« Monrovia, Indiana », de Frederick Wiseman
Le dernier film du documentariste Frederick Wiseman est souvent présenté dans la presse comme une exploration de l’Amérique trumpienne – c’est-à-dire celle qui lui a permis d’être élu et qu’il symbolise. Wiseman délaisse alors la description des institutions culturelles pour se plonger au sein d’une Amérique anonyme, éternelle, dont le paysage essentiellement agricole, à peine rayé de quelques routes, semble ne fluctuer qu’au gré des saisons et du rythme des pluies.
Dans le portrait continu que ses films dressent de son pays, Wiseman ne s’intéresse plus à la place de la culture et de l’éducation (c’était son film précédent, Ex Libris : The New York Public Library), ni à l’articulation politique des différentes cultures ou communautés (In Jackson Heights). Ces deux films se déroulaient dans sa ville, New York. Celui-ci s’intéresse précisément à son envers : non une mégalopole mais une toute petite bourgade d’à peine un millier d’habitants ; non la formation intellectuelle mais le travail des champs et des animaux ; non un cœur bouillonnant mais un village à l’écart, jaloux et soucieux de cet écart justement.
Il aurait été tentant de voir dans ce film un manifeste, un tract ou un brûlot politique ; Wiseman d’éloigne délibérément de toute démarche pamphlétaire et il serait difficile de déceler une séquence qui puisse être à charge contre les habitants qu’il filme. Fidèle à sa méthode, il se refuse à tout jugement pour préférer l’enregistrement des actes quotidiens, a priori les plus soustraits à une démarche idéologique consciente ou revendicative. Cela ne signifie pas que la dimension politique soit absente ; c’est qu’elle ne se résume surtout pas à une prise de position et qu’elle dépend des choix de montage et de l’interprétation de son spectateur.
Filmer l’éternité
Le geste de montage le plus décisif dans ce film est aussi le plus discret. Il est relatif aux différents plans de coupe qui ponctuent et scandent le documentaire. Dès le début du film, Wiseman insère des plans qui pourraient se confondre avec des photographies si on n’y décelait pas des traces du vent. Routes où personne ne passe. Grandes maisons majestueuses filmées de loin. Hangars au parking presque désert. Ce pourrait être du Jeff Wall (du coté de la photographie expérimentale) ou de l’Edward Hopper (du côté de la peinture). Chaque élément du paysage est transfiguré pour devenir des blocs d’éternité, détachés du passage du temps.
Les plans sont nombreux, de telle sorte qu’il ne s’agisse pas vraiment de séquences de respiration entre des séquences vouées au drame ou à la parole. Le montage de Wiseman indique l’inverse : ce sont les séquences dialoguées qui paraissent alors devenir des intermèdes ou des interludes. Wiseman ne présente pas immédiatement les figures humaines : il attend pour faire sentir au spectateur le poids de l’immobilité, de l’éternité, de l’immuable qui composent l’essence de ce village. Les éléments humains ne deviennent alors que des agents d’un trouble éphémère, bientôt absorbés par l’écoulement du temps.
C’est pour cette raison qu’il insiste sur les travaux et les jours, donnant des indications de saisons à travers les averses et la croissance des céréales, se refusant à indiquer le moindre calendrier. Si ce village est attaché à la terre, c’est qu’il est une figure de permanence, rebelle à toute idée et à toute transformation physique qui la transformerait. Peut-être que cette permanence est moins un conservatisme idéologique qu’un rapport aux choses et aux êtres. C’est en cela qu’elle n’est pas contestable et que ses habitants ne peuvent être convaincus par des idées différentes des leurs. C’est qu’ils sont à leur façon des matérialisations de la même terre et qu’ils prétendent aussi défier l’éternité.
Filmer un lieu sans ses habitants
Dès lors l’architecture de la ville existe-t-elle ? Le cœur de Monrovia paraît se situer davantage dans des carrefours déserts, dans des champs qui avalent l’horizon que dans des rues, des bâtiments, des centres. Autant le campus de Berkeley était tentaculaire, expansif, décentré (At Berkeley), autant le musée londonien de la National Gallery se composait de pièces différentes, étonnantes, voire secrètes (National Gallery), autant Monrovia existe à peine quelque part.
Dans ses précédents documentaires, Wiseman montrait un lieu qui s’étend pour devenir un monde ; ici, à l’inverse, Wiseman enregistre le monde des éléments et de l’éternité et celui-ci ne peut s’incarner véritablement en un lieu unique. Wiseman évide la ville de Monrovia. Les espaces ne sont pas reliés entre eux, et on a l’impression que de grandes étendues presque vides les séparent les uns des autres. Il reste seulement par-ci par-là quelques lieux institutionnels qui lui donnent forme et consistance : un lycée, un bâtiment administratif, une clinique vétérinaire, un gymnase qui devient si nécessaire un lieu d’exposition, un coiffeur, un bar, une église, un cimetière pour finir. Pas grand-chose à traverser ni à explorer vraiment. Car le cinéaste décrit à peine leur fonctionnement – il montre surtout à quel point ces lieux sont dirigés vers le passé et le convoquent. La première scène du film montre moins un cours dans un lycée que la célébration des vedettes de base-ball qui sont passées autrefois par l’établissement. Les couloirs d’ailleurs sont vides, filmés sans beaucoup d’élèves, et convergent vers un tableau d’honneur, des photographies qui évoquent une forme de mémorial.
Penser l’effacement
Ce n’est pas la vie qui vient qui intéresse Wiseman, mais celle qui s’en va, qui fuit et s’évanouit. Lorsqu’il filme un camion qui traverse une colline, il ne garde que le moment où le camion disparaît derrière la colline : cette coupe vaut manifeste ou théorie. Ce n’est pas le passage ou la traversée qui compte, mais la disparition, l’évanouissement, l’effacement. Toutes les séquences dialoguées vont dans ce sens, et en particulier les réunions administratives (où on se demande s’il faut vraiment agrandir la ville, construire et ainsi déranger cet ordre du monde qui est le corps véritable de la ville) ou les conversations au bar (pas vraiment nostalgiques, elles ne font que faire état de ceux qui meurent, montrant le corps vieillissant de ceux qui ne savent que rester).
Du coup, contrairement à ce qu’on pourrait penser avant de voir le film, les éléments politiques ou partisans semblent faire effraction dans le montage, s’invitant pour décentrer le film, le rattachant à un présent historique lorsque Wiseman s’attache à regarder tout ce qui lui est profondément réfractaire. Les figures humaines amènent le film du côté de la trace alors que Wiseman filme le lieu comme insensible au changement. Les véritables habitants sont les plantes, les fleurs ou les animaux : les veaux qu’il filme au début du film ne sont pas de futures victimes qui vont vers l’abattoir (Meat) mais des êtres qui nous regardent et nous interrogent (via des regards-caméras saisissants).
Séparer la ville et le politique
Deux séquences, placées dans la seconde moitié du film, font état de ce présent : il s’agit de celle dans l’armurerie ainsi que des slogans politiques républicains. Il est intéressant de confronter ces passages à des extraits de films de Michael Moore ou d’imaginer ce qu’il en aurait fait. Moore, à coup sûr, aurait pris à partie les habitants, les obligeant à réagir à quelque fait d’actualité et aurait chercher à cliver le débat et à créer des oppositions. Il suffit de prendre un extrait de Bowling for Columbine ou de Fahrenheit 9/11. Wiseman fait le contraire : il enregistre la parole des habitants et on entend leur respect pour des habitudes profondément enracinées (d’où peut-être le retour lancinant de ces grands arbres magnifiques qui se déploient et protègent).
Est-ce à dire qu’il prend fait et cause pour cet enracinement et pour cette envie de conservatisme ? Pas du tout. Son but n’est pas de le stigmatiser mais d’observer qu’il sert un mode de vie, dont l’envers ou l’opposé n’est pas pensable pas ses habitants. Il ne le donne pas à aimer, mais l’impose comme un ordre possible du monde. Du coup, et cela peut déstabiliser, Wiseman ne cherche jamais à attaquer des positions politiques ni à rechercher des événements dramatiques qui seraient vite symboliques. Il n’y a ni caricature, ni déclaration de flamme. Cela ne signifie pas non plus qu’il soit extrêmement froid ou analytique. Wiseman s’éloigne ici du relevé significatif de la mise en scène de soi ou de celle de l’institution par elle-même. Il n’y a ni recherche de pathos ni volonté d’embrigadement, mais une façon de regarder comment les êtres se construisent : ici, c’est une volonté de montrer comment le rapport au temps construit cette communauté et la rapproche du vide comme de la mort.
Opérer le chien
Deux séquences sont particulièrement étonnantes, et elles se suivent presque à la fin du film. Il est difficile pour la première d’y repérer un contenu allégorique ou de le rattacher facilement à une interprétation symbolique. Il s’agit d’une opération médicale par laquelle un vétérinaire raccourcit la queue d’un chien. Wiseman s’appesantit sur la gueule du chien anesthésié, son expression de lassitude, créant une forme de pathétique sourd qui lui est inhabituel. Puis il filme l’opération, le sang qui s’écoule, le membre qu’on coupe et qu’on recoud.
La dimension politique est très difficile à discerner, Wiseman semble justement nous obliger à quitter cette grille de lecture, comme si cette découverte d’une Amérique ignorée état davantage un prétexte qu’un sujet. Il a déjà filmé des opérations (Hospital) et on a déjà pu voir des animaux martyrisés, tués, ouverts (dans Meat ou dans Primate). Il ne s’agit pas non plus de déplacer le regard de la critique à la clinique : de la critique il n’y en a pas, quant à la clinique elle semble manquer son but tant on compatit vite avec la bête. L’intériorité organique du corps rend même vite le spectacle difficile à soutenir alors qu’il parait bénin.
Ce sang qui coule nous oblige à interroger le montage et à réinterpréter les choix de Wiseman. S’agit-il d’une scène qui nous montre une souffrance et une horreur que la construction sociale refoule, dont les habitants n’ont pas conscience et qui les modèlent pourtant ? Dit-elle une vérité sur ce vide que les plans enregistrent et façonnent ? De quelle souffrance la bête est-elle la forme ou l’expression ? Faut-il y voir une vanité ? L’animal opéré est-il une préfiguration du destin de tous ces êtres qui vieillissent ? S’agit-il d’aller lentement vers une dramatisation du récit qui n’est pas celle d’une bipartition idéologique antagoniste mais celle d’un déclin qui n’émeut qu’après coup ? Est-ce le déclin de l’Amérique ou simplement la conscience d’une mortalité inaliénable ?
Enterrer et commémorer : communauté et adieu
La seconde séquence qui se détache nettement correspond à la cérémonie des obsèques et à l’inhumation du cercueil. Là encore, les images paraissent hors sujet. Elles semblent se rattacher à une vie communautaire qui s’épanouit en-dehors des soubresauts du présent. Wiseman insiste sur cette séquence en lui donnant une unité, une continuité qui tranche nettement avec la fragmentation fréquente de ses séquences.
Toute la fin du film est dédiée à la mort et le plan final de tombes de pierre couronnées d’un ciel bleu immaculé s’inscrit dans cette démarche. La mort y est filmée dans sa matérialité quotidienne, enserrée dans les rites de la communauté : elle est à la fois destin et pierre d’achoppement, le ciel n’étant que la version infinie et spectrale de cette mort avec laquelle les habitants vivent. Il s’agit certainement de dire autre chose qu’un vieillissement de la population et de la disparition progressive d’une population. Il est aussi tentant d’en faire une image testamentaire, tant la célébration de la mort est rare chez Wiseman, tant il a refusé aussi d’en faire un point d’orgue.
Est-ce une forme d’inscription autobiographique, une façon de placer ce film comme la fin possible d’un trajet esthétique ? Est-ce une façon de clôturer (un parcours) ou de rappeler (la vanité, la fragilité) ? Dans ce parallèle entre les demeures des vivants (au début du film) et celles des morts (à la fin), est-ce une façon de dresser des continuités et de refuser les ruptures, les angoisses, les effondrements ? Il reste pourtant quelques images (six photographies pour décrire l’arc de la vie humaine d’un individu) et des épitaphes (qui font l’éloge d’un sentiment ou d’une œuvre laissée). C’est l’ultime paradoxe de ce film qui se dégage du politique pour méditer, sans paraître y insister, sur ce que peut être une communauté de l’adieu.[bws_pdfprint]
Jean-Marie Samocki
Voir sur ce site :
• « National Gallery », de Frederick Wiseman, par Anne-Marie Baron.
• « The Fighter », de David O. Russel et « Boxing Gym », de Frederick Wiseman, par Anne-Marie Baron.
Bravo pour cette belle critique d’un film remarquable comme tous ceux de Wiseman! La presse française est si axée sur le politique qu’elle ne voit plus autre chose. Vous avez parfaitement montré le caractère particulier de cette vision non tant politique qu’humaniste.