Omar-Jo, son manège à lui, de Guy Zilberstein :
enfants de la guerre
Par Philippe Leclercq, critique
Imaginé par la poétesse Andrée Chédid dans L’Enfant multiple, cet enfant, victime d’un attentat à Beyrouth, campe un personnage universel mais de fiction, que la mise en scène d’Anne Kessler confronte à des témoignages réels, au Studio-Théâtre.
Par Philippe Leclercq, critique
Hier, aujourd’hui, au Liban ou ailleurs, ils sont des milliers d’enfants victimes de la haine des hommes, transformée en conflit armé. Ce drame de l’enfance meurtrie, Adèle, une réalisatrice d’émissions de radio (Claire de La Rüe du Can), en a fait le sujet d’une série de podcasts intitulée « Les enfants de la guerre ». Plusieurs épisodes ont déjà été diffusés, sur l’Irak, le Vietnam, le Rwanda, la Tchétchénie, l’Ukraine… Pour sa nouvelle émission, elle a choisi d’adapter l’histoire d’Omar-Jo, un garçon de 12 ans imaginé par l’écrivaine et poétesse franco-syro-libanaise Andrée Chédid (1920-2011) dans son roman L’Enfant multiple (1989). Son récit, situé en 1987, en pleine guerre civile du Liban, suit la destinée du petit Omar-Jo, victime d’un attentat à Beyrouth dans lequel ses parents perdent la vie, et lui, un bras. L’enfant mutilé est ensuite envoyé chez des oncle et tante installés à Paris, où il fait la rencontre de Maxime, un forain bourru et désabusé, propriétaire d’un manège qui ne tourne plus très fort. La fréquentation du gamin, doué d’intelligence et d’une vaillante capacité au bonheur malgré ses blessures, redonne alors progressivement le goût de l’existence à l’adulte.
Miraculé et miraculeux
Dans le studio d’enregistrement qui sert de décor au spectacle, la réalisatrice, entourée de Léon, un ingénieur du son (Dominique Parent) et d’Elvis, un comédien-narrateur (Baptiste Chabauty) s’apprête à mettre le dernier épisode en boîte quand, après une ultime relecture du texte, Elvis s’interroge. Est-il bien pertinent, sinon moral, de mêler cet épisode, sorti de l’imagination d’Andrée Chédid, aux précédents récits, fruit de vrais témoignages ? Pour dire la guerre et la dénoncer, est-ce que les deux se valent ? Doit-on plutôt préférer la réalité documentaire à la fiction ? Un débat s’engage, chacun argumente. « C’est vrai, concède Adèle, qu’on ne peut pas mélanger Omar-Jo et les autres enfants dont on a déjà parlé ici. Mais contrairement à ce que pense Elvis, ce n’est pas une raison de réalité ou de fiction. Pourquoi ? Parce que Omar-Jo, réel ou imaginaire, n’est pas un enfant comme les autres. Pas une victime parmi d’autres. C’est un héros poétique, un enfant universel. »
Omar-Jo est un enfant-prétexte, un enfant-support, emblématique de la démarche créatrice d’Andrée Chédid, ardente défenseuse des droits de l’homme et de ses prérogatives à vivre dans un monde pacifié. Symbole de l’innocence ravagée par la guerre, cet enfant de papier n’en est pas moins vrai. Dépositaire de toutes les souffrances des enfants martyrs de la guerre, il est un et multiple à la fois. Il est aussi empreint d’une force qui, seule, appartient à l’enfance, capable de réenchanter le monde et de repeindre les chevaux de bois du pauvre Maxime aux couleurs les plus vives. Sorti vivant d’un attentat, il est miraculé et miraculeux, le rédempteur capable de réparer les âmes brisées. Alors, peu importe qu’il soit issu de la réalité ou d’une œuvre de l’esprit, « l’important, c’est que ça soit juste », tranche la réalisatrice.
Puissance de l’art
Et la justesse est précisément ce qui légitime son projet radiophonique, en même temps que la mise en scène de la sociétaire de la Comédie-Française, Anne Kessler, qui lui sert d’écrin. Cette petite mise en abyme s’appuie, de fait, sur un dispositif qui se distingue par sa sobriété et sa retenue (trop, sans doute). Tout se déroule dans une atmosphère feutrée, propice à la réflexion et à l’hommage rendu à la mémoire des jeunes victimes qu’elle présuppose. Le récit d’Omar-Jo est déroulé par bribes, délicates, émouvantes. Les mots en cisèlent finement le portrait ; des photographies (créées grâce à l’intelligence artificielle), comme des images mentales ou traces du passé, apparaissent projetées sur un filet tendu à l’avant-scène. À cela se mêlent les images d’archives d’une émission de télévision durant laquelle Mireille Dumas questionne un garçonnet, vraie victime de la guerre du Liban. La réalité nourrit la fiction ; le vrai s’ajoute au faux, le réel à l’imaginaire. Mélange des deux, Omar-Jo existe bel et bien à nos yeux.
Porteuses de la poésie d’Andrée Chédid qui en narre le récit, les voix radiophoniques des comédiens, transformées en podcast, captivent. Comme les griots et conteurs d’autrefois, elles savent l’art de mêler le tangible à l’artifice, l’histoire à la légende, pour donner corps aux atrocités de la guerre. Que serait la guerre sans sa représentation, sans l’art, sans le cinéma, interroge le spectacle écrit par Guy Zilberstein. Que serait la bataille de Stalingrad sans la musique de Chostakovitch, la guerre du Vietnam sans Apocalypse now de Francis Ford Coppola, ou la guerre d’Espagne sans Guernica de Pablo Picasso ? L’œuvre de l’artiste est une « pièce à conviction, (ou à convictions) », assure Elvis, le comédien-narrateur ; son rôle est de témoigner de la réalité en la transcendant, de manière à restituer par le génie de la création la valeur des faits qui l’ont inspirée, et ainsi de donner à voir en mieux, en plus grand.
P. L.
Du 21 septembre au 3 novembre 2024, à la Comédie-Française (Studio-Théâtre), à Paris. De Guy Zilberstein, mise en scène d’Anne Kessler. Avec Claire de La Rüe du Can (Adèle, réalisatrice), Dominique Parent (Léon, ingénieur du son), Baptiste Chabauty (Elvis, comédien).
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