Nastassja Martin, Croire aux fauves :
écrire à belles dents

Prix des Lycéens Folio 2024, Croire aux fauves vient d’être réédité au format poche. Une jeune anthropologue rencontre un ours, et tous deux se blessent réciproquement. Dans ce livre étonnant, Nastassja Martin ne raconte pas l’extraordinaire face-à-face, elle déjoue les attentes en se concentrant sur les conséquences qu’il entraîne.
Par Éric Hoppenot, Inspé de Paris- Sorbonne Université, Collège international de philosophie

Prix des Lycéens Folio 2024, Croire aux fauves vient d’être réédité au format poche. Une jeune anthropologue rencontre un ours, et tous deux se blessent réciproquement. Dans ce livre étonnant, Nastassja Martin ne raconte pas l’extraordinaire face-à-face, elle déjoue les attentes en se concentrant sur les conséquences qu’il entraîne.

Par Éric Hoppenot, Inspé de Paris- Sorbonne Université, Collège international de philosophie

Dans Mourir de penser (Grasset), Pascal Quignard propose une stimulante définition du sauvage : « Le mot français “sauvage”, qui se décompose dans les deux petits adjectifs latins “solus” et “vagus”, nomme celui qui erre seul dans la forêt. Celui qui “vague seul” dans le saltus ou le couvert est le héros de l’approche. En lui la meute s’éloigne. En lui le premier royaume est le plus proche, ou du moins le moins oublié possible. En lui la servitude cesse d’être volontaire. C’est bien le contraire d’un destin c’est-à-dire d’une sidération : il s’agit d’une dé-satellisation. Une “errance solitaire” dans le temps, le milieu, l’espace, le possible[1]. » L’animal sauvage est donc d’abord l’animal solitaire qui erre dans la forêt. Il serait nécessaire et juste de commencer par cela, de faire justice à cette modalité d’être au monde qui se noue dans l’errance et la solitude des lieux sylvestres, avant de se ruer sur l’image du sauvage comme forme de violence incontrôlée, incontrôlable et échappant à la raison. Le sauvage, c’est le féral, le fier, le farouche, celui qui résiste à la sélection.

Notre littérature est nourrie par la représentation archaïque de la dévoration. Il faut préalablement distinguer l’avalement et l’engloutissement de la dévoration. Jonas est avalé par la baleine dans la Bible, il n’est pas dévoré. Idem pour la scène de l’eucharistie dont on dit que l’hostie ne doit pas être croquée ou mâchée. Dans notre culture, en termes d’ingestion et dans le champ du symbolique, rien n’est évidemment plus puissant que l’eucharistie. Quatre mots, « Ceci est mon corps », font passer de l’exposition d’un morceau à l’ingestion symbolique du divin. Miracle de la transsubstantiation.

Mais « dévorer », c’est tout autre chose, c’est mettre en pièces. Le Littré en donne la définition suivante : « Saisir à belles dents et manger une proie » et Le Grand Robert de la langue française : « Manger en déchirant avec ses dents ». Le Petit Chaperon rouge, du conte populaire, est bien dévoré chez Perrault, mais avalé chez Grimm. « Le loup et l’agneau » de La Fontaine est également dévoré. Et les textes ne manquent pas, notamment dans la littérature de jeunesse, où l’on ne compte plus les albums et les réécritures de conte dans lesquelles la dévoration focalise les angoisses enfantines, en particulier au travers des ogres ou des loups, lesquels ont payé très cher leur mauvaise réputation.

Manger ou être mangé, voilà bien l’enjeu de nombreux contes et fables. On songe aussi à Melville décrivant, dans Moby-Dick, la béance de la jambe perdue d’Achab. Ou plus récemment Grizzly Man[2], dévoré par un ours dont il se croyait le protecteur. S’il existe une approche radicale et sensible du sauvage, c’est bien dans le corps-à-corps entre l’homme et l’animal. Événement on ne peut plus rare, mais dont l’existence et les récits sont toujours profondément bouleversants. La rencontre entre l’humain et l’animal, en particulier avec l’ours, est un thème profondément ancré dans l’histoire culturelle. Présente dans les mythes, les contes et les récits de diverses cultures à travers les âges, elle nourrit notre imaginaire, notamment notre enfance.

Néanmoins, cette interaction ne saurait se réduire à une simple confrontation entre deux êtres distincts ; elle appelle à une compréhension plus fine, enchevêtrée dans les dimensions multiples de l’existence. Croire aux fauves, de Nastassja Martin, se propose de revisiter cette rencontre en mettant en lumière ses multiples aspects, qu’ils soient anthropologiques, philosophiques ou même ontologiques.

L’événement

Le récit commence in media res, dans l’après-coup de la rencontre fracassante entre la narratrice et l’ours. Nastassja Martin, et c’est la première originalité de son récit, s’écarte délibérément de la forme épique et spectaculaire qui ferait de cette rencontre un événement inouï, voire inénarrable. La seconde originalité de cette entrée dans le livre réside dans le paradoxe d’une agression mortelle qui se mue en (re)naissance dans ce récit qui n’est pas sans rappeler, même si la narration diffère, Dans l’œil du crocodile, celui de Val Plumwood, qui faillit être dévorée par un crocodile[3]. Le ton est donc affirmé dès le début. Loin du drame et de la terreur de la rencontre, le livre narre une autre épopée, celle de la métamorphose d’une subjectivité : « Comme aux temps du mythe, c’est l’indistinction qui règne, je suis cette forme incertaine aux traits disparus sous les brèches ouvertes du visage, recouverte d’humeurs et de sang : c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort[4]. » Autrement dit, l’événement n’est peut-être pas tant la lutte avec l’ours que la rencontre avec soi-même, parce que les blessures, la souffrance imposent un retour sur soi, une aptitude aux métamorphoses.

Sans déflorer le récit de la rencontre, le lecteur devra patienter jusqu’aux dix dernières pages du livre pour la découvrir, sous une forme particulièrement sobre, dénuée de tout pathos : « En ce jour du 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent[5]. » Le choix du terme « rencontre », qui se substitue à toute forme de violence, est un geste stylistique pour signifier qu’il ne s’agit ni d’une hostilité ni d’une répulsion entre l’animal et l’humain. Deux univers s’effondrent l’un dans l’autre, et deux corps se déchirent réciproquement et, ce faisant, interrogent les frontières territoriales et ontologiques qui séparent l’humain et l’animal.

Sans doute, pour l’animal sauvage, le corps humain n’est-il justement pas une frontière. Toute la reconstruction corporelle et psychique ne peut se réaliser qu’à condition de redevenir soi-même une frontière. Ainsi, on doit être attentif à tous les passages du récit où la chair suinte, suppure, car ce corps qui s’épanche vers le dehors, c’est justement un corps qui n’est pas redevenu frontière.

Les rêves

Dans cette rencontre entre l’ours et l’anthropologue, le rêve et son interprétation symbolique et proleptique jouent un rôle prépondérant dans la mesure où il permet d’élaborer un réseau de significations : rêver de l’ours et autour de l’ours prolonge la rencontre initiale. Sans parler d’un fatum, toute l’analyse de Nastassja Martin atteste du fait qu’elle n’interprète pas la rencontre comme un hasard ou un fatal accident, bien au contraire : il a toujours été question « d’aller au-devant de mon rêve », l’expression revient à plusieurs reprises.

Les rêves sont associés à de nombreuses scènes où l’imaginaire est libéré. Ce sont des moments récurrents mais singuliers, comme les effets secondaires des injections de morphine ou les réveils d’anesthésie pendant lesquels la conscience n’a pas été encore retrouvée. Ces moments sont privilégiés parce qu’ils fonctionnent comme des points de jonction entre le réel et l’imaginaire sur lesquels viennent se greffer l’événement et ses conséquences. Aussi, le rêve de l’ours avant la rencontre acquiert-il une réelle puissance prophétique.

Enfin, le rêve fait explicitement partie du processus de guérison. C’est pourquoi, afin de donner toute sa signification à l’histoire de cette rencontre brutale, Nastassja Martin éprouve la nécessité de retourner chez les Évènes – ethnie du groupe des Toungouses du nord de la Sibérie et du nord de l’Extrême-Orient russe –, plus à même de lui dévoiler la vérité que sa psychologue. Il faut, écrit-elle, retrouver, renouer le dialogue avec ceux qui l’ont accueillie lors de ses recherches, car ils parlent aux ours dans leurs rêves[6]. Chez les Évènes, le rêve concerne la collectivité, et une partie de leur temps est consacrée à la narration et à l’interprétation de leurs contenus. Le rêve, dans cette singulière configuration, n’est pas seulement une rencontre avec l’imaginaire, les peurs ou les fantasmes, c’est essentiellement l’expérience d’un dialogue avec le monde, en premier lieu avec les animaux sauvages. Le rêve est donc une temporalité privilégiée où les entités humaines et non humaines sont susceptibles d’altérations et de diverses métamorphoses. La narratrice n’exclut d’ailleurs pas que l’ours lui-même puisse rêver de cette terrible rencontre.

Les enjeux d’une métamorphose, mi-femme mi-ours

D’un point de vue existentiel, elle est qualifiée par ses amis Évènes de « miedka », c’est-à-dire moitié femme, moitié ours. La violence de la rencontre devient une injonction à repenser les frontières entre l’humain et l’animal. Dans l’extrême vulnérabilité dans laquelle elle se trouve, son corps, aux confins d’une passivité imposée, devient un territoire à conquérir pour tel ou tel chirurgien. Il s’y dépose une autre écriture, celle de l’histoire de la chirurgie réparatrice.

En quelque sorte, le terrain, notion si chère à l’anthropologue, est en l’occurrence son propre corps, il devient le lieu de l’expérience anthropologique. Et c’est grâce à l’écriture qu’elle peut se reconstruire et non pas trouver des réponses, mais creuser des interrogations sur les significations possibles de cette rencontre.

Croire aux fauves est aussi un récit où l’anthropologie renoue avec le mythe, avec des récits archaïques qui ont façonné l’image de l’ours et, à travers lui, les identités de l’animal sauvage. Lors de sa rencontre avec les Évènes, ils la surnomme également « mathuka » parce qu’ils lui trouvent des analogies avec l’ours : sa musculature, sa chevelure qui ressemble à une fourrure, son goût pour les baies sauvages, son plaisir de grimper dans les arbres et sa grande capacité à rêver, comme les ours. Autant de correspondances entre elle et l’animal forgent les conditions d’une rencontre. Elle peut ainsi écrire, sans être à même de l’expliquer : « […] je sais que cette rencontre a été préparée. J’ai de longue date posé tous les jalons nécessaires pour me mener dans la gueule de l’ours, vers son baiser. » (CF, page 47).

L’écriture de l’ours

La rencontre a généré de l’hybridité non pas symbolique mais charnelle, les peaux se sont collées, le sang a été versé, des fragments des deux ont été réciproquement emportés, deux mondes se sont interpénétrés. L’ours a apposé sa signature dans la chair de l’anthropologue. Au fond, tout ce récit est une rencontre avec l’écriture de cet animal et les façons d’interpréter l’écriture de la métamorphose,  Natassja Martin parle d’ailleurs d’une nouvelle naissance. De cet éclatement des corps, l’écriture porte de profonds stigmates, une poétique certaine de la souffrance, mais aussi un éclatement de la chronologie, ponctué par des introspections et des rétrospections. Le temps est bien sorti des gonds. Sans faire de parallèle trop hâtif, il est probable que la quête d’une écriture hybride est probablement le plus sûr moyen pour dire une nouvelle forme de parenté, qui peut-être échappe au logos :

« Je suis allée au bout de la rencontre archaïque, mais je suis revenue puisque je ne suis pas morte. Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Enfin je crois. Quelque chose qui ressemble à moi, les traits du masque animiste en plus : je suis inside out. Le fond animiste des humains c’est le visage déformé du masque. Moitié homme moitié phoque ; moitié homme moitié aigle ; moitié homme moitié loup. Moitié femme moitié ours. Le dessous du visage, le fond humain des bêtes, c’est ce que l’ours voit dans les yeux de celui qu’il ne devait pas regarder ; c’est ce que mon ours a vu dans mes yeux. Sa part d’humanité ; le visage sous son visage » (CF., page 128)

Si ce livre est bien une œuvre littéraire, Croire aux fauves est un livre d’anthropologue. Natassja Martin ne quitte jamais les interrogations sur les identités mouvantes et les formes d’ontologie, notamment animiste qu’elle oppose, en bonne héritière de Descola, à la lecture psychanalytique que l’une de ses thérapeutes cherche à lui imposer.

Science poétique

L’écriture de Nastassja offre un pas important dans le champ de l’écriture des sciences sociales, elle réaffirme après une parenthèse de quelques décennies la possibilité de concevoir une recherche scientifique sans faire le deuil d’une narration poétique et autobiographique. Cette écriture fait la part belle aux interrogations personnelles et aux ouvertures intertextuelles poétiques. Le dispositif volontairement dialogique permet non seulement de faire entendre les voix de l’altérité, mais de saisir des moments intimes du sujet écrivant, qu’il s’agisse d’affects ou d’hypothèses heuristiques. Les choix littéraires opérés par Nastassja Martin participe à l’émergence de personnages, habitant une autre modernité que la nôtre, et dont Daria, la matriarche Évène, érigée pratiquement en substitue maternelle, constituerait la figure emblématique.

L’expérience scripturaire de l’autrice ne semble jamais figée, toujours en quête d’autres formes, d’autres dialogues, comme dans l’article important qu’elle cosigne avec Baptiste Morizot « Retour du temps du mythe », dans lequel les voix philosophique et anthropologique parfois se distinguent, parfois font preuve d’univocité, dans une écriture encore une fois fragmentaire. L’écriture moderne du vivant ne peut être qu’hybride, que prendre en acte des métamorphoses, comme celles des coywolfs ou des pizzlys qui constituent de nouvelles espèces. Comme le vivant, l’écriture anthropologique est appelée à de nouvelles hybridations, altérées par nos interdépendances avec le non-humain.

Dans « L’écriture sauvage », texte publié dans son recueil Le Sens des lieux (Wildproject), Gary Snyder écrit : « L’écriture de la nature a le potentiel de devenir le type d’écriture la plus vitale, radicale, fluide, transgressive, pansexuelle, subductive et moralement stimulante. Ce faisant, elle pourrait aider à arrêter une des choses les plus terribles de notre époque – la destruction des espèces et de leurs habitats, l’élimination définitive de certains êtres vivants. » (page 178)

Perspectives d’étude de l’œuvre

Outre traversé trop rapidement, Croire aux fauves mérite à bien des égards – et pas seulement en raison du prix légitime des lycéens – d’être étudiée en classe de seconde.

Il faudrait aussi analyser d’autres thématiques, par exemple la coexistence de ce que Nastassja Martin nomme « l’écriture diurne et l’écriture nocturne », la première étant celle de la science, de l’anthropologie, la nocturne étant celle de l’intime, des impressions, des échappées narratives, oniriques ou poétiques, le terreau littéraire sur lequel s’appuie principalement la rédaction de Croire aux fauves.

Il serait important de rendre les élèves sensibles à ce double régime d’écriture : le récit n’est pas seulement celui d’une rencontre dramatique et d’une résurrection, c’est une œuvre d’anthropologue qui interroge notre rapport au monde, aux autres cultures, notamment animistes, et aux autres animaux. À cet égard, la lecture de quelques extraits de son second livre d’anthropologue À l’Est des rêves permettrait d’observer la manière dont les deux œuvres de Nastassja Martin participent d’une même curiosité, d’une même exigence.

L’étude de cette œuvre est une manière de proposer aux élèves un récit qui, en offrant de nombreuses références aux enjeux des cultures animistes, les oblige à se décentrer et à se confronter à des modes de culture étrangers à nos représentations occidentales. On insistera sur le fait que cette approche de la culture et du mode de vie animiste n’est pas le fait d’un peuple « sauvage » ou « sous-cultivé », mais qu’il est simplement le mode de pensée d’une autre conception de la nature et des rapports entre l’homme et le vivant.

E. H.

Nastassja Martin, Croire aux fauves, collection « Folio », Gallimard, 2024, 160 pages, 7,80 euros.

Lectures complémentaires

Livres :

  • Nastassja Martin, À l’est des rêves. Réponses Even aux crises systémiques, Les empêcheurs de tourner en rond, 2022.
  • Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie, traduction de Pierre Madelin, Wildproject, 2021.
  • Gary Snyder, Le Sens des lieux. Éthique, esthétique et bassins-versants, traduction de Christophe Roncato Tounsi, Wildproject, 2018.

Entretiens :

Articles critiques :


Notes

[1] Pascal Quignard, Mourir de penser, Grasset, 2014.

[2] Werner Herzog, Grizzly Man, 2005. Ce documentaire construit en partie avec les archives de Timothy Treadwell raconte l’histoire de cet aventurier qui filme les ours et cherche à sensibiliser le public afin qu’il préserve le sauvage. Treadwell vécut de longs mois parmi les ours. En 2003, alors qu’il se rend pour la treizième année sur le site de Katma National Park Preserve en Alaska, lui et sa compagne Amie Huguenard vont être dévorés par l’un de leurs protégés.

[3] Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile, Wildproject, 2021.

[4] Nastassja Martin, Croire aux fauves, Gallimard, coll. Verticales, 2019, p.13.

[5] Ibid., page 137.

[6] Voir les nombreux passages dans A l’est des rêves où il est question de rêver des animaux, rêver avec les animaux, ce que nous, occidentaux avons perdu depuis bien longtemps.


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Eric Hoppenot
Eric Hoppenot