…) pour voir et penser autrement ce qui les entoure. En ce sens, ce jeu a contribué à maintenir la dimension philosophique de l’échange.
Un exemple concret d’atelier en lien avec Mes forêts
L’avant-dernier atelier du dispositif avait pour objectif de définir la nature pour pouvoir interroger ensuite une vision ethnocentrée de celle-ci lors d’une séance de jeux de rôles.
Il commençait par un photolangage constitué principalement de photographies libres de droit représentant la nature sous divers climats. Les élèves pouvaient y voir des animaux et des végétaux. L’essentiel de ces photographies représentait des paysages, et l’humain n’apparaissait que dans l’une d’entre elles sous la forme d’une silhouette de randonneur ou d’alpiniste au lever du soleil. La première activité de l’atelier consistait à chercher des points communs et des différences entre les images proposées. Cela se faisait en classe entière, et les élèves proposaient des mots-clefs qui permettaient selon eux de définir ce qu’ils avaient sous les yeux.
Ils ont notamment évoqué « la nature », les « paysages » ou « l’apaisement », avant de parler de « peur » et de « stress » (en raison de la présence potentielle d’insectes, selon eux). Une fois les premières propositions faites, ils ont répondu à la question « Que ressent-on face à la nature ? ». Ce n’était pas la question principale de l’atelier et l’on peut regretter que le photolangage n’ait pas contenu de représentations plus variées de la nature, mais il s’agissait d’une première étape pour s’approprier cette nouvelle thématique.
Les réponses étaient brèves et dynamiques, et la parole était équitablement répartie entre plusieurs élèves dont certains étaient de petits parleurs. L’activité semblait accessible à la plupart des élèves même si elle n’était pas franchement problématisante. Elle permettait plutôt de définir progressivement différents rapports à la nature, ce qui était important pour la suite des ateliers sur ce thème et dans le cadre de cette réflexion sur le rapport sensible des élèves à la nature.
Peut-on vivre sans la nature ?
Les lycéens ont ensuite travaillé à partir de deux supports projetés au tableau, l’illustration tirée de Mon voisin Totoro et un poème d’Hélène Dorion déjà lu quelques semaines plus tôt (extrait ci-dessous).
« Mes forêts sont de longues tiges d’histoire
elles sont des aiguilles qui tournent
à travers les saisons elles vont
d’est en ouest. jusqu’au sud
et tout au nord […]elles sont des lignes au crayon
sur papier de temps
portent le poids de la mer
le silence des nuages
mes forêts sont un long passage
pour nos mots d’exil et de survie
un peu de pluie sur la blessure
un rayon qui dure
dans sa douceur et quand je m’y promène c’est
pour prendre le large vers moi-même »Hélène Dorion, Mes forêts, 2021
La question posée, qui a fait l’objet de la discussion jusqu’à la fin de la séance, était : « Peut-on vivre sans la nature ? ». Cette étape a marqué un tournant dans leur réflexion puisqu’ils ont formulé différents rapports à la nature en décrivant ou en rappelant ce qu’ils avaient expliqué du poème d’Hélène Dorion.
Une élève en particulier a dit que la nature dans Mes forêts était parfois un refuge pour trouver de l’apaisement face à l’agitation du monde, mais qu’elle était aussi un double de notre monde humain en représentant ses fragilités ou ses tourments. Il s’agissait de la séance la plus dense des deux ateliers sur la nature, et c’est aussi celle qui a donné le plus de satisfaction dans la mesure où la réflexion a progressé une fois la projection du photolangage et la lecture effectués, en particulier grâce à cette intervention.
En partant des différents rapports à la nature identifiés dans ces deux œuvres, les élèves ont pu définir la nature comme ce qui n’est pas façonné par l’humain (en opérant une distinction entre le naturel et l’artificiel) et comme un milieu comprenant des animaux, des végétaux et un climat particulier.
C’est au moment où les élèves se sont retrouvés face à un problème formulé par l’un d’eux (« Est-ce que les vitres de la salle sont naturelles puisqu’elles sont composées de sable…? ») qu’ils ont montré le plus d’intérêt pour ce sujet, qu’ils ont problématisé, argumenté et qu’ils ont pu définir progressivement ce qui définit la nature.
Enfin, la discussion a franchi une nouvelle étape en fin de séance. Si certains élèves sont revenus à une remarque formulée au tout début de l’atelier en disant que ces œuvres représentaient une nature apaisante, d’autres ont posé une dernière question à propos de la nature en se demandant quel est son but et en faisant l’hypothèse que l’homme lui en donne un mais qu’elle n’a pas de fin en soi.
Des compétences à transférer et l’émergence de sujets
La discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) est un dispositif qui a été utilisé lors des premiers ateliers pour initier les élèves à la discussion philosophique. Les élèves avaient des rôles définis qu’ils s’attribuaient en début de séance et qui devaient assurer une égale répartition des tâches ainsi qu’une nouvelle distribution des rôles habituellement confiée à l’enseignante (reformulation, régulation de la parole…).
Il était particulièrement efficace lorsque les séances avaient un objectif démocratique, mais il a été partiellement abandonné lors des deux séances sur la nature, lorsque l’objectif de l’atelier était davantage philosophique.
Ce mode de fonctionnement de l’atelier de philosophie a tout de même modifié et bonifié les relations entre élèves et l’enseignante, favorisant l’émergence d’un « sujet », à la fois lecteur et penseur, chez plusieurs adolescents. S’il est difficile d’évaluer quelles habiletés de pensée ont été développées en si peu de temps par les élèves, leur changement de posture est particulièrement frappant et encourageant parce qu’ils ont gagné en confiance en étant considérés comme des interlocuteurs valables. En ce sens, initier les élèves à la philosophie avant la classe de terminale technologique améliore probablement l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes et les prépare un peu à la vie démocratique.
Un enjeu politique : pour une approche culturelle et réflexive des savoirs
Ces ateliers sur l’environnement et sur l’œuvre d’Hélène Dorion n’étaient qu’une initiation à la philosophie mais ils ont semé des graines qui germeront peut-être. Dans Les émotions démocratiques (2011), Martha Nussbaum dénonce une transformation des politiques de l’école au détriment des humanités et en faveur « d’une vision techniciste des savoirs et des compétences » (Chirouter, 2015, 2022). Selon elle, la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents permet de redonner du sens à l’école tout en formant des citoyens éclairés. En ce sens, la découverte de Mes forêts constitue pour ces élèves de Première technologique une expérience formatrice « d’entrée dans le monde du sensible et de la pensée » (Chirouter, 2015).
L. B. et E. C.
*Louise Beaujean est enseignante de français dans un lycée d’Île-de-France.
Edwige Chirouter est professeure des Universités en philosophie de l’éducation (Nantes-Université, Inspé) et titulaire de la Chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants.
Ressources
- ARENDT Hannah, La vie de l’esprit : la pensée, le vouloir, PUF, 2013
- CHIROUTER Edwige (dir.), La Philosophie avec les enfants : un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance et la résonance, Raison Publique, 2022
- CHIROUTER Edwige, L’enfant, la littérature et la philosophie, L’Harmattan, 2015
- DORION Hélène, Mes forêts, Bruno Doucey, 2021
- GABATHULER Chloé, Apprécier la littérature : la relation esthétique dans l’enseignement de la lecture de textes littéraires, Presses Universitaires de Rennes, 2016
- LARROQUE Claire, Éthique environnementale et philosophie pour les enfants, Canotech, webinaire du 08.12.2021.
- MORIZOT Baptiste, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020
- NUSSBAUM Martha, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ?, Flammarion, 2011
- ROSA Hartmut, Aliénation et accélération, La Découverte, 2012
- ZONG MENGUAL Estelle, App
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