« Nomadland », de Chloé Zhao
Au cours de son errance nocturne dans les rues de New York, la jeune Lalie, l’héroïne du roman d’Éric Pessan, Tenir debout dans la nuit (Mention spéciale du Prix Vendredi 2020), fait la rencontre d’une institutrice retraitée dont le mode de vie marginal peut sembler bien singulier à nos yeux de Français. Mandy, qui après avoir tout perdu suite à une longue et coûteuse maladie, mène désormais une existence solitaire dans son van aménagé, allant d’un endroit à un autre, d’un État du pays à l’autre. La vieille dame y vit en recluse, et dans la honte (vis-à-vis de son fils qu’elle ne peut plus voir) – le déshonneur de n’avoir plus qu’un abri monté sur quatre roues pour toute habitation.
Comme l’infortunée Mandy, ils sont aujourd’hui des dizaines de milliers aux États-Unis – les « van dwellers » – à avoir élu domicile dans un camping-car suite à la Grande Récession provoquée par la crise dite des « subprimes » de 2008.
Nomades des temps modernes
Ruinés, privés de maison et jetés sur les routes, ils errent tels des nomades des temps modernes dans leur propre pays. Sans adresse fixe (qu’ils ne recherchent d’ailleurs plus), ils sont, pour la plupart, âgés et issus de la petite classe moyenne, paupérisée par un modèle économique soumis à la loi du plus fort.
À longueur d’année, ils vont là où le vent les porte, ou s’ils sont encore en activité, là où le travail les appelle. C’est le cas de Fern (Frances McDormand), l’héroïne de Nomadland, le troisième long-métrage de la réalisatrice sino-américaine Chloé Zhao (The Rider, 2018). Début 2011. L’entreprise de plâtre qui emploie la quasi-totalité de la population d’Empire (!), la cité ouvrière où elle vit, dans le Nevada, fait faillite. Quelques mois plus tard, le code postal de la ville est purement et simplement supprimé, forçant Fern et les autres habitants à l’exil…
La fiction de Chloé Zhao, adaptée du livre-enquête homonyme de la journaliste d’investigation Jessica Bruder (2017) et multi-oscarisée en avril dernier (meilleur film, meilleure réalisatrice…), réunit un casting de comédiens non-professionnels, invités à jouer leur propre rôle. Situé au croisement du documentaire et du road-movie, son récit démarre au carrefour de la vie de Fern. Au carrefour, et dans un local où la sexagénaire entreprend de trier ses dernières affaires avant de quitter sa ville en quête d’un emploi au volant de la vieille camionnette qu’elle vient d’acquérir. Alentour, d’immenses plaines d’altitude enneigées. L’accolade donnée à un ami en guise d’adieu.
Ambiance morose des départs motivés par la déveine, et le vide laissé par un mari décédé récemment. En quelques plans bleutés, froids comme la glace recouvrant le paysage, le film esquisse les contours d’un nouveau destin, âpre et solitaire. La route que Fern entame est un saut dans l’inconnu, jalonné de petits boulots saisonniers (le premier comme manutentionnaire dans un entrepôt d’Amazon) et de lieux de regroupements pour camping-cars.
En avant et à rebours
Ces deux pôles géographiques du récit aimantent dès lors la trajectoire de la nouvelle existence de Fern et en ordonnent le double parcours professionnel et affectif. La longue route qui les relie est aussi une ligne qui les sépare. À la précarité des emplois que Fern se doit d’accepter répond la robustesse des liens qu’elle noue avec les êtres qu’elle rencontre, à la rudesse du travail sous-payé s’oppose l’extrême générosité de ses relations (intermittentes mais fidèles) avec Linda et Swankie notamment, qui toutes deux lui ouvrent un cœur lui permettant d’entrevoir sa propre authenticité. Car ici, au milieu des étendues farouches de l’Ouest mythique, plus rien ne saurait mentir. Les êtres et les paysages se font écho, se parlent un même langage et se comprennent.
La minéralité aride des décors entre en résonance avec les rapports simples, purs, essentiels d’une humanité qui, de retour sur la route pionnière des vastes conquêtes, se réinvente et se retrouve. Loin de toutes les fausses richesses du monde capitaliste, tous redécouvrent les trésors qui les habitent. On réapprend la stricte suffisance des objets, l’économie du peu dans laquelle s’enracine la Nation américaine. Face à l’exigence de rigueur, on se serre les coudes et on combat la solitude par une plus grande attention aux individus et aux choses, à la nature, aux éléments.
Fern, d’abord inquiète et perdue, trouve dans les mots et les regards de ses amis un soutien moral qui l’aide à garder le cap, à tracer sa propre voie, à faire du transitoire un état permanent et sûr. Le paletot de son défunt mari sur le dos, elle mobilise son esprit créatif pour faire du sobre espace de son van un lieu de vie confortable (un couteau suisse sur roues), qu’elle nomme, non sans humour, « Vangard » (« Avant-garde », ou l’emblème d’un modèle de vie à rebours de la dictature de la consommation). Dans les camps où elle fait halte, elle apprend les gestes de survie, recueille de précieux conseils pratiques, s’exerce à changer une roue de son véhicule.
La nature immuable, témoin de ses efforts à trouver sa place, est une présence qui rassure et apaise. Fern comprend bientôt que l’éloignement dans les paysages sauvages rapproche de soi et des autres ; la solitude des espaces désertiques comble le vide intérieur ; une sensibilité, née du contact assidu des éléments, se développe et envahit peu à peu l’être d’une douceur inédite.
Le choix (définitif) de la route
À l’appui d’un certain réalisme lyrique, la caméra de Joshua James Richards (fidèle chef opérateur de Chloé Zhao) prélève sur le décor des détails propres à traduire la lumière, les formes et les couleurs qui raniment l’esprit sensible de Fern, lui ouvrent de nouvelles perspectives. Le dispositif du film joue des contrastes entre l’étroitesse des intérieurs de son van et les étendues illimitées des extérieurs (importance des ciels), entre la modestie des personnages et la grandeur immuable des paysages. Or, rien ne saurait être moins distant. L’horizon vers quoi tend le regard de Fern ne se trouve pas dans le lointain. La route, qui est à la fois le moyen et le but du voyage, en fait un objet à portée de main, une ligne d’arrivée – une (petite) victoire – sans cesse atteinte.
L’espace n’est ici jamais perçu comme un territoire à conquérir (à détruire), mais comme un lieu d’habitation provisoire (à respecter). Des déserts du Nevada et d’Arizona aux fantastiques Badlands du Dakota du sud (chères à la réalisatrice), chacun fait de la route le moyen de ravauder le tissu d’une société déchirée par ses propres mécanismes. Cette route, née des cauchemars du rêve américain et de la nécessité de survivre dans un système libéral hyper-compétitif duquel Fern a été éjectée, devient ainsi celle de sa renaissance. Elle la conduit non à la rencontre des marges, mais au cœur d’une communauté d’hommes et de femmes dont la bienveillance et l’esprit de solidarité accompagnent son cheminement intérieur, moral et spirituel.
Chacune de ses rencontres lui tend un miroir à sa conscience, comme celle bouleversante, au Rubber Tramp Desert RendezVous, de Bob Wells, vieux routard à la figure de Père Noël et voix avisée du Web pour toute la communauté nomade. Tous les inconnus qu’elle croise sur la route forment une immense famille dispersée mais soudée, lointaine et proche à la fois, qui lui devient progressivement familière. Tous portent le même regard serein sur le monde. Comme les « hobos » dont ils perpétuent la tradition, tous ont le goût du voyage, de l’inattendu, du hasard des rencontres. Le mouvement est le moteur de leur rayonnement.
Paradoxalement, tous ces exclus du monde de la performance ont la certitude d’être des gagnants ; ils ont le sentiment d’avoir reconquis la meilleure part d’eux-mêmes et d’en détenir seuls désormais les clés. Alors, quand Dave (David Strathairn), un flirt développé en chemin, lui propose une vie de couple sédentaire ou que sa sœur, une bourgeoise californienne, qui l’invite à demeurer dans sa grande maison après qu’elle lui a emprunté un peu d’argent, Fern choisit de reprendre la route où elle se sent chez elle. Libre d’aller où elle veut.
Philippe Leclercq
Voir sur ce site :
« Nomadland », de Jessica Bruder, le pays de nulle part, par Frédéric Palierne.