Notre planète. Chronique n° 12.
Loup y es-tu ?

Depuis une décennie, Jean-Michel Bertrand tente de filmer les loups. De ce défi documentaire ont émergé trois films, dont Vivre avec les loups, sorti début 2024. Le réalisateur y interroge la place du loup aujourd’hui et les rapports que nous entretenons avec cet animal.
Par Inès Hamdi, professeur de lettres (Seine-Saint-Denis)

Depuis une décennie, Jean-Michel Bertrand tente de filmer les loups. De ce défi documentaire ont émergé trois films, dont Vivre avec les loups, sorti début 2024. Le réalisateur y interroge la place du loup aujourd’hui et les rapports que nous entretenons avec cet animal.

Par Inès Hamdi, professeur de lettres (Seine-Saint-Denis)

En juin dernier, un colloque « Faire hospitalité au sauvage »a été organisé à l’Inspé[1] de Paris. Pendant deux jours, des enseignants, des artistes et des producteurs ont fait état de leurs réflexions sur le sauvage et de leurs rapports avec le monde.

Lire : Faire hospitalité au sauvage

Difficile à définir, ce territoire déstabilise et fascine, marqué par sa liberté foisonnante, mais aussi par sa disparition progressive du fait de la crise climatique. À l’aune de ce contexte environnemental, cette série de conférences s’est placée sous le signe de l’engagement : aussi bien esthétique que politique et pédagogique. Pendant deux jours, les intervenants ont ainsi tenté d’apporter des analyses répondant au titre : « Faire hospitalité au sauvage ».

C’est dans cette perspective « hospitalière » que le documentariste Jean-Michel Bertrand a été invité lors de la seconde journée. Il a en effet consacré un triptyque documentaire à la figure du loup qui questionne notre rapport au monde sauvage en fonction de notre rapport à cet animal. « Dis-moi ce que tu penses du loup et je te dirai qui tu es… »

Ses films déclinent une série de rencontres avec le loup et posent les enjeux d’une cohabitation qui fait encore l’objet de crispations sociales et politiques. Sommes-nous prêts à « vivre avec les loups » ?

Retour sur une œuvre engagée et engageante, tant du côté du monde des adultes que des adolescents, et qui nous invite à (re)constituer une image plus juste de cet animal victime des clichés de notre folklore et de nos traditions.

« Qui a peur du loup ? » : décalage entre perception et réalité

Il est chanté dès l’enfance et chassé par les adultes. Lorsque l’on tape le mot « loup » dans un moteur de recherche, l’animal est brûlant d’actualité : il oppose notamment éleveurs qui protègent leurs troupeaux et défenseurs de l’environnement dans les zones de montagne qu’il a progressivement repeuplées. Le loup est un bon client pour les articles de faits divers nourris de peur et de fascination qui n’hésitent pas à développer le champ sémantique des « attaques ». Nombreux reprennent également les ressorts d’écriture de la rumeur : un loup « aurait été repéré » dans telle région, une brebis « aurait été décimée » par un prédateur rôdant dans les parages… Support de tous les fantasmes, ce prédateur reste plutôt rare dans nos contrées de manière inversement proportionnelle à sa présence dans les discours.

Cette approche du loup révèle de surcroît un décalage entre la réalité et la perception de l’animal. Il y aurait « entre 3.000 et 4.000 loups en France[2] », d’après Willy Schraen, candidat sur la liste Alliance rurale aux élections européennes. Des chiffres contredits par le WWF qui comptabilise « à peine un millier de loups » en France, et, a contrario, de certaines croyances, une population en baisse de près de 9 % entre 2022 et 2023[3]. Le programme d’Alliance rurale, le parti du Jean Lassalle, député-maire d’un petit village de la montagnarde vallée d’Aspe, est clair au sujet du loup : « fin du statut d’espèce protégée et autodéfense avec tir à première vue pour tous les éleveurs[4] ». Une ligne que nombre d’éleveurs, las de perdre des bêtes, partagent.

Loin d’une position surplombante et moralisatrice à l’égard des chasseurs et citoyens « anti-loups», ces observations ont amené Jean-Michel Bertrand à s’intéresser à la cohabitation des humains avec la faune sauvage. Dans l’introduction de Vivre avec les loups, le réalisateur dresse un premier bilan : « J’en ai autant appris sur les loups que sur les gens. Faut dire que les deux espèces sont assez indissociables. » En cela, il rejoint la conclusion de l’historien Michel Pastoureau qui a consacré une monographie culturelle au loup : « il y a tant et tant à dire sur l’histoire des rapports entre l’homme et le loup ». Dans cette dynamique de répulsion et de fascination, les films de Jean-Michel Bertrand refusent de donner des leçons. « Il y a quelque chose d’effroyable dans ce monde, c’est que tout le monde a ses raisons. » Cette célèbre réplique de La Règle du Jeu, de Jean Renoir, résonne à la fin de chaque film du documentariste qui préfère renvoyer chacun à sa liberté de conscience…

« Loup y es-tu ? Entends-tu ? Que fais-tu ? » : une trilogie à suspense

Le loup fait partie d’un « bestiaire central » remontant aux temps antiques, rappelle l’historien Michel Pastoureau. Son traitement ambivalent explique les rapports complexes que nous nourrissons encore avec lui. Aussi maltraitant que maltraité au sein du folklore occidental, il peut être tantôt le dupe du facétieux goupil du Roman de Renart, tantôt l’exécuteur féroce des fabulistes et des conteurs de l’âge classique.

Loin de cette polarisation, les films de Jean-Michel Bertrand replacent le loup dans sa naturalité. Le documentaire animalier a parfois embobiné ses spectateurs comme dans White Wilderness[5] (1958), de James Algar, un film produit par Disney, qui a longtemps propagé l’idée selon laquelle les lemmings, petits rongeurs proches de la souris, possédaient un potentiel suicidaire. Deux décennies plus tard, l’horrible vérité a éclaté : ils avaient tout simplement été jetés d’une falaise. Pour l’obsessionnel des loups, c’est bien la preuve que les animaux ont bon dos, déplore-t-il dans le dossier de presse de son premier film, La Vallée des loups (2016),où il défend vouloirabsolument « filmer le loup sans aide, sans artifice… »

Pour autant, ses films ne sont pas dénués de narration. Au fil des documentaires, le spectateur vit le suspense d’une rencontre qui n’aura peut-être jamais lieu… : verra-t-on le loup ? Va-t-il apparaître ? Marche avec les loups suit les tribulations d’une jeune meute, et, dans Vivre avec les loups, l’humain prend une place plus significative. Le dialogue est-il possible ? Et la cohabitation ? Le documentariste laisse la parole à des bergers et à des chasseurs à propos desquels il invite également à déconstruire les préjugés. Nombreux sont ceux qui ont saisi et accepté depuis longtemps de partager leur territoire avec le loup. Une leçon que les Italiens ont retenue depuis longtemps[6].

Jean-Michel Bertrand montre de magnifiques plans d’ensemble sur les vallées alpines, mais les difficultés liées à la quête de l’animal restent au cœur des enjeux. Cette quête n’est pas dénuée d’une recherche esthétique. Le spectateur est ainsi emporté dans une rêverie visant à réveiller sa conscience environnementale. Il voit convoqué tout un bestiaire magique… Une « petite chouette poétique » et de nombreux animaux malicieux défilent devant les caméras que le documentariste a cachées un peu partout. Il bascule parfois dans l’horreur, comme le plan glaçant d’un renard sauvagement exécuté et pendu. L’image sonne alors comme avertissement dans un film d’horreur où le protagoniste est sommé de revenir sur ses pas. Le documentariste préfère ainsi user d’une grammaire cinématographique plutôt que de la démonstration.

« Ni ange ni démon[7] » : le loup dans les classes

Les films de Jean-Michel Bertrand ont réussi à séduire des centaines de milliers de spectateurs, dont le public scolaire. À chaque sortie, ils font l’objet d’une tournée nationale durant laquelle le réalisateur s’applique à dialoguer avec la jeunesse. Des dossiers pédagogiques sont mis à disposition par le distributeur[8] et chaque film est accompagné d’un livre retraçant cette odyssée qui ne semble pas prête à s’achever. Dans le cadre du colloque « Faire hospitalité au sauvage », un retour d’expérience d’un parcours consacré au monde sauvage a été proposé. Destiné à un niveau quatrième, en français, le loup était le sujet d’un corpus de textes allant de l’essai (Pister les créatures fabuleuses, de Baptiste Morizot) au roman (L’Œil du loup, de Daniel Pennac) en passant par la Bande dessinée (Dans les forêts de Sibérie, dans lequel Virgile Dureuil adapte le récit-journal de Sylvain Tesson) et évidemment le cinéma (Vivre avec les loups a ainsi fait l’objet d’une projection avec une classe de quatrième). Lorsqu’il a été demandé aux élèves d’écrire la suite d’une rencontre avec un loup après la lecture d’une planche de la bande dessinée de Jean-Marc Rochette, nombreux n’ont pas proposé de récits d’affrontement ou d’agression mais plutôt d’indifférence ou de diplomatie[9].

« Pour ou contre le loup ? », était le sujet d’un débat ouvertement provocateur. Il s’agissait d’amener les élèves à déconstruire le bien-fondé de cette question et d’inciter à la nuance, à l’instar de Jean-Michel Bertrand dans Vivre avec les loups. Là aussi, les collégiens ont reconnu entretenir des rapports ambivalents avec le loup et le sauvage en général. Ni gentil ni méchant le loup : ils se sont révélés moins polarisés et binaires que bien des adultes.

D’où l’intérêt d’une sensibilisation précoce dans le parcours scolaire, y compris pour les élèves vivant a priori « loin du loup », de ses montagnes et de ses forêts. La circulaire de rentrée 2024[10], un axe intitulé « La cohésion sociale par l’avenir »fait de l’école un lieu« plus engagé dans la protection de l’environnement et la transition écologique ». Plus loin, il est précisé qu’elle répond « aux attentes contemporaines, et parfois aux angoisses, face à ces nouveaux défis ». C’est dans ce cadre que de tels débats peuvent s’inscrire. On ne compte plus les œuvres documentaires et fictionnelles mettant en scène la figure du loup. L’une des réussites de Jean-Michel Bertrand est d’en proposer une vision rejetant toute diabolisation mais aussi toute idéalisation. À la fin de son troisième opus,il conclut que les loups « sont aussi un indicateur de notre capacité à nous humain d’accepter la nature ».

I. H.

Ressources et compléments documentaires

  • Les films de Jean-Michel Bertrand sont disponibles en SVOD, VOD mais aussi en DVD : https://www.salamandre.tv/. Les livres films sont disponibles sur le site : https://boutique.salamandre.org/
  • Le loup : une histoire culturelle de Michel Pastoureau (Seuil 2018) pour un panorama synthétique de la trajectoire culturelle de cet animal qui fascine encore les artistes.
  • La vérité sur le loup, ce mal-aimé de Pierre Jouventin (Alpha, 2024) : un essai indispensable pour comprendre le parcours historique et biologique d’un animal diabolisé a contrario de son cousin canin le chien.

Retrouvez l’ensemble des chroniques de la rubrique « Notre planète » ici.


Notes


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Ines Hamdi
Ines Hamdi