"Phantom Thread", de Paul Thomas Anderson, ou l'art de bâtir une intrigue
Dans le Londres des années 50, le célèbre couturier Reynolds Woodcock (appréciez le jeu de mots ironique et l’hommage à Hitchcock) habille la famille royale, les stars de cinéma, les héritières, les gens du monde.
Mannequins et maîtresses se succèdent dans sa vie, mais seules deux femmes comptent vraiment: sa sœur tout d’abord, sa complice de toujours et son bras droit, et le fantôme de sa mère, qui l’obsède.
Il ne vit que pour son travail et crée des robes uniques, de véritables œuvres d’art dont chacune recèle un message secret, un fil caché (phantom thread), une maxime occulte, connue de lui seul. Et, sur lui, il porte en permanence, cousues dans une couture de sa veste, une mèche de cheveux et la photo de sa mère.
Un thriller psychologique
Le fil rouge de cette histoire est donc moins la haute couture et ses brillantes réalisations que le rapport esthétique de cet artiste aux femmes – ses clientes en particulier qui lui vouent une admiration et une confiance illimitées. Il semble hors d’atteinte de l’amour et de toute émotion, quand la rencontre inopinée d’une simple serveuse le séduit, se révèle déterminante et va bouleverser son existence.
C’est Alma (Vicky Krieps, déjà remarquée dans Le Jeune Karl Marx), fraîche et spontanée, mais beaucoup plus jeune que lui et dont la personnalité colle difficilement au patron qui lui est proposé. Elle devrait se plier aux goûts et aux habitudes du maître, puisque sa place n’est pas prévue. Mais la jeune femme, en essayant de la créer, devient importune, incontrôlable et dérange ce célibataire dont la vie est tracée au cordeau et entièrement soumise aux exigences de son art.
Choisie comme modèle et muse, elle joue d’abord auprès de lui le même rôle inspirateur que Mother chez Darren Aronofsky. Elle va cependant prendre peu à peu son autonomie et instaurer un autre type de relation avec son compagnon. Pour le contraindre à accepter ses propres goûts, son identité et son amour, elle inaugure et lui impose une relation de type sadomasochiste.
C’est elle qui désormais tire les fils de cette existence, jusque là prévue et organisée au millimètre près. La trame de l’intrigue découvre alors son envers, créant un twist magistral qui l’oriente vers le thriller psychologique sans cependant l’y confiner. Le réalisateur tisse ainsi une autre toile, qui va enfermer le couturier dans une relation de servitude volontaire.
Une chorégraphie minutieusement réglée
Paul Thomas Anderson s’est spécialisé dans la peinture des relations d’emprise, de domination psychologique. The Master, Inherent Vice sont cependant bien moins forts que There Will Be Blood et Phantom Thread, ses deux films avec Daniel Day Lewis. Dans le dernier, la mise en scène intimiste est aussi sophistiquée que les œuvres d’art tirées à quatre épingles par ce grand couturier inspiré de Balenciaga.
Des séquences d’anthologie entre les deux protagonistes, des plans somptueux, des dialogues ourlés d’un humour très british emportent très vite une adhésion passionnée. La bande son de Jonny Greenwood, tour à tour voluptueuse ou inquiétante, évoque Hitchcock tout autant que certaines menaces peu équivoques ou le personnage poliment hostile de la sœur. L’élégance des femmes, habillées et déshabillées comme des statues par un couturier dépourvu de toute sensualité, ou le ballet des petites mains, font l’objet d’une chorégraphie froide et minutieusement réglée.
Mais le contexte raffiné de la maison de haute couture n’est que le décor policé et la métaphore esthétique d’un bras de fer amoureux, d’une véritable guerre des sexes. Ou des fonctions. Car si l’artiste est l’unique créateur du couple, capable de corriger et de réinventer la nature, sa compagne, réduite à la passivité et à la soumission, comprend que sa seule chance d’exister est d’affirmer son pouvoir et de réduire le maître à sa merci. Je ne dévoilerai pas le moyen qu’elle emploie, mais elle parvient peu à peu à supplanter la sœur omniprésente et le fantôme de la mère avec une force et une tendresse incomparables.
Un art d’aimer
Au centre d’une distribution impeccable (Lesley Manville, qui joue le rôle de la sœur, évoque Judith Anderson dans Rebecca), le grand Daniel Day-Lewis habite de son charme souverain ce personnage complexe d’artiste génial, à la fois tyrannique et vulnérable.
Quant à sa compagne, elle nous fait comprendre avec finesse, par sa conduite et dans l’entretien-cadre qu’elle a avec le médecin, que ce fil caché du titre Phantom Thread est sans doute le cordon ombilical. Elle se garde d’ailleurs bien de le couper, mais le consolide au contraire de toute son autorité doublement maternelle, en étant aux petits soins pour l’artiste et en donnant un enfant à l’homme; elle accomplit ainsi le programme nourricier de son nom et se voit reconnue comme véritable créatrice de vie aux yeux de ce grand enfant qui en est encore au stade freudien infantile de la toute-puissance magique.
Sa majesté le Moi aurait-il trouvé son Alma mater ? Paul Thomas Anderson nous livre ainsi une superbe et profonde réflexion sur l’art d’aimer et de vivre en couple. Oscars en perspective!
Anne-Marie Baron
Plus profond qu’ une critique, c’est un très beau commentaire que nous livre ici A.-M. Baron, comme à son habitude; texte inspiré qui file d’un bout à l’autre la métaphore du fil caché (“Phantom thread”), porteur d’un message secret dans les ourlets des robes et dans la trame de ces créations de haute couture, fil conducteur qui oriente l’oeuvre et en signe la maîtrise; il finit par nous laisser entrevoir le cordon ombilical, symbole archaïque, mais ambivalent, qui noue Alma, la mère nourricière, à l’enfant, dans l’irruption d’une véritable création de vie et d’altérité…A.-M. Baron nous a permis d’entrevoir la problématique profonde de cette oeuvre dans ce commentaire aussi beau et poétique que le film lui-même.
Merci à vous chère AMB pour ces belles analyses. Vous signalez à juste titre les nombreuses références ; ajoutons peut-être celle à Malher (pour le prénom d’Alma et la ressemblance de Day-Lewis avec le compositeur), et la lecture mythologique à travers Dalila ou Salomé ; et plus modestement la mante religieuse. Oublié par les Oscars, hélas ! Bien à vous. Yves Stalloni.
Merci, cher YS, pour votre approbation.
Oui, Malher est très important aussi.
Mais savez-vous que la femme d’Hitchcock s’appelait aussi Alma (Reville)?
Critique comme d’habitude remarquable par la pertinence des observations et la qualité de l’écriture.
Une fois de plus bravo !
Merci ! Ces éléments me permettront une présentation du film nourrie de ces réflexions dans quelques jours.
Critique excellente qui m’a donné envie d’aller voir ce film et je n’ai eu aucune déception.
Merci Madame pour vos analyses
phb
Superbe texte et superbe film !