Nouveau programme de l’agreg
de lettres modernes 2025 :
pas si classique
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université
Alors que la session 2023-2024 est encore en cours, le nouveau programme de l’agrégation de lettres modernes vient de paraître. Richard de Fournival, Hélisenne de Crenne, Bernard-Marie Koltès aux côtés de Corneille, Germaine de Staël et Alfred de Vigny : entre incontournables et inattendus, les nouveaux corpus feront-ils envie aux amateurs, tout en suscitant des vocations ?
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université
Richard de Fournival, un précurseur de la zoocritique ?
Chaque nouveau programme de l’agrégation offre l’occasion d’un focus sur des œuvres sorties des radars de la littérature enseignée. Ainsi, pour des périodes comme le Moyen Âge ou la Renaissance, qui ont moins le vent en poupe, le concours permet des pas de côté salutaires par rapport aux œuvres canonisées par les professeurs. Aussi, le choix de Richard de Fournival constitue-t-il, cette année, une belle surprise au sein du nouveau programme pour la session 2025. D’abord parce que cet éminent lettré du XIIIe siècle apparaît comme un écrivain total, humaniste, bibliophile, poète et médecin ; ensuite parce que son propos dans le Bestiaire d’Amour en fait un visionnaire. Puisant dans la tradition zoologique antique et médiévale, l’auteur se sert des animaux pour mettre en scène l’amour courtois. Son propos poétique ayant notamment le mérite de la non-complaisance envers les manœuvres sournoises de l’amant1.
Hélisenne de Crenne, Madame de La Fayette avant l’heure ?
Bien des œuvres mises au programme ne sont plus lues aujourd’hui, excepté par des spécialistes. Ce qui ne fait en réalité qu’accroître la curiosité à leur égard. En effet, comme c’était le cas les années précédentes pour L’Astrée ou encore La Nouvelle Héloïse, l’oubli actuel ne saurait effacer l’extraordinaire succès obtenu à leur époque. Ainsi, Les Angoisses douloureuses qui procèdent d’amour ont contribué à faire d’Hélisenne de Crenne « l’autrice la plus importante de la première moitié du xvie siècle2 ». La singularité de ce roman didactique, réédité plus de dix fois du fait de son succès jusqu’à 1560, tient en particulier au fait que cette traductrice de l’Énéide de Virgile en prose ne cesse de se déplacer sur le plan énonciatif, passant d’autrice à narratrice et de narratrice à personnage ; elle tend à authentifier son ethos féminin en attestant que son propos puise à la source de sa propre vie.
L’autre visage du « Grand Corneille »
Au programme de l’épreuve anticipée de français à partir de l’année scolaire 2024-2025, Le Menteur démontre une évolution maintenant bien établie dans la façon d’appréhender l’œuvre du « Grand Corneille ». La recherche littéraire ayant su démontrer non seulement l’importance du versant comique de son œuvre théâtrale, mais aussi le succès considérable des comédies de Corneille à son époque. Ainsi, Le Mercure galant atteste que Le Menteur fut bien le plus grand succès de la saison théâtrale 1644. Toutefois, au-delà de l’évènement littéraire, ce qui retient l’attention, c’est aussi le fait que cette pièce pratiquant pour une part l’autoparodie du Cid, ait eu une si grande influence sur l’art dramaturgique de Molière, comme le démontre le regretté Georges Forestier3.
Germaine de Staël, première critique littéraire ?
Avec Germaine de Staël, le nouveau programme de l’agrégation poursuit sa promotion des pionnières. L’influence de la fille de Necker, ministre des Finances de Louis XVI, demeure ainsi bien réelle sur la constitution de la critique littéraire. Comme le souligne en substance la philosophe Florence Lotterie4, on doit bien plus à Madame de Staël que le simple fait d’avoir introduit le terme « romantisme » dans la conversation. Son ouverture aux littératures européennes autant que son attention portée « aux causes morales et politiques qui modifient l’esprit de la littérature » en font un précurseur de la figure de l’écrivain-critique ou du critique-écrivain, telle qu’on la retrouvera en force au XXe siècle avec des grands esprits comme Roland Barthes.
Alfred de Vigny, le plus moderne des antiques ?
On étudie rarement les Poèmes antiques et modernes (1826) dans les classes de lycée de nos jours. Sans doute parce que, justement, Alfred de Vigny apparaît au premier abord, avec sa poésie épique en vers, comme très étranger à la modernité. Pourtant, il ne faut pas s’y tromper, l’œuvre conserve tout son intérêt, en même temps qu’il faut lui reconnaître une forte influence notamment sur La Légende des siècles, de Victor Hugo. On pourra bien entendu se sentir déconcerté par « ces grands poèmes narratifs5 » nourris de culture biblique judéo-chrétienne. Néanmoins, si l’on passe par l’écoute des textes de Vigny, le charme opère. Comment ne pas conseiller en matière de mise en bouche son apologue le plus célèbre, La Mort du loup6, interprété par Gérard Philippe.
Bernard-Marie Koltès, prochain dramaturge à l’EAF ?
Après Juste la fin du monde, nul doute que La Solitude des champs de coton (1985) aura sous peu la faveur des programmes du baccalauréat. Si l’œuvre de Lagarce pouvait se signaler par le caractère elliptique de ses dialogues, celle de Koltès, une des pièces françaises les plus jouées dans le monde, tranche par la profondeur de ses monologues. Le pari engagé entre le vendeur et le client devient une métaphore du rapport marchand qui régit les relations humaines. L’abord de l’œuvre au programme sera rendu d’autant plus intéressant que l’on tiendra compte du lien intime, passionnel même, entre le dramaturge et son metteur en scène favori, Patrice Chéreau7. La mise en perspective de « cet objet nouveau » sera aussi facilitée par le fait que, comme pour Corneille, plusieurs œuvres du même auteur composent le corpus. Dans le cas de Bernard-Marie Koltès, on étudiera donc aussi Combats de nègres et de chiens par lequel l’a découvert Chéreau, et Carnets.
Les concepteurs des programmes de l’agrégation de lettres modernes ont eu à cœur de promouvoir les écrivains précurseurs. On peut leur en savoir gré. En souhaitant, avant toute chose, qu’ils soient inspirants pour les futurs agrégatifs.
A. S.
Ressources
- Programme des agrégations de lettres 2025
- Richard de Fournival, Le Bestiaire d’amour et la Response du bestiaire, édition bilingue, publication, traduction, présentation et notes par Gabriel Bianciotto, Honoré Champion
- Hélisenne de Crenne, Les Angoysses douloureuses qui procedent d’amours, coll. « Textes de la Renaissance », Classiques Garnier.
Notes
(1) https://www.google.fr/books/edition/Le_Bestiaire_d_amour/KSe_GBwvmkUC?hl=fr&gbpv=1
(2) https://id.erudit.org/iderudit/011945ar
(3) https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_1996_num_27_1_2467
(4) https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec-madame-de-stael/de-la-litterature-4113881
(5) https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/27860/1/Vigny,%20antique%20ou%20moderne.pdf
(6) https://www.youtube.com/watch?v=an4_fPZmhws
(7) https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i10090425/patrice-chereau-a-propos-de-l-oeuvre-de-bernard-marie-koltes
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.