Manga. Chronique n°5.
Petite forêt, de Daisuke Igarashi : 
la mère nourricière

Delcourt/Tonkam réédite en intégrale cette ode à la vie à la campagne et à la nature. Une jeune femme qui rentre dans son village natal ravive en cuisinant le souvenir de sa mère défunte et poursuit le dialogue avec elle, tout en remettant en cause la vie urbaine.
Par Inès Hamdi, professeure de lettres (Seine-Saint-Denis)

Delcourt/Tonkam réédite en intégrale cette ode à la vie à la campagne et à la nature. Une jeune femme qui rentre dans son village natal ravive en cuisinant le souvenir de sa mère défunte et poursuit le dialogue avec elle, tout en remettant en cause la vie urbaine.

Par Inès Hamdi, professeure de lettres (Seine-Saint-Denis)

Édité une première fois dans nos contrées en 2008, Petite forêt, du japonais Daisuke Igarashi, a bénéficié d’une réédition intégrale en un volume chez Delcourt/ Tonkam au mois de mai dernier. Dans ce manga, le lecteur suit le retour d’Ichiko dans sa ville natale, Komori, un « petit hameau » situé dans le nord du Japon. Le récit est rythmé par la préparation de plats confectionnés à partir d’ingrédients récoltés dans la nature. Il sonne comme un retour aux sources de la part de l’auteur des Enfants de la mer

Cuisine et (in)dépendance

Ce manga, écrit en 2004 en japonais, est divisé en seize chapitres dans cette dernière version, qui prennent les titres des plats réalisés par l’héroïne et les habitants de Komori. Petite forêt emporte comme il instruit, en emmenant jusqu’aux racines des ingrédients cultivés pour être dévorés ensuite. Chaque chapitre se clôt ainsi sur les recettes des plats rencontrés, le tout agrémenté de commentaires et de photographies. L’auteur aménage ainsi la rencontre avec la diversité culinaire, miroir de l’hétérogénéité de la nature.

Des pages colorisées aux notes informatives, c’est comme s’il adaptait la structure du livre de cuisine. Toutefois, sans les empiler, il rattache ces plats à l’intériorité des personnages qui suivent le rythme saisonnier du hameau. « La cuisine est le miroir de ton âme » se souvient Ichiko. Une âme trouble et troublée par la disparition d’une mère dont le souvenir est ravivé par les mets et les gestes du quotidien. Loin de proposer une vision idyllique de la ruralité, Daisuke Igarashi en rappelle la réalité. Il met en scène une héroïne indépendante qui se courbe, bêche, débroussaille, déracine… Les récompenses offertes par la nature ne sauraient se réduire à une contemplation strictement passive.

Oublier le produit de substitution

Malgré sa construction « culinaire », Petite forêt est un récit qui ne tombe pas dans l’explicatif. L’auteur s’interroge sur le rapport contemporain à l’urbanité. Comment se désaccoutumer des produits surtransformés, surindustrialisés ? Le retour de l’héroïne dans cette bourgade après une parenthèse citadine peut également être lu comme un retour à la terre. Pour oublier, il faut aussi se (re)mémorer. L’auteur joue ainsi beaucoup avec le motif de la confusion qui pose, en creux, une réflexion sur l’enfance et la manière dont les croyances de jeunesse conditionnent le devenir adulte. Ainsi, la sauce Worcester (d’origine anglaise) rencontrée au second chapitre n’est pas une sauce maison ; pas plus que le Nutella de ce même chapitre.

Un appel à une réflexion sur l’industrialisation de nos modes de vie, dont la cuisine s’érige en puissant symbole. Ichiko a cru aux mensonges de sa mère. Elle explique plus tard qu’elle ne croit plus les mots, seulement son expérience. Est-ce pour autant la solution ? À la fin du récit, toutes les clés ne sont pas encore saisies : la vie continue, hors champ, et le lecteur sait que cette jeune femme qui s’attache difficilement a encore du chemin à faire.

L’auteur laisse de nombreuses pistes en suspens et le soin d’imaginer les perspectives possibles. Que ces plats n’aient pas été inventés par sa mère, qu’importe. Elle l’interpelle dans sa mémoire : « Et alors, laquelle tu préfères ? » C’est comme une manière de poursuivre le dialogue entre elles.

L’une des autres belles réussites du manga est de ne pas tomber dans le manichéisme et de fonctionner à rebours. Une fois adulte, l’héroïne peut saisir autrement les propos ou l’attitude de cette mère absente et mystérieuse. Elle n’exprime d’ailleurs pas de préférence stricte : tout dépend de l’usage de la sauce qu’elle a choisie. Une leçon de cuisine et d’état d’esprit.

La mélancolie est dans le pré

Petite forêt est rattaché à la collection « Moonlight » de Delcourt/Tonkam, dont la ligne éditoriale « ne s’organise pas en genres mais en émotions[1] ». Celles-ci tutoient ici une nostalgie relevant à la fois du passé (avec cette mère évaporée) et du présent (au contact de cette nature qui rythme les saisons). L’auteur a transposé une expérience personnelle : il avait décidé de partir « dans la campagne profonde[2] » durant quelques années. Il a ainsi transposé cette expérience en une chronique autofictionnelle qui s’affiche comme un hymne à la débrouillardise et à la générosité. Son ballet culinaire a de quoi ravir les yeux et les imaginaires : riz gluant, poireau, algues, fritures… C’est une cascade de sensations interpellant les cinq sens. Le lecteur arrive aisément à se projeter en train de se saisir des ingrédients, de les humer et de déguster ensuite chaque bouchée.

Souvent réduit à une œuvre contemplative, Petite forêt,au contraire, rend compte de chaque geste de cuisine associé à des moments d’introspection et de partage vécus par l’héroïne. Il fait ainsi écho au film de Ryusuke Hamaguchi sorti l’an dernier sur grand écran : Le Mal n’existe pas. Au rythme des saisons, le réalisateur prenait le pouls d’un village situé dans les montagnes japonaises. Il posait aussi la question de ce balancement entre urbanité et ruralité. Hamaguchi tout comme Igarashi se sont refusés au manichéisme, laissant un voile d’ambivalence planer sur leurs protagonistes. De ces récits sensoriels ressort un sentiment de nécessité : celui de trouver un équilibre dans lequel la nature et l’humain pourront cohabiter tout en se préservant l’un et l’autre.

I.H.

Petite Forêt, de Daisuke Igarashi, traduit par Xavier Hébert et Naomiki Satô, collection
« Moonlight », Delcourt/Tonkam, 352 pages, 16 euros.

Notes

[1]https://www.editions-delcourt.fr/actualites/moonlight-une-nouvelle-collection-de-mangas-et-de-light-novel
[2] https://www.du9.org/entretien/igarashi-daisuke958/


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L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Ines Hamdi
Ines Hamdi