« Petites scènes capitales », de Sylvie Germain
Au début du nouveau roman de Sylvie Germain, Lili, l’héroïne, habite près d’une volière et elle est tout heureuse d’être réveillée par les cris et les chant des oiseaux.
Au terme de son histoire, quelque quarante ans plus tard, elle contrefait le chant d’un grèbe huppé dans un train filant vers Paris, pour contrer le verbiage d’un importun avec son téléphone portable.
On pourrait placer ces Petites scènes capitales sous le signe des oiseaux, omniprésents dans des pages qu’on lira d’un seul tenant, ou par fragments, comme autant de poèmes en prose. S’il y a un fil conducteur, une intrigue, la beauté de ce roman tient aussi à l’intensité de chaque scène capitale.
Des scènes qui sont aussi de vraies épiphanies
Certaines scènes sont de vraies épiphanies, des moments d’arrêt ; elles montrent Lili contemplant des fenêtres, un tulipier géant dans la lumière : « Peu importe que cela ne dure pas, la joie n’appartient pas à la durée, elle apparaît où et quand ça lui chante, comme la beauté, elle fulgure, se sauve, c’est un esprit follet, mais les petites échardes solaires qu’elle lance dans sa course se piquent dru dans la chair, ne se laissent pas oublier. »
Et l’on relèvera d’autres moments d’arrêt, plus douloureux, qui s’attachent aux sonorités d’un mot, « youtre » : « visqueux […], une glaire, une morve », ou « crouillat » qui transforme le « mon frère » arabe en injure.
Petites scènes capitales, ce sont les petites capitales qui ne sont pas des majuscules mais qui se distinguent du reste du texte, dans sa typographie usuelle. Et dans le goût des sons qui donne sa saveur au texte, on entendra le sonnet des voyelles de Rimbaud, la passion pour Baudelaire, et des élans à la Hugo, antithèses et sens du trait.
Le roman d’une maisonnée,
avec en arrière-plan l’Histoire, le passé
Mais le mot roman nous conduit à une autre lecture. Lili, aussi appelée Barbara, est une enfant solitaire. Gabriel, son père, homme assez réservé, l’élève longtemps seul. Elle sait seulement que sa mère est partie, s’est noyée, et trouve en Nati, sa grand-mère, une présence affectueuse, chaleureuse. Et puis Gabriel rencontre Viviane, ex-mannequin de chez Patou, qui arrive dans l’appartement avec Jeanne-Joy, Paul, et des jumelles, Chantal et Christine. Le roman devient celui de cette fratrie recomposée, des secrets qu’elle cache, des tragédies qu’elle subit. C’est aussi celui d’une maisonnée qui se remplit, se vide, le roman du temps qui passe, avec, en arrière-plan, l’Histoire, le passé.
La narratrice présente des tableaux, et procède par ellipse. Du contexte, tout est dit par des signes, des allusions : Jeanne-Joy tient son prénom d’un parfum né sous la crise de 29, la guerre d’Algérie est ce que la famille en entend à la radio, Mai 68 est une rumeur que Lili capte de son soupirail, alors qu’elle vit seule. Un ancien soixante-huitard devenu cynique parle par slogans recyclés.
On voit et sent l’époque aux transformations des silhouettes, des visages ou des voix. Celle de Viviane devient inaudible, et quand elle vieillit, elle revient à sa langue maternelle, ce roumain qu’elle n’a plus parlé depuis soixante ans.
Chacun porte un poids,
et tente de s’en défaire par un mouvement
Pour Chantal, ce sera l’élan de la danse. Pour Paul, après bien des incertitudes ou des élans inaboutis, ce sera le métier de clown. Pour Viviane, affectée par un deuil affreux et alourdie par un souvenir violent, ce sera la narcolepsie, puis le mouvement incessant, des voyages en tous lieux.
Lili cherche comme les autres. Mais son ancrage est surtout la maison, et son père qui constitue son unique certitude. Elle est d’abord passionnée par les pierres et étudie la gemmologie, puis se lance dans la peinture, abandonne, fait des rencontres qui donneront à sa vie un cours plus apaisé. Mais toujours elle cherche qui elle est et quelle place elle occupe sur terre. Être sœur, même par alliance, ne facilite pas sa tâche.
Les « petites scènes » sont les élans centrifuges qui éloignent les êtres en quête d’eux-mêmes autant que d’un ailleurs, avant que le Temps ne les rassemble, souvent au pied d’une tombe.
Dans une existence, ce qui est capital
ne se perçoit pas aussitôt
La construction du roman repose sur des révélations qui éclairent des comportements ou propos étranges, comme autant de brusques lumières aveuglantes. En apparence, on assistait à de petites scènes. Dans une existence, ce qui est capital ne se perçoit pas aussitôt. L’apparence trompe et, parmi les plus beaux personnages du roman, Viviane et Paul, dont la parenté se découvre sur le tard, sont sans doute les plus forts. Dans un conte de fées, Viviane serait la marâtre. On laissera au lecteur le soin de s’en faire une idée. Quant à Paul, ludion en perpétuelle quête de stabilité, son histoire donne au roman une puissance singulière.
Une voix parmi les oiseaux
Les textes de Sylvie Germain tissent des liens subtils entre le présent et le passé, l’ici et un ailleurs, un invisible, dont la présence n’est jamais artificielle.
Au fond, sa voix de romancière ressemble à celle des oiseaux. On croit que c’est « facile », évident ; il y a derrière beaucoup de profondeur et de la légèreté. C’est cette dernière qualité que l’on retient de ce très beau roman.
Norbert Czarny
• Sylvie Germain, « Petites scènes capitales », Albin-Michel, 2013, 256 p.
• Sur Sylvie Germain, voir dans les Archives de l’École des lettres : Tobie des marais, Magnus, par Jacques Le Marinel.