« Ne change jamais ! Manifeste à l’usage des citoyens en herbe », de Marie Desplechin
Le Salon du livre de Montreuil ouvre ses portes le mercredi 27 novembre. Comme à l’accoutumée, la joie des livres et le bonheur des rencontres avec son auteur/e préféré/e seront mis à l’honneur. Pour autant, pas question d’imaginer l’œuvre de jeunesse enfermée dans sa bulle d’idéalisme.
Dans tous les livres exposés chargés de refaire le monde, combien en effet d’œuvres embarquées suscitant moult interrogations sur la vie moderne et même sur l’avenir de la planète ?
Un « Indignez-vous ! » toujours d’actualité
Quand l’ancien membre du Conseil national de la Résistance, Stéphane Hessel (1917-2013), publie en 2010 son opuscule de trente pages, Indignez-vous !, l’approbation journalistique et lectorale est quasi unanime. D’une façon simple et concise, l’ancien diplomate, figure profonde de la sagesse universelle, crève l’abcès du sentiment d’indifférence prévalant dans la société. Il ranime en quelque sorte la flamme de « l’homme révolté » camusien.
À presque dix années d’intervalle, une gamine d’Oslo, défenseuse précoce et acharnée des idées écologistes, reprend, à sa façon, le flambeau de l’indignation. Mais cette fois, comme en témoigne le retentissement de ses discours au Palais-Bourbon et sur l’estrade de l’ONU, le choc de ses mots trouve un écho plus contrasté, souvent même ironique. Une pré-adolescente est-elle légitime à jouer les lanceuses d’alerte ? Et l’on repense alors au commentaire du narrateur dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry (chap. XIII) :
« Le petit prince avait sur les choses sérieuses des idées très différentes des idées des grandes personnes. »
Marie Desplechin, justement, n’est pas du genre à établir une bipartition manichéenne : le sérieux des adultes vs la naïveté des enfants. Pour elle, comme pour « Verte », une des ses héroïnes les plus emblématiques, l’enfance n’apparaît pas seulement comme un âge tendre, une parenthèse en dehors du temps où toute intuition, aussi belle soit-elle, n’aurait pas vocation à se faire entendre.
« On n’est pas sérieux quand on a [moins de] dix-sept ans » ? (Rimbaud)
Il lui a donc semblé à la fois légitime et nécessaire de renverser les règles établies tacitement. Soit l’enfant qui se tait et l’adulte qui inculque. La mise en exergue d’un extrait de discours de Greta Thunberg, n’a pas ici simplement valeur de clin d’œil :
« Vous dites souvent que les enfants incarnent le futur, et que vous feriez n’importe quoi pour eux. Si vous pensez ce que vous dites, s’il vous plaît, écoutez-nous. Nous ne voulons pas de vos encouragements. Nous voulons que vous preniez au sérieux l’urgente crise environnementale qui se déroule autour de vous. Et nous voulons que vous commenciez à dire la vérité. »
Le titre injonctif, Ne change jamais !, qu’elle propose à son jeune lectorat reste quant à lui sans ambiguïté. L’auteure ne se s’est pas contentée de jouer les porte-parole d’une jeunesse indignée, elle est allée à sa rencontre, notamment dans des classes. D’où l’importance de ses remerciements à « Amir, Sara, Mykhayl, Zakarya, Arthur, Achille… », autant de « citoyens en herbe » aux idées bien campées, qui, pourvu qu’ils ne soient pas bâillonnés par la bien-pensance des adultes, ont le culot inventif de sortir quelques vérités toujours bonnes à entendre par leurs aînés.
Ainsi, loin de verser avec les déclinistes de tout poil dans le blâme d’une jeunesse grégaire, lobotomisée dès le berceau par l’omnipotence des écrans, Marie Desplechin choisit de consigner quelques présumées fadaises infantiles, comme « J’ai déjà pris une douche hier », « Encore les courses ? », « J’irai pas » ou encore « On va quand même pas jeter ça ? ! » en mettant en perspective leur bien-fondé.
Que l’on se rassure, la citoyenne insoumise qui se réfère à la fin de son « manifeste » aux livres de Naomi Klein (Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique), Jared Diamond (Effondrement), Jeremy Rifkins (Une nouvelle conscience pour un monde en crise) et Stefano Mancuso et Alessandra Viola (L’Intelligence des plantes), n’a rien perdu de ses talents de conteuse ni de son humour. Le lecteur n’a donc pas à bouder son plaisir de lire des récits anecdotiques impliquant des enfants qui n’ont pas leur langue dans leur poche :
« “Tu ne peux pas arrêter de râler cinq minutes ?” a dit mon père. Non, j’ai répondu, suite à quoi j’ai dû me réfugier dans ma chambre pour fuir les persécutions.
Sincèrement, pourquoi j’arrêterais de râler ? Si j’ai froid, si le prof de français est atroce, si j’ai mal au ventre, s’il pleut, si je suis fatiguée à cause de l’heure d’été, qui râlera à ma place ? Personne, c’est clair. Il faut bien que je m’y colle. Donc on ne peut pas dire que je râle par plaisir. Je râle par nécessité. […] Je pense même que chacun devrait râler pour le compte des autres. Je trouve très égoïste que les gens râlent seulement pour leurs soucis à eux. D’accord, ils ont le droit de se défendre. Mais quand on est capable de râler pour soi, il serait généreux d’en faire profiter les autres. » (P. 150.)
Un livre narratif, informatif, prescriptif
Chacune des vingt sections est introduite par ce type d’anecdote pas larmoyante pour un sou mais diablement stimulante. Toutefois, le livre de Marie Desplechin ne se contente pas d’allusions. L’enjeu à l’inverse est bien d’être concret, de zoomer sur des idées claires et sur des propositions engageables à très court terme. L’entraide, le partage, le troc, tout ici est posé simplement en mettant en évidence que ce qui semble au premier abord paradoxal – c’est-à-dire contraire à la doxa – demeure très souvent singulièrement pertinent. Par les situations quotidiennes présentées au départ, chaque lecteur/lectrice est à même de découvrir qu’il/elle n’est pas si bête. Et de fait, il apparaît d’autant plus engageant d’en savoir plus, de « s’informer » sur la portée générale de toutes ces petites intuitions qui dérangent les adultes qui, eux, savent, comme ils disent.
Toute la subtilité de l’ouvrage tient par conséquent aux trois enjeux corrélés qui constituent sa dynamique interne : narrer, informer, prescrire. Que les lecteurs/lectrices du Journal d’Aurore, de Babyfaces ou de Ma vie d’artiste soient pleinement rassurés, Marie Desplechin ne s’est pas transformée en une froide donneuse de leçons. Elle demeure simplement et pour toujours une indignée pragmatique, une intellectuelle avec des yeux d’enfants, une oreille attentive aux maux du monde et aux mots de la jeunesse. Bref, l’auteure n’a pas changé :
« Quand on demande à Laurence Lefèvre, qui la connaît depuis plus de trente ans, de dire en deux mots comment était Marie à l’adolescence, elle répond : pareille qu’aujourd’hui. Insolente. »
Mon écrivain préféré, Marie Desplechin, par Sophie Chérer, 2005.
Lecture privée, lecture accompagnée, lecture collective ?
« Ne change jamais ! » est trop dense pour être mis dans la poche d’un blouson. Il n’en garde pas moins ses vertus « portatives » à l’instar du fameux dictionnaire de Voltaire. En classe, en plein repas de famille, le soir avant de se coucher, tous les moments sont bons pour l’ouvrir à n’importe quelle page.
Aussi sa lecture dans un cadre scolaire aura-t-elle toute sa place, en Enseignement moral et civique ou en Français tout particulièrement. Car, fondamentalement, ce livre, en forme d’appel à la désobéissance, nécessite d’être partagé, lu à voix haute, commenté et discuté. En ce sens, il trouvera naturellement sa place dans les programmes de lectures à prescrire pour les cycles 3 et 4, notamment quand il s’agira de réfléchir au positionnement de chaque citoyen en herbe dans le monde de demain.
Antony Soron, INSPÉ Sorbonne Université
• Marie Desplechin, « Ne change jamais ! Manifeste à l’usage des citoyens en herbe », l’école des loisirs, collection « Neuf », 2019, 176 p.
• Télécharger le livret, Mon écrivain préféré, Marie Desplechin, de Sophie Chérer.
• Marie Desplechin dans « l’École des lettres ».