Nos frangins, de Rachid Bouchareb :
Malik, Abdel et les crimes racistes
Le cinéaste d’Indigènes poursuit son travail de mémoire collective en retraçant les événements du 5 au 6 décembre 1986 où deux jeunes d’origine maghrébine ont été tués par la police à Paris et à Pantin. L’un a été érigé en martyr, l’autre est resté dans l’ombre.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef de L’École des lettres
Malik Oussekine aura rarement été autant cité qu’en cette année 2022. L’étudiant de vingt-deux ans d’origine maghrébine, battu à mort par des policiers la nuit du 5 au 6 décembre 1986 en marge des manifestations contre la loi Devaquet, est à l’affiche de deux œuvres cinématographiques : la série Oussekine, d’Antoine Chevrollier, diffusée sur la plateforme Disney + en mai, et Nos frangins, le nouveau film de Rachid Bouchareb, en salles ce 7 décembre.
Voir l’article de Jean-Riad Kechaou dans L’École des lettres : Oussekine, une série poignante et forte d’enseignements
Le cinéaste d’Indigènes a pris un parti différent de la série. Alors qu’Antoine Chevrollier retrace les événements qui ont frappé la famille Oussekine depuis la mort du benjamin jusqu’au procès de ses tortionnaires deux ans plus tard, le film se concentre sur les dix jours qui ont suivi, mais aussi sur le meurtre la même nuit d’un autre jeune homme, Abdel Benyahia. Âgé de 19 ans, celui-ci a été tué d’une balle dans le dos par un policier ivre à Pantin, alors qu’il tentait de calmer une rixe devant le café où il se trouvait.
Abdel arrive d’ailleurs avant Malik à la morgue où il est accueilli par un infirmier d’origine africaine qui lui parle avec une grande douceur dans son dialecte natal. Au départ, son identité est inconnue, alors que celle de Malik est identifiée rapidement. Un des deux cadavres a un nom, l’autre pas. Et cette distinction constitue l’angle majeur du film de Rachid Bouchareb.
Malik était issu d’une famille de la classe moyenne, il faisait des études à Dauphine, il voulait se convertir au catholicisme, sa sœur Sarah (Lyna Khoudri) et son frère Mohamed (Reda Kateb) remuent ciel et terre pour le trouver. Abdel était le fils d’un garagiste (Samir Guesmi) qui, quand il se présente à la morgue avec son fils aîné, se fait très mal recevoir. L’officier en charge (Raphaël Personnaz) lui ment ouvertement. Les forces de l’ordre tentent, en reportant l’annonce des deux morts, de gagner du temps pour trouver comment déporter la faute sur les deux jeunes hommes plutôt que sur les policiers. Terroristes ? Délinquants ? En vain : les deux garçons étaient bien sous tous rapports, ils incarnaient même l’extrême inverse de l’image que les forces de l’ordre voudraient leur coller, ils sont des modèles d’intégration.
Le combat pour la vérité
La mise en scène de Rachid Bouchareb insiste fortement sur ce point de vue : le film raconte le combat de ces deux familles pour retrouver leur enfant mort, et connaître la vérité. Il montre comment leur chagrin se cogne à la brutalité policière et au système de maintien de l’ordre qui se dresse entre eux et ce qui s’est réellement passé. En opposant ces familles honnêtes et travailleuses issues de l’immigration au mensonge d’un État qui les maltraite, Rachid Bouchareb entend réparer une injustice : donner un nom aux victimes ; raconter leur histoire ; s’assurer que les générations futures se souviendront d’elles ; renvoyer les générations d’alors à leurs responsabilités.
À l’écran, cette volonté de compenser l’héritage honteux est incarnée par l’infirmier de l’institut médico-légal : c’est lui, l’étranger, qui, avec ses croyances et dans sa langue, va prendre soin des deux corps. Dans la salle aux couleurs froides, il les rassure et semble les accompagner vers la suite de leur voyage. Cet ange noir qui entend les pleurs tend un miroir à la société française dans son entier.
Quand le scandale éclate, les étudiants en lutte dans les rues contre la loi Devaquet érigent Malik Oussekine en martyr. Abdel reste dans l’ombre. Rachid Bouchareb montre les difficultés de son père et de son frère pour la reconnaissance du crime. Il fait du père un homme humble qui a élevé seul ses enfants et ploie devant les forces de l’ordre, incarnant comme un mot d’ordre que se répètent les exilés heureux, de trouver une terre d’accueil : ne pas faire de vague, être le plus discret possible. Son fils aîné, lui, représente la génération qui grandit en contemplant l’humilité humiliée de ses parents et n’entend pas plier devant toutes les violences engendrées par le colonialisme.
Images d’archives et violence légale
« C’était très important de raconter le destin de ces jeunes garçons qui ont à peu près le même âge et qui vont être fauchés dans leur jeunesse, aurait confié Rachid Bouchareb au site d’information Saphir News. C’est le même sujet. Les deux vont ensemble. Pour l’affaire d’Abdel, on ne sait pas qui s’est occupé de cela et comment tout le mécanisme s’est mis en place. On n’a pas accès à toutes les informations. Je suis parti dans l’écriture du projet en m’inspirant très librement pour raconter ces deux histoires. »
Sa représentation serait aujourd’hui contestée par la famille d’Abdel Benyahia. Leur père n’aurait pas « subi sans contester », protestent-ils : « Dès le lundi 8 décembre 1986 (soit trois jours après le drame, ndlr), notre père intervient publiquement dans une conférence de presse transformée en meeting improvisé à La Courneuve, tout en brandissant le portrait d’Abdel. Le lendemain, il est à la tête de la manifestation partie de la cité des 4 000 où nous habitions alors, et qui ira jusqu’aux Quatre Chemins, sur le lieu du drame. Toute la famille y participe. Avec notre maman, bien sûr ! »
Dans le film, la mère n’existe pas. De même, la fratrie de Malik n’est constituée que d’un frère et d’une sœur quand ils sont quatre aînés dans la série d’Antoine Chevrollier. Ces écarts de la fiction avec la réalité ne seraient pas aussi blessants s’ils ne venaient pas renforcer la méconnaissance de l’histoire d’Abdel. En outre, Rachid Bouchareb « prétend tracer un portrait représentatif des immigrés de la première génération qui, d’après lui, rasaient les murs, aurait déclaré la famille d’Abdel à Saphir News. C’est stéréotypé, indigne et surtout, nous concernant, complètement faux ! On ne peut pas généraliser ainsi. »
Cette polémique vient entacher la démarche d’un cinéaste qui œuvre pour la mémoire collective. Son travail de montage avec les images d’archives dans Nos Frangins en témoigne fortement. D’une grande violence, celles-ci viennent en réveiller d’autres, prises lors de répressions récentes, comme le mouvement des gilets jaunes. C’est d’ailleurs à cette occasion que les voltigeurs à moto ont été rétablis dans leurs fonctions après avoir été interdits d’exercice. Le film repose ainsi la question de la violence légale (celle des forces de l’ordre) face à la violence légitime (des manifestants en colère contre une loi violente).
Surtout, à la violence légale se surajoute une brutalité raciste qui est masquée, voire légitimée par le pouvoir, ce qui la rend encore plus insupportable. Dans son essai Arabicides, une chronique française, 1970-1991 (La Découverte, 2017), rappelle Jean-Riad Kechaou dans son article sur la série Oussekine, le journaliste Fausto Giudice a recensé plus de deux cents meurtres de Maghrébins en un peu plus de vingt ans.
Pour le générique de fin, Rachid Bouchareb a choisi la chanson de Renaud, « Petite » (Putain de camion, 1988), dans laquelle une jeune fille de quinze/seize ans « à peine », un « keffieh un peu louche », sur les épaules, crie son dégoût pour « les frangins qui tombent, pour Malik et Abdel… »
I. M.
Nos frangins, de Rachid Bouchareb , film français (1 h 32), avec Samir Guesmi, Reda Kateb, Lyna Khoudri, Raphaël Personnaz… Sortie le 7 décembre.
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