"Mother", de Darren Aronofsky, ou la création destructrice
Darren Aronofsky a été hué et sifflé à la Mostra de Venise quand il a présenté à la presse, en compétition officielle, son dernier film. Mother est, il est vrai, difficile à supporter et à comprendre, mais, l’exigence de son auteur étant connue, il mérite une véritable exégèse.
C’est que le réalisateur de Black Swan a visé très haut avec cette intrigue intimiste qui se veut la double allégorie de la création artistique qui détruit et dévore tout ce qui l’entoure et du rapport plus général de l’homme à la planète, saccagée sans scrupules pour satisfaire ses besoins.
Le cinéaste n’a rien épargné à son public en transformant peu à peu cette donnée en un thriller fantastique, dont l’horreur absolue doit autant au Polanski de Rosemary’s Baby et de Carnage qu’aux films les plus audacieux de Peter Greenaway.
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Un rêve de paradis
Lui, c’est l’écrivain stérile devant sa page blanche, incarné par Javier Bardem, impressionnant de calme bouillonnant. Elle, c’est Mother, la jeune femme capable de tout donner par amour, et surtout de reconstruire un foyer et une vie pour ce grand blessé, dont la maison a brûlé.
Jennifer Lawrence sublime la généreuse maternité de cette modeste héroïne qui restaure patiemment et attentivement la maison victorienne isolée en pleine campagne de son époux, rêve amoureux de solitude à deux, en vue de créer un idyllique “paradis”.
Mais c’est plutôt l’enfer qui s’annonce, comme dans les polars ou les thrillers, quand on frappe à la porte : un homme arrive, puis sa femme, puis ses deux fils qui se querellent avec une agressivité incroyable. Adieu, le calme et la sérénité ! Envahissants, indiscrets, les étrangers offrent de surcroît l’image d’un amour sensuel et passionné bien différent de celui que connaissent l’artiste et Mother. Ed Harris et Michelle Pfeiffer sont excellents dans ces rôles ambigus.
La violence fait irruption dans cette vie tranquille, terrifie Mother, mais semble en revanche combler d’aise l’écrivain en quête d’idées. Lorsqu’ils arrivent enfin à se délivrer des intrus, la paix revenue, ils font l’amour et elle devient enceinte, tandis que lui pond en quelques jours un livre appelé à un grand succès.
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La maison, personnage central du film
Aucune musique n’aurait pu accompagner la violence destructrice annoncée par les curieux bruits de cette maison, qui est le personnage central du film. Elle grince, elle gémit, elle saigne, elle tend des pièges. Caméra à l’épaule, le chef opérateur Mathieu Libatique adopte le point de vue exclusif de Mother et filme en longs plans séquences ses déplacements sur les deux étages de la propriété et ses étroits couloirs, pivotant vers la gauche ou la droite pour saisir ce qui se passe dans une autre pièce.
Profondeur de champ, peu de plans larges sauf pour les scènes où Mother est seule et où la caméra est soit positionnée à la hauteur de ses épaules, soit pointée sur son visage, ou encore quand elle suit la direction de son regard. Plans rapprochés pour l’intimité, mais aussi pour la violence, heureusement floutée aux pires moments.
Car la troisième partie du film est impossible à décrire. Disons seulement que c’est une bacchanale, une descente aux enfers, une ordalie, une messe noire. L’irruption dans ce coin perdu de campagne d’un nombre impressionnant de fans venus voir et toucher l’écrivain va tout détruire dans cette maison et dans cette vie si paisible et si bien réglée. Le rythme s’emballe. À l’effroi succède l’épouvante, au bonheur la désolation et la mort. Au huis clos du couple, l’invasion sans frein d’une horde déchaînée, avide d’arracher le moindre bribe du décor de son idole comme trophée.
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De la violence au mythe
Avec cette dernière partie du film, on quitte la civilisation moderne pour la sauvagerie la plus débridée. Des mythes surgissent à notre esprit : le mythe orphique de la mise à mort de Dionysos par les Titans, le dépeçage d’Actéon par les chiens de Diane, Médée offrant ses enfants à manger à son époux infidèle. Mais aucun d’eux n’a la violence de ces séquences diaboliques qui évoquent L’Enfer de Dante, Ugolin dévorant ses enfants par exemple.
Différents enfers sont en effet mis en scène dans Mother. D’abord l’enfer du couple, avec la routine qui s’installe même dans les ménages les plus unis, l’ennui impalpable de la vie quotidienne. Ici il s’agit de surcroît du couple antinomique de l’écrivain stérile et de la femme féconde. Il lui fait à peine l’amour, à cette fée du logis qui, à force de ranger son intérieur, ne l’inspire plus; il a besoin de sortir de cette relation claustrophobique dans cette maison isolée et accueille avec enthousiasme ses visiteurs, si encombrants soient-ils.
Pourtant, qu’il le réalise ou non, pour elle, l’enfer c’est les autres. Ils envahissent la maison, empiètent sur la vie de leurs hôtes, visitent effrontément leurs pièces les plus secrètes, s’installent et apportent avec eux leur amour insolent, leurs rancœurs, leurs querelles de famille, leur violence meurtrière.
Mais l’enfer, c’est surtout ce que vit l’humanité en cette période historique où nous avons oublié que la terre-Mère – à la fois la Gaïa d’Hésiode, la Cybèle phrygienne et la Rhéa grecque – est un organisme vivant qui nous nourrit et mérite tous nos soins et toute notre sollicitude. Exploitée, dépecée, vidée de sa substance par le jeu des intérêts financiers individuels et collectifs, elle a beau nous donner des avertissements comme le réchauffement climatique, les tsunamis, les accidents nucléaires, nous continuons joyeusement le saccage sans même penser à ce que deviendront nos propres enfants.
Aronofsky a été très frappé par le livre New Age Woman and Nature de Susan Griffin, qui établissait un parallèle entre la manière dont les hommes se comportent parfois avec les femmes et la manière dont les êtres humains se comportent avec la planète. “Mother Earth, Mother Life“, disait Terrence Malick. À la mélopée, Aronofsky préfère la mise en scène d’une violence terrifiante – à la fois réelle et symbolique, individuelle et collective –, qui était déjà présente dans le déluge de Noé par lequel Dieu efface l’humanité de la surface de la terre.
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Un registre symbolique
On le voit, la signification biblique et kabbalistique s’impose pour ce film d’une grande profondeur, qui identifie l’artiste au Dieu de la Bible, capable également de détruire non seulement Sodome et Gomorrhe, mais le monde vivant tout entier. Comme Dieu, l’artiste a besoin du feu – esch en hébreu – racine présente dans le premier mot de la Torah, Bereshit (au commencement ou au principe). Le feu est donc le premier élément de la création. Et l’homme est lui-même fils du feu comme le montre la ressemblance des racines isch / esch.
Quand la maison du poète a brûlé, le feu a alimenté son inspiration. Sans le feu de l’esprit, l’homme n’est que golem, glaise molle, amorphe, il est incapable de s’exprimer. La maison a été entièrement détruite sans qu’on sache s’il y avait des habitants. La seule chose qu’il en ait sauvée et retirée est ce curieux objet translucide, qu’il conserve jalousement dans son bureau, à l’abri des regards pour favoriser son inspiration.
Ce porte-bonheur fait penser par sa forme mystérieuse à cette partie du corps indéterminée et indestructible, qui permettrait la résurrection après la mort selon certains prophètes comme Ezéchiel (37).
Elle serait située au bas de la colonne vertébrale ou du moins dans une cavité secrète, cachée, peut-être la cavité du cœur, considéré comme centre de l’être, et contenant de l’« Œuf du Monde ». Elle représente ce qu’il y de plus intérieur, de plus caché et de plus inviolable en l’être humain. Elle est, selon René Guénon, « une particule corporelle indestructible, représentée symboliquement comme un os très dur, et à laquelle l’âme demeurerait liée après la mort et jusqu’à la résurrection », qui se fera par la rosée céleste revivifiant les ossements desséchés (Le Roi du monde, Gallimard, 1973, p. 64).
Elle est appelée en hébreu luz, mot qui signifie amande, noyau, mais qui, symbolisant non seulement l’immortalité, mais surtout l’éternité de l’homme, est essentiellement un fruit de lumière. C’est la racine même de l’idée du sacré.
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Le feu purificateur
Aronofsky prête à Mother, selon le vers de Nerval, « les soupirs de la sainte et les cris de la fée ». Mais ce qu’il nous donne à voir, par les scènes primitives les plus archaïques de l’inconscient collectif, c’est l’entrelacement de ses fantasmes œdipiens d’artiste enfant en quête de reconnaissance et de ses craintes viscérales au sujet de la Terre Mère.
Si l’homme actuel tire sa substance de la terre, l’artiste est cet Œdipe emblématique qui ne cesse de vouloir posséder sa mère et profiter de la générosité féminine. Comme le peintre d’Edgar Poe qui tue son épouse à force de vouloir lui soutirer la vie qu’il veut pour son portrait. Mère ou chimère, muse ou femme idéale, Mother s’oppose à l’image sidérante et composite de Méduse, sexe maternel par excellence, objet des interrogations infinies de tout enfant, incarnée ici par l’épouse de l’hôte indiscret à la sexualité exhibée.
Mother, elle, femme peu fatale, au cœur grand ouvert, est trop innocente ou angélique pour ne pas tenter le démon. Elle incarne la maternité douce et attentive dont l’artiste n’a que faire. Le romancier/cinéaste s’identifie au Diable, et ne cherche qu’à la profaner : il en fait sa sorcière, sa sirène, sa meilleure source d’inspiration, exploitée jusqu’à la moelle. S’il éprouve le besoin de la livrer au bûcher du jugement de Dieu, c’est sans doute pour en faire non seulement une martyre mais aussi le symbole des pulsions sublimées par le feu.
Un traité alchimique est intitulé Ha Esh Mezareph, Le Feu purificateur. Car le feu symbolise le désir maîtrisé, rationalisé, rendu productif; il est l’image de la sublimation – au double sens alchimique et psychanalytique –, c’est-à-dire de la création. Le complexe de Prométhée n’est-il pas, selon Bachelard, le complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle ?
Brillant par sa réalisation, d’une profondeur presque insondable, magistralement interprété, Mother de Darren Aronofsky comblera les amateurs de fantastique et de thriller, mais c’est un film d’horreur à ne pas montrer aux âmes sensibles, s’il en reste.
Anne-Marie Baron
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Voir sur ce site les critiques d’Anne-Marie Baron consacrées à :
• « Noé », de Darren Aronofsky,
• « Black Swan », de Darren Aronofsky.