Philippe Jaenada,
La Désinvolture est une bien belle chose :
portrait d’une belle inconnue

Le romancier enquêteur part sur les traces d’une jeune femme, Kaky, qui s’est jetée par la fenêtre à l’âge de vingt ans, en 1953 à Paris. Il reconstitue les étapes dramatiques précédant son geste fatal et tente de l’attraper.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

Le romancier enquêteur part sur les traces d’une jeune femme, Kaky, qui s’est jetée par la fenêtre à l’âge de vingt ans, en 1953 à Paris. Il reconstitue les étapes dramatiques précédant son geste fatal et tente de l’attraper.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Un roman de Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue (2007, Gallimard), met en scène Louki, une jeune femme à la fois fascinante et fantomatique, qui a connu un destin tragique à l’âge de vingt ans. Cette même jeune femme est au cœur du dernier roman de Philippe Jaenada, La Désinvolture est une bien belle chose.

L’intrigue se déroule dans un bistrot jamais nommé du « Quartier », rue du Four à Paris. Le Quartier ne se confond pas avec Saint-Germain-des-Prés, moins encore avec le studieux Quartier latin des années cinquante. C’est un coin à part, fréquenté par des jeunes, « enfants déracinés déjà vieux pour leur âge », raconte un témoin de l’époque que cite l’écrivain. Pour Henry de Galard de Béarn, autre témoin et mémorialiste, « Ce sont des inexprimés, des inadaptés pour qui le Quartier représente le dernier refuge contre une société à l’intérieur de laquelle ils ne peuvent respirer et vivre. »

Une célèbre figure hantait les lieux : Guy Debord. Philippe Jaenada n’éprouve guère de sympathie pour ce « leader éclairé » qu’une parenthèse habille pour l’hiver : « Depuis la fin de mon adolescence, les mots “situs” ou “société du spectacle” me filaient instantanément le cafard, m’ennuyaient par avance ­ la seule chose que j’aimais chez Debord, c’était son côté poivrot mélancolique. »

Louki, dont le véritable surnom était Kaky, et le nom Jacqueline Haraspe, s’est jetée par la fenêtre d’un immeuble de la rue Cels, derrière le cimetière du Montparnasse, le 28 novembre 1953 à l’aube. Pourquoi, comment est-elle arrivée à cette décision fatale ? C’est ce que le romancier enquêteur (La Petite Femelle, 2015, Julliard ; La Serpe, 2017, Julliard ; Au printemps des monstres, 2021, Mialet-Barrault) tente de découvrir.

Un suicide qui a fait les gros titres

La désinvolture, notion stendhalienne, est appréhendée comme « une forme de bonheur ». Le fait divers, ce qu’il dit comme de ce qu’il cache, lui fait suivre les divers protagonistes, éclairer les zones d’ombre. Il se fie au hasard, aux coïncidences, il tisse des liens. Sa démarche n’est pas linéaire, et dans ce récit comme dans les précédents, il faut accepter la digression, les incidentes, bref tout ce qui fait le sel de la littérature.

S’il s’intéresse à une histoire vraie, La Désinvolture est une bien belle chose a quelque chose du roman, en tout cas son charme. Kaky et ses compagnons, qui passaient des jours et des soirs « chez Moineau », ont chacun une vie qui mériterait des développements tant le romanesque et le trivial d’une existence s’y mêlent. Le récit de Philippe Jaenada est leur histoire en condensé, comme une « Vie », genre pratiqué par Marcel Schwob ou Pierre Michon, à ceci près que les vies narrées par Philippe Jaenada partent de fiches, souvent de police, ou de photos tirées des journaux de l’époque. Le suicide de Kaky a ainsi fait les gros titres, un jour de 1953.

Une certaine Gladys guide le trajet

La Désinvolture est une bien belle chose est un voyage solitaire en voiture, de Dunkerque à Paris, en passant par Cherbourg, Saint-Nazaire, Hendaye, Évian et Wissembourg, aux extrémités de l’Hexagone. C’est une description de la France aujourd’hui, dans ce qu’elle a de plus ordinaire. Une certaine Gladys guide l’écrivain dans son trajet.

Chaque étape se caractérise par des rituels. L’auteur fréquente un bar local, écoute et cite des conversations d’habitués ou, à certaines terrasses, celles de voyageurs ou de touristes, quand ce ne sont pas des duos de jeunes filles qui parlent de tout et de rien ou répliquent à quelque garçon envahissant. Il dresse de ces passants des portraits plein de tendresse et d’humour, lequel humour vaut aussi pour lui. Ce casanier, qui a passé un an sans sortir de chez lui (bien avant le confinement), use de la parenthèse pour se moquer de lui-même, évoquer Anne-Catherine, sa compagne depuis vingt ans, ou son éditeur qui espère publier un livre de deux cent cinquante pages au lieu des près de cinq cent que compte celui-ci. Il se lit pourtant sans désemparer.

L’auteur donne quelques clés, émet des hypothèses sans forcément conclure. Tout semblait aller en s’améliorant pour la jeune femme, après une enfance et adolescence tourmentées. Il n’est pas aisé d’être la fille d’un collabo convaincu, membre de la Cagoule avant 1939, serviteur zélé des nazis, et fuyard. Les séjours en maison de correction (ou d’observation) qu’elle et certaines de ses amies de chez Moineau ont dû subir n’étaient pas pour arranger les choses.

À lire les pages que l’auteur consacre à sa maison de Chevilly-Larue, on mesure combien l’état de femme et de jeune fille était douloureux à l’époque. La violence verbale ou physique était de l’ordre de l’ordinaire. Philippe Jaenada compare cela avec les jeunes filles d’aujourd’hui rencontrées pendant son périple. Il les évoque avec respect, même quand une dégaine peu amène, des tatouages ou les propos plus que familiers les rendraient peu sympathiques. C’est comme s’il voulait payer une dette pour Kaky, Sarah ou Eliane, qui fréquentaient le Quartier.

« Les gens font comme ils peuvent »

La France qu’il traverse, n’est pas celle, « à feu et à sang », exposée sur les petits écrans. Il faut passer le périphérique pour la retrouver, brutale et bruyante. Elle n’est pas clinquante, ni épanouie ni joyeuse, mais d’une chambre d’hôtel à une autre, de telle pizzeria à tel restaurant, elle apparaît dans ce livre : « Les gens font comme ils peuvent, encaissent, contrôlent calmement, sourient, vivent ».

La démarche de Philippe Jaenada n’est pas sans rappeler celle de Patrick Deville dans Taba-Taba, ou certains périples de Jean Rolin. Ce sont deux écrivains, qu’il cite comme référence. Il témoigne d’un même regard minutieux et précis sur les lieux et sur le temps.

Mais le cadre ne lui suffit pas. Ce qui se déroule à l’intérieur l’obsède, le guide, de lieu en lieu, comme si traverser la France aujourd’hui était partir à la recherche de Kaky. Or, l’essentiel de sa vie, elle l’a vécue à Paris. Philippe Jaenada la suit à la trace, reconstitue la dernière soirée, les étapes dans une ville que nul ne peut reconnaître tant le Paris populaire (et pauvre) a disparu, jusqu’à cette petite rue du 14e arrondissement où elle est morte. Les vies qui basculent et les destins qui déraillent l’ont toujours passionné.

N. C.

Philippe Jaenada, La Désinvolture est une bien belle chose, Mialet-Barrault, 496 pages, 22 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny