« Start-up nation » ou « Nation de jeunes pousses » ?
Me trouvant, il y a peu, dans un des halls d’accueil du ministère de l’Économie, j’eus la bonne surprise de découvrir dans un coin un petit panneau qui indiquait aux visiteurs la direction d’un « séminaire jeunes pousses ».
Après m’être assurée qu’il ne s’agissait pas d’une conférence de botanique, mais bien d’une rencontre entre dirigeants de jeunes entreprises, je me félicitai de constater l’usage du terme français recommandé en 2001 comme équivalent de l’anglais start-up par la Commission générale de terminologie et de néologie (renommée depuis Commission d’enrichissement de la langue française).
Pas de quoi pavoiser, me rétorqueront ceux qui ont eu l’occasion de lire l’article dans lequel je présentais, l’année dernière, le dispositif interministériel chargé de définir et de désigner en français les realia du monde moderne. Après tout, les termes publiés au Journal officiel par la Commission d’enrichissement s’imposent à l’administration, et c’est bien le moins qu’on les rencontre au détour d’un couloir ministériel. N’importe. Il est toujours plus profitable de saluer les succès que de déplorer les échecs ; et c’est ce que je voudrais faire ici, en commentant la fortune d’un terme qui a toujours fait l’objet d’une affection particulière de ma part, tant il manifeste à mon avis l’inventivité des experts de terminologie.
J’entends déjà les commentaires de certaines mauvaises langues :
« Jeune pousse »? Tu plaisantes ! Qui connaît ce terme ? Qui l’utilise ? Et à quoi bon ? « Externalité », « financement participatif », « prêt à haut risque », d’accord ; c’est bien mieux qu’outsourcing, crowdfunding, subprime, qui sont incompréhensibles pour un non initié. Mais « jeune pousse » ! Tu crois que ça fait sérieux ? Et puis tout le monde sait ce que c’est qu’une start-up. Il n’y a pas besoin de traduction…
Plus ou moins fondées, ces critiques méritent d’être mises à l’épreuve.
Face à mon panonceau du ministère de l’Économie, je commençai, comme il se doit, par consulter le Dictionnaire de l’Académie française en ligne, qu’on ne saurait soupçonner de faire droit aux néologismes les plus échevelés. Eh bien, apprenez qu’on y lit à l’article « Pousse », juste après un exemple fort instructif (« L’endive est une pousse de chicorée sauvage que l’on cultive à l’abri de la lumière »), le paragraphe suivant :
« Fig. ÉCONOMIE. Jeune pousse, entreprise de création récente, innovante et à croissance rapide […] Doit être préféré à l’anglais start-up.»
L’introduction de notre terme dans le Dictionnaire de l’Académie n’est pas anodine ; à la différence d’autres dictionnaires qui mentionnent systématiquement les termes recommandés, celui de l’Académie part précisément du principe que ces vocables relevant par définition de la langue technique et non commune, ils n’ont leur place que par exception dans ses pages, soit du fait de leur forte implantation, soit parce qu’ils permettent de remplacer avec bonheur un terme anglais omniprésent. Il s’agit d’un dictionnaire d’écrivains, et à ce titre, place y est donnée à quelques néologismes qui sont considérés comme un cadeau fait à la langue française et à son génie propre.
Au sujet de « jeune pousse », on partage aisément le sentiment des académiciens. C’est une locution simple, imagée, qui évoque parfaitement les idées de jeunesse, de vigueur et de fragilité présentes dans la notion qu’elle désigne. Elle a du reste donné lieu au terme connexe de « pépinière d’entreprises », que nul ne songe à trouver risible. Or, la création d’un champ sémantique à partir d’un néologisme est assurément une marque de la pertinence de ce dernier dans la langue.
Par ailleurs, « jeune pousse » est une création originale du dispositif de terminologie. En effet, au moment de choisir un terme français pour désigner la notion qu’ils ont définie, les experts des collèges de terminologie ont trois moyens de procéder. Souvent, ils optent pour un terme qui possède déjà un début d’usage ; c’est évidemment le plus sûr gage d’implantation. Ce fut le cas, par exemple, de « jeu décisif » pour tie-break jadis, de « télévision de rattrapage » pour catch-up television naguère.
Dans d’autres cas, les experts regardent au-delà de nos frontières, et notamment de l’autre côté de l’Atlantique : l’Office québécois de la langue française nous a déjà soufflé nombre de termes désormais courants dans l’Hexagone, comme « courriel » ou « collagiste ». Enfin, lorsque les ressources lexicales existantes n’offrent aucune solution satisfaisante, il est nécessaire de faire œuvre de néologie : c’est ainsi qu’en 1980, la commission de l’informatique retint, après force débats, le terme de « logiciel » qui devait définitivement supplanter software en France.
« Jeune pousse » appartient à ce troisième cas de figure. La locution fut forgée à la fin des années 1990, alors que les techniques de l’information et de la communication étaient en plein essor et que de multiples jeunes entreprises de pointe dans ce secteur donnaient lieu à une valorisation boursière démesurée, qui défrayait la chronique. Fidèle à sa mission, la commission de terminologie de l’économie et de finances se saisit de cette notion de start-up, l’expliqua, puis se lança avec enthousiasme dans un remue-méninges intense pour trouver comment nommer la chose.
Le champ métaphorique exploré fut d’abord, et longtemps, animal, puisqu’on proposa, entre autres, « bébé-tigre » pour évoquer la jeunesse et la rage de réussir, « gazelle » pour la souplesse et l’agilité. Rien ne convainquit, cependant. On discuta, débattit, ferrailla. Enfin, en séance plénière, le secrétaire de la commission eut une illumination : foin des bestioles et des bestiaux, c’était du côté des plantes qu’il fallait chercher. « Jeune pousse d’entreprise », voilà l’image qui suggérait ce dont on voulait parler. On applaudit. On eut même l’idée de réunir le 2 mars 2000 à Bercy (pas au Palais omnisports, tout de même ; au ministère), pour un déjeuner-débat autour des termes à l’étude, une assemblée de journalistes, qui publièrent les jours suivants nombre de papiers consacrés aux travaux du dispositif.
Significativement, tous commentaient l’équivalent pressenti pour start-up. « Jeune pousse, c’est très chou », lut-on même dans un quotidien dont on reconnaîtra le genre d’humour. Évidemment, il était plus facile de faire sourire sur le compte de « jeune pousse », jugé ici « charmant », là « délicieux », plutôt qu’à propos de la plus austère « option sur titres » (pour stock-option), par exemple, qui était sur le point d’être publiée en mars 2000.
Je remarque au passage qu’en matière de chance d’implantation, les pronostics trop précoces se révèlent souvent périlleux. Un de ces articles déplorait en effet que la Commission générale eût recommandé « l’insipide “Zone euro” » pour désigner l’ensemble des pays ayant adopté la monnaie unique, « avec pour résultat que l’usage a maintenant consacré l’américanisme “Euroland” ». A posteriori, un tel jugement manifeste un flair linguistique discutable. Évidemment, nul n’est à l’abri d’une erreur d’appréciation, mais les commentateurs des travaux de terminologie auraient intérêt à se rappeler que l’enracinement d’un lexème dans la langue s’évalue dans la durée.
Quoi qu’il en soit, la Commission générale valida « jeune pousse » et sa définition, l’Académie française rendit un avis favorable, et le terme fut publié. Depuis, il a tranquillement fait son chemin, notamment dans la presse. Un inventaire de ses occurrences sur la toile en témoigne. Parfois, on le trouve orné de guillemets, voire assorti d’un commentaire métalinguistique mi-figue, mi-raisin, qui indique qu’il n’est pas considéré comme naturel par l’auteur.
À l’opposé, certains rédacteurs, soucieux à l’évidence de bouter tout anglicisme hors de leur texte, emploient le terme sans mention d’aucune sorte. Si satisfaisants soient-ils, ces cas ne sont pas les plus représentatifs de l’intégration du terme. Ils émanent en effet de locuteurs pour qui la consultation de la base FranceTerme est un réflexe acquis et qui utilisent les équivalents recommandés systématiquement et en connaissance de cause. De la part des journalistes, une telle démarche est certes éminemment déontologique ; de fait, le socle du dispositif de terminologie est la conviction que le recours à des termes clairs et convenablement définis est une condition sine qua non de l’information et de la communication libres.
Mais paradoxalement, les contextes qui fournissent les meilleures indications de l’usage d’un terme sont, à mon sens, ceux dans lesquels on ne note pas de souci particulier de la langue, voire ceux où « jeune pousse » côtoie allègrement start-up, sans que l’un des deux termes semble préféré. Dans ces occurrences, très nombreuses, le terme français n’est affecté d’aucune connotation particulière, et l’on peut en conclure qu’il est employé naturellement. C’est pourquoi les esprits chagrins qui, rencontrant un terme du dispositif dans ce type d’emploi, affirment qu’il sert au mieux de synonyme acceptable pour éviter la répétition du mot anglais font, je crois, une lecture erronée.
Voyez par exemple cette analyse financière parue en 2018 sur le site Internet d’une célèbre revue économique :
« Les financements publics […] sont la deuxième source de levée de fonds pour les toutes jeunes pousses françaises, juste devant les prêts d’honneur, sollicités par 29 % des entrepreneurs. Les business angels figurent eux au pied du podium, avec une participation au financement de 27 % des start-up early stage. Ces dernières sont en outre seulement 3% à avoir su convaincre des fonds de venture capital. »
Grâce au ciel, c’est bien le pour le moins énigmatique start-up early stage qui sert de variation à « toutes jeunes pousses », et non l’inverse, dans un texte qu’on ne saurait soupçonner de gallicisme exacerbé, puisqu’il ignore superbement, ce qui est regrettable pour son intelligibilité, deux équivalents publiés dans FranceTerme, à savoir « investisseur providentiel » pour business angel et « capital-risque » pour venture capital. La recension de multiples cas de ce genre montre que notre « jeune pousse » s’est bien fait sa place dans le vocabulaire économique.
On ne rappellera jamais assez que la Commission d’enrichissement n’a pas, n’a jamais eu pour but de purger le français des anglicismes. Son travail consiste, simplement, modestement, à fournir aux francophones les mots et les définitions dont ils ont besoin pour comprendre le monde et se comprendre entre eux. Il ne sert donc à rien de déplorer qu’un président de la République ait énoncé en anglais sa vision grandiose d’une France convertie en « start-up nation ».
Toute considération quant à la pertinence d’un tel modèle économique appliqué à notre pays mise à part, on peut cependant considérer, sur un plan strictement linguistique, que le chef de l’État eût pu appeler plutôt de ses vœux l’avènement d’une « nation de jeunes pousses ». Slogan pour slogan, la version française aurait eu l’avantage de la clarté : une « start-up nation », est-ce une « nation start-up », ou une « nation de start-up » ? Et d’ailleurs, comment écrit-on start-up au pluriel ?
Marie Pérouse-Battello
• Voir sur ce site : Vous pouvez le dire en français.» Le dispositif interministériel d’enrichissement de la langue, par Marie Pérouse-Battello.
• L’application France Terme.
• Avis rendus par la Commission d’enrichissement de la langue française.
• Le site de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France.
• La version informatisée du Dictionnaire de l’Académie française.
• Le site de l’Office québécois de la langue française.