Monsieur Aznavour,
de Mehdi Idir et de Grand Corps malade :
l’histoire de sa bohème
Par Milly La Delfa, professeure de lettres (lycée Sévigné, Paris)
Mehdi Idir et Grand Corps malade rendent hommage à la carrière et aux chansons de celui qui se « voyai[t] déjà en haut de l’affiche » et n’en est jamais descendu. « Entre galères et poèmes[1] », ils insistent notamment sur son travail d’écriture.
Par Milly La Delfa, professeure de lettres (lycée Sévigné, Paris)
Dans son roman-somme, Les Années[2], l’écrivaine Annie Ernaux rappelle le rôle essentiel que jouent les chansons, à la fois témoin d’une époque dont elles émanent et qu’elles symbolisent et lien fédérateur entre les générations. Le biopic réalisé par le cinéaste Mehdi Idir et Grand Corps maladerepose sur la même certitude : les chansons rassemblent, et personne n’a su comme Charles Aznavour toucher au cœur le public d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui. Si le slameur-réalisateur de Saint-Denis scande « À chacun sa bohème[3] », celle de Montmartre et de monsieur Aznavour est reprise en chœur par les jeunes de vingt ans et ceux qui ne les ont plus depuis longtemps. Les spectateurs en salle ne s’y trompent pas, le jour de la première, ils étaient nombreux à applaudir.
Un travailleur acharné
Le titre du film ne laisse aucun doute : ce film biographique est avant tout un hommage, l’expression cinématographique de l’admiration que ses réalisateurs portent au chanteur. Grand Corps malade, qui a partagé en 2008 un titre avec Charles Aznavour, « Tu es donc j’apprends », s’est souvent exprimé sur l’importance qu’ont eue dans sa bibliothèque musicale les chanteurs à texte en général et Charles Aznavour en particulier. L’enthousiasme à l’égard du personnage, un hardi, donne à l’œuvre son rythme et sa couleur.
C’est d’abord le travailleur acharné que le film salue. Premier levé, dernier couché, homme de scène et parolier à la table, Charles Aznavour (incarné par Tahar Rahim) ne compte que sur son endurance pour pallier certains défauts qu’on ne cesse de lui reprocher : une voix voilée, un corps disharmonieux, un manque de charme. « Rien ne résiste à dix-sept heures de travail par jour. », rétorque-t-il alors à ceux qui lui enjoignent de prendre du repos.
Le chanteur suit son rêve comme une revanche : celui d’un garçon à qui le père ne cesse de répéter qu’il faut se souvenir de « là d’où il vient et regarder là où il est aujourd’hui. » Son peuple arménien d’origine, dont l’histoire est trop peu connue en France – « Arménien, c’est quoi ça ? », demande Édith Piaf – subit le racisme ordinaire qui s’abat sur les populations immigrées. Leur patronyme est systématiquement écorché, on les renvoie à des stéréotypes : « Les Arméniens, ça a la réputation de savoir compter. Aznavour, il ferait mieux de faire de la comptabilité. » Derrière ce récit de vie, le film rappelle aussi ce que doit le patrimoine français doit aux étrangers qui ont choisi de venir en France et qu’elle a accueillis.
L’écriture comme ressort dramatique
La narration de cette vie d’exception est largement linéaire et retrace les différentes périodes musicales et artistiques du chanteur au gré de chapitres dont il semble écrire lui-même les titres sur ces carnets qui ne le quittent jamais.
Une distorsion temporelle vient tout de même complexifier cette trame : la scène inaugurale montre le chanteur à une période charnière. En panne d’inspiration, la page lignée de son carnet rouge est vide, il remet en question la confiance qu’il a toujours eue en son talent et les choix risqués qu’il a faits. Toute la première partie du film, un important flash-back, va retracer les différentes étapes de sa carrière jusqu’à rejoindre, dans la narration, ce moment charnière. D’abord cantonné aux reprises dans des cabarets de seconde zone, puis au duo à la mode avec Pierre Roche, c’est sa rencontre avec Édith Piaf – incroyable Marie-Julie Baup – qui va changer une première fois le cours de son existence en lui donnant le goût de l’ailleurs et celui d’une vie consacrée à la musique.
Si l’instrument de Piaf est sa voix, celui d’Aznavour est la plume. Le travail d’écriture ne cesse d’occuper l’écran : combien de gros plans sur sa main qui écrit ou d’inserts sur le cahier rouge émaillent le film ? À la faveur d’un travelling vertical en contre-plongée, le nombre de cahiers rouges se déroule sous les yeux du spectateur qui prend alors la mesure de toutes les chansons que le compositeur a écrites, pour lui ou pour les autres. La « formule Aznavour », il la doit au passage d’une écriture musicale rythmique à une écriture plus personnelle. Se détournant des jeux vocaux et renouant avec le lyrisme poétique qui permet de dire « je » sans que celui-ci soit totalement autobiographique, Aznavour délaisse les morceaux syncopés de ses débuts, pour des textes qui, en s’arrimant à son vécu, deviennent universels. Sa sincérité bouleverse et lui attache le public.
Une même sincérité se devine dans l’engagement artistique de l’équipe du film qui laisse une large place aux chansons, la magie des deux arts opérant de concert.
M. L. D.
Monsieur Aznavour, film français (2h13) réalisé par Mehdi Idir et Grand Corps Malade, avec Tahar Rahim, Bastien Bouillon, Marie-Julie Baup.
Notes
[1] Grand Corps malade, À chacun sa bohème, 2024
[2] Annie Ernaux, Les Années, collection « Quarto », Éditions Gallimard, Paris, 2011.
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