« Par les routes », de Sylvain Prudhomme
Parmi les villages que compte la France, il en est un qui s’appelle Camarade. Il se trouve dans l’Ariège. C’est là que se termine Par les routes, par une rencontre comme semble les aimer l’auteur, qui en racontait déjà une, en Camargue, dans Légende, son précédent roman. Mais partons du début et de retrouvailles.
Sacha, narrateur de ce roman, est venu à V., gros village dans le sud-est de la France, pour se poser, et trouver « la juste dose d’isolement qui me permettrait enfin de me ramasser, de me reprendre, peut-être de renaître ».
Il souhaite de nouveau écrire, et son projet a beaucoup à voir avec sa lecture de L’Éducation sentimentale, notamment de l’ellipse célèbre dans le dernier chapitre :
« À rebours de Flaubert, j’avais décidé de retenir le temps. De freiner autant que possible son passage en opérant le contraire d’une ellipse – un ralentissement par saturation, dilatation, restitution de chaque instant dans ses ramifications, son buissonnement inépuisable de détails, d’images, de sensations, de réminiscences, d’associations. »
A V., il retrouve celui qu’il appellera tout au long de son récit « l’autostoppeur ». Ce perpétuel voyageur a été son compagnon de voyage, il y a vingt ans, et ils ont vu du pays. Puis se sont éloignés. Depuis, l’autostoppeur vit avec Marie et ils ont un fils, Agustin. Les retrouvailles sont heureuses, le temps a passé, les a un peu changés, mais pas au point de tout défaire.
Et notamment pas l’envie de bourlinguer, un « appétit » qui entraîne encore l’autostoppeur. Il prend quelquefois la route, ou l’autoroute, part vers la Bretagne ou ailleurs, observant la France, « trait horizontal d’une rembarde ». Entretemps, le narrateur se lie avec Marie, s’occupe un peu d’Agustin pour donner de la liberté à la mère, traductrice de Marco Lodoli, romancier italien dont la présence dans le récit, parmi d’autres écrivains, est très importante. Ainsi, on ne sait si c’est à Sylvain Prudhomme ou au romancier italien qu’on doit attribuer les paroles de Marie :
« J’ai demandé de quoi le livre parlait.
Toujours de la même chose. La vie qui passe. Le temps qui s’en va. C’est tout simple, il n’y a jamais rien de spectaculaire. Simplement les hommes et les femmes qui naissent, grandissent, désirent, deviennent adultes, aiment, n’aiment plus, renoncent à leurs rêves, au contraire s’y accroche, vieillissent. S’en vont peu à peu, remplacés par d’autres. »
Rien de spectaculaire non plus dans Par les routes. Et c’est précisément ce qui fait sa beauté et sa puissance poétiques. L’autostoppeur est un homme épris de liberté. Il aime les rencontres, il aime les gens qui font avec lui un bout de chemin, et dont il garde les noms en vue d’un projet utopique dont je ne dirai rien ici.
Tout n’est pas idyllique dans cette histoire. Partir, c’est laisser derrière soi des êtres qui vous aiment, qui ont besoin de votre présence, de votre aide souvent. Marie et Agustin doivent se faire à ces brusques départs, à ces séjours, plus ou moins longs et lointains. La jeune femme qualifie son compagnon de « fracasseur de leur vie ». Au début du roman, il accomplit de courts voyages, par l’autoroute. Il passe d’une voiture à l’autre, attend dans des stations-service à toute heure, se retrouve dans un coin perdu à l’aube comme au crépuscule.
Marie traduit, elle s’occupe d’Agustin, elle parle avec Sacha. « Il est triste de s’habituer », dit-elle. Les liens avec ce narrateur évoluent, changent ; le désir revient pour elle, et lui se laisse aimer. Dès lors, plus qu’à un couple, on a affaire à un trio, mais s’il fallait trouver une analogie, laquelle doit rester approximative, ce serait avec Jules et Jim : pas de rivalité, pas de jalousie, une forme nouvelle de lien entre ces trois personnages. La liberté que s’accorde l’autostoppeur, il la donne aussi à celle et ceux qu’il aime.
Ses voyages ne sont pas simplement des départs, des rencontres, des haltes ici ou là. Il se rend ainsi aux Éparges, comme un « envoyé spécial », afin de retrouver les traces d’un aïeul de Marie. Il renonce aux autoroutes, à la vitesse :
« Fini les berlines intérieur molletonné et les longs trajets confortables d’une aire à l’autre. Il s’est mis à envoyer des cartes postales de villages inconnus. Des vues d’églises, de petites places, de fontaines, de lavoirs. Nous avons compris qu’il passait, résolument, de l’autre côté de la rembarde. S’enfonçait dans le pays. S’égarait dans les vaisseaux secondaires du réseau routier. En explorait même les plus fins capillaires. »
Il prend des polaroïds de celles et ceux qui le conduisent. Il les conserve dans des tiroirs et les montre au narrateur, ou bien il les envoie par de grosses enveloppes, de ses diverses étapes. Il collecte également les noms de lieux, se donne des contraintes : tous les villages en Z du Nord de la France, faisant écho à cette même initiale en Corse. Ou encore photographie le nom des sites comme L’abbaye du Thoronet ou Les jardins de Valloires. Il va à La Réunion (Lot-et-Garonne), à Yves, au bord de l’Atlantique. Et puis il envoie des cartes postales de Balzac, de Duras, d’Espère pour Sacha, de Joyeuse ou d’Ogres, pour Agustin. Ce sont des vues de ces lieux méconnus, inconnus ou ignorés qui sont autant d’instantanés d’un pays divers.
On peut aussi lire ces noms, ces photos, comme une collection et les Polaroïds, comme une installation artistique. Ils accompagnent les récits qu’il collecte sans les écrire, et qui lui donnent à imaginer les vies de celles et ceux qu’il rencontre sur la route. Il convainc également le narrateur de reprendre la route une dernière fois, ensemble, pour aller à Orion, dans le Béarn.
Les retours de l’autostoppeur sont délicats. Marie part à sa recherche, vers les Flandres, et prend conscience de ce qui l’entoure, et qu’elle ne voyait plus. Au fond, elle vit ce que voulait écrire Sacha, et ce qu’elle a traduit chez Lodoli :
« J’ai pensé que chaque arbre, chaque plante, chaque bête, chaque ferme à demi effondrée, chaque hangar délabré, chaque sillon des champs, était dans le même état que moi : réduit à sa structure intime. Ramené à sa vérité. Je me suis senti avec le paysage une intimité que je n’avais jamais connue. »
Dans leur extrême simplicité, dans leur dépouillement sensuel (l’oxymore peut surprendre) les romans de Sylvain Prudhomme touchent, émeuvent. Les êtres sont complexes, n’ont rien d’angélique ou d’éthéré et pourtant, ils incarnent ce que Marie lit chez Lodoli :
« L’anéantissement du rêve que la vie puisse n’être toujours que légèreté, grâce, refus du sérieux, de la colère, de la haine. »
Lire Sylvain Prdudhomme a quelque chose de vivifiant. La tragédie n’est pas loin notamment dans Légende qui relatait comment le SIDA a dévasté un groupe, au début des années quatre-vingt, mais cette tragédie, elle fait partie de l’existence et la dire est une façon de la vivre sans peur. Ici, rien de tragique mais le temps qui pourrait défaire, briser, désunir. Et une fin qui rassemble et donne à rêver.
Norbert Czarny
• Sylvain Prudhomme, « Par les routes », Gallimard, « L’arbalète », 2019, 304 p.