Le nouveau "Livre de la jungle" ou le feu sacré Mowgli
L’éternel côté obscur de Disney
En 1967, après quelques semaines d’exploitation en salles du Livre de la jungle dans le monde entier, le vingt-quatrième film des studios Walt Disney, le refrain entonné par Baloo l’ours fantasque et bonhomme, « il en faut peu pour être heureux », ne fut pas loin de concurrencer le bourdonnement des Beatles et le roulement des Stones.
Le dessin-animé, inspiré d’une des histoires d’animaux les plus célèbres de l’histoire littéraire, couronnait de succès la stratégie du divertissement familial impliquant une réécriture scénaristique édulcorée et chantante des textes patrimoniaux.
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Aux sources de l’adaptation
Pour en revenir aux sources mêmes de l’adaptation cinématographique de John Favreau, expert hollywoodien du cinéma d’animation, sans doute n’est-il pas infondé de rappeler que l’œuvre de Rudyard Kipling (1894) s’apparentait à un recueil de nouvelles et non à un roman dans sa version originale. Comment ne pas faire remarquer, en outre, quant à sa réception critique, qu’elle faisait figure, selon Georges Orwell, de modèle du récit colonialiste.
Quoi qu’il en soit, The Jungle Book représente tout le contraire d’une histoire joviale et inoffensive à destination des plus jeunes. En conséquence, il n’apparaissait pas inopportun, de la part de la fabrique Disney, au-delà de la stricte logique commerciale, de revenir, presque un demi-siècle plus tard, à l’origine tragique du récit d’aventures.
Selon cette perspective, la nouvelle version cinématographique adopte une esthétique nettement plus naturaliste que le dessin-animé à succès d’antan en utilisant pleinement les possibilités de l’« image capture ». Elle ne renonce pas, toutefois, à donner la parole aux animaux, Bagherra et Baloo en tête, les deux responsables de la formation de l’enfant lors de son exil loin du clan, et par là même à remplir le contrat tacite d’anthropomorphisme avec le spectateur.
Elle ne se prive pas non plus, comme il se doit, d’un clin d’œil intratextuel nostalgique – à destination des parents – en faisant entendre par exemple une nouvelle mouture de l’hymne à la joie de l’ours si bien léché.
En tout état de cause, le cheminement initiatique semé d’embûches du petit d’homme recouvre ici sa pleine et entière dangerosité. Prévues pour la version en trois dimensions très courue par le jeune public, certaines scènes spectaculaires comme l’hypnose et le quasi étouffement de Mowgli par les anneaux du python Kaa ou la traque de l’enfant sauvage par le roi singe gigantesque Louie poussent même l’effet de terreur à un niveau d’acceptabilité un peu « limite ».
Il n’empêche, pour paraphraser l’immortel poème de Kipling, une fois la quête initiatique déroulée et les épreuves affrontées par l’enfant, « Tu seras un homme mon fils », et le spectateur avec lui sans doute, transporté par ce récit filmique jonglant judicieusement avec un cahier des charges de production trop convenu.
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L’œil perdu du tigre
Du Livre de la jungle, le scénario est en général bien connu dans ses grandes lignes. Mowgli, l’enfant rendu orphelin par le crime de l’impitoyable tigre Shere Khan, a été recueilli par la meute des loups. Cependant, s’il a, au fil de ses années de formation, développé des techniques de chasse inconnues des roseaux pensants, il demeure bien entendu un garçon « humain, trop humain » et non un vrai loup. Or, cette différence intrinsèque est reprochée par nombre d’habitants de la jungle qui présument à raison que l’homo sapiens détenteur du feu reste l’ennemi le plus redoutable.
Le terrible tigre qui porte les stigmates de la flamme des hommes ne se privant pas d’en entretenir l’idée culpabilisante. Aussi, même le père adoptif de l’enfant, Akela, interdit à Mowgli d’utiliser ses « astuces » ; l’invitant, de fait, à renoncer à son caractère civilisé. Le film joue ainsi à merveille sur le mélange de curiosité et de rejet que suscite cet enfant sans fourrure tenant sur ses deux seules pattes auprès des habitants de la jungle. Le triomphe final du jeune héros porté en triomphe à dos d’éléphants par les animaux les plus respectés consacre l’agrégation improbable des fameuses lois de la jungle et des principes fondateurs d’une société civilisée.
L’occasion de redécouvrir un récit d’aventures
aux accents philosophiques
On aurait tort de faire une moue dubitative devant le succès planétaire de ce film ; sans doute davantage raison de louer le pari cinématographique d’une réadaptation de l’œuvre de Kipling. Mowgli, incarné à la perfection par le jeune américain Neel Sethi, y apparaît en effet comme la synthèse entre l’ «enfant sauvage » et « Tarzan enfant ».
En dépit des poncifs qu’il véhicule nécessairement, ode à l’amitié tout autant qu’au refus de tout pouvoir tyrannique, le film de Disney, mené tambours battants, parvient néanmoins à ne pas abrutir le spectateur par un recours abusif au spectacularisme. N’est-pas l’occasion rêvée de redécouvrir un récit d’aventures aux accents philosophiques en mesurant par le biais du septième art combien définitivement il est des textes qui comptent pour toujours dans l’inconscient collectif ?
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
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• Rudyard Kipling, “Le Livre de la jungle”, collection “Classiques abrégés.
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Le livre, qui se présente comme une succession de récits indépendants, peut parfaitement convenir à l’étude du conte en sixième. Mais l’exotisme indien et les nombreuses péripéties qui conduisent le héros, fort d’une expérience incomparable, à réintégrer la civilisation composent un magnifique roman d’aventures que les élèves de cinquième découvriront avec profit.
Replacé dans le contexte de l’entreprise coloniale du XIXe siècle, Le Livre de la jungle est également un titre qui, par la multiplicité des genres et notions littéraires
qu’il permet d’aborder, peut aussi convenir aux élèves de quatrième. Le
professeur veillera simplement à adapter sa démarche et sa présentation au
niveau souhaité.
L’édition choisie (collection « Classiques abrégés », L’École des loisirs, 2009)
reprend certains des contes publiés sous les titres Le Livre de la jungle
et Le Second Livre de la jungle. Mais l’ensemble constitue une évidente unité car
les nouvelles retenues sont celles ayant Mowgli pour personnage central.
Stéphane Labbe