"Mon tour du monde", de Charlie Chaplin

"Mon tour du monde", de Charlie ChaplinEn 1931 Charlie Chaplin effectue un long périple qui le mène des États-Unis en Asie via sa ville natale, Londres, et une partie de l’Europe.
Charlot, vagabond désormais millionnaire, est l’égal des plus grandes personnalités de la planète. À son retour l’acteur et cinéaste rédige un récit de voyage très personnel, une sorte d’autobiographie où la mélancolie se mêle aux trépidations d’un monde en ébullition.
Quatre-vingt ans après sa parution, et un siècle après la naissance officielle du personnage le plus emblématique du cinéma, A comedian sees the world est édité pour la première fois en France sous le titre Mon tour du monde.
 
 

“Je suis Charlot”

Au début de Mon tour du monde Charlie Chaplin traverse Trafalgar Square quand un clochard s’approche pour lui chercher querelle. Un homme s’interpose et lui lance : « Hé ! Laisse-le ! Tu sais donc pas qui c’est ? »
Du 13 février 1931 au 16 juin 1932, l’acteur et réalisateur vérifie à chaque instant combien sa créature est populaire partout où il va : à Londres, sa ville natale, il déclenche un attroupement, à Rotterdam on s’apprête à lui ériger une statue, à Berlin la foule l’attend à son arrivée en criant : « La Ruée vers l’or, Charlie ! Le Cirque, Charlie ! » (« l’accueil le plus grisant qu’on m’ait jamais réservé », note-t-il).
Partout de Vienne au Japon, de Paris à Singapour, en passant par Venise, l’Algérie, la Suisse, Rome, Ceylan, Java, Bali, tout le monde acclame Charlot.
 

"Les Lumières de la ville", 1931
“Les Lumières de la ville”, 1931

.

Charlot prend le large

Son récit commence au moment où sort son avant-dernier film muet. Les Lumières de la ville lui a demandé deux ans d’un travail harassant. Il doit ranimer ses émotions. Mais il reste évasif sur les véritables motifs de son départ et de cette aventure qui va l’éloigner longtemps de son pays d’adoption.
Ses frasques, notamment sa relation avec Lita Grey qu’il a épousé alors qu’elle était encore mineure, choque l’opinion américaine. Sans compter ses ennuis avec le fisc. Partir est pour lui l’occasion de prendre de la distance, au propre comme au figuré, et de redorer son blason sur le vieux continent.
Rétrospectivement ce récit initialement publié en feuilleton dans le magazine The woman’s home companion, de septembre 1933 à janvier 1934, se lit comme une opération promotionnelle toute à la gloire d’un artiste qui, contrairement à d’autres grands acteurs de cette période, Buster Keaton notamment, saura habilement gérer ses affaires.
 

Charlot se révèle au public

À Los Angeles, après avoir assisté à la première des Lumières de la ville en compagnie des époux Einstein (qu’il retrouvera plus tard en Europe), il prend la direction de New York et s’embarque pour l’Europe. Sa première étape sera Londres : « Pourquoi donc Londres me serre-t-elle toujours le cœur ? Est-ce l’amour pour ce peuple auquel j’appartiens ? » Il évoque, au gré de son récit, souvent avec mélancolie, son enfance miséreuse, ses débuts sur les planches et ses premiers films.
Il raconte comment il invente sa créature : «Dans la garde-robe, je choisis un pantalon flottant, une redingote étriquée, un petit chapeau melon et une paire de chaussures trop grande. Je souhaitais que mes vêtements constituent un amas de contradictions, convaincu d’un point de vue pictural que ma nouvelle silhouette se détacherait parfaitement sur l’écran. »
Mais ses idées bouleversent le petit monde du cinéma burlesque. Le grand Mack Sennett, fondateur de la firme Keystone, menace même de le renvoyer s’il ne se conforme pas aux exigences du studio. Mais en février 1914 la projection de Charlot est content de lui (février 1914) fait sur le public « l’effet d’un coup de foudre » – la formule est de Robert Payne, l’un de ses biographes.
 

Charlie Chaplin avec Gandhi en 1931
Charlie Chaplin avec Gandhi en 1931

Charlot fréquente les célébrités

Désormais célèbre, il fréquente les célébrités. Il rencontre Aldous Huxley et Georges Bernard Shaw, « un gentleman affable, qui use de son intellect comme d’un mécanisme défensif afin de cacher sa sentimentalité ». Il s’entretient avec Gandhi. La suite de ses péripéties est à l’avenant : à Berlin, il prend le thé avec Marlene Dietrich, à Paris il retrouve son ami l’humoriste Cami ainsi que la comtesse Anna de Noailles dont le salon est le plus prisé de la capitale.
Sur la côte d’Azur il dîne avec Maeterlinck, devise avec H.G. Wells et Paul Morand. À Saint-Moritz Douglas Fairbanks (avec qui il fondra plus tard United artists en compagnie de Mary Pickford, l’épouse de ce dernier), l’initie au ski…
Sa rencontre avec le roi des Belges est cocasse. Puise-t-il dans ce rendez-vous matière à sketch ? Certaines aventures, confie-t-il par ailleurs, lui donnent de nombreuses idées pour ses films. Beaucoup moins drôle, il n’y a que Mussolini qu’il ne parvient pas à rencontrer. Le Duce est alors considéré comme un chef d’État fréquentable, tout comme l’est le futur fondateur du British union of fascists, Oswald Mosley qui se montrera, lui, disponible…

Charlot chez les puissants

Chaplin sent que l’Europe est à l’aube d’un bouleversement. Il a « le sentiment que le monde place son espoir dans l’Amérique ». De retour aux États-Unis il remarque qu’« il est inconcevable de penser que dix millions de personnes sont dans la misère au milieu de la richesse ». Lors de son séjour à Berlin, alors que les nazis, malgré les élections de 1930 qui leur sont très favorables, ne sont pas encore au pouvoir, les parlementaires qu’il rencontre « s’inquiètent de l’avenir économique de l’Allemagne ».
On se demande si le créateur de Charlot pense déjà au premier film parlant qu’il tournera en 1939, Le Dictateur, pamphlet que son sinistre contemporain Hitler, né lui aussi en avril 1889, quatre jours après Chaplin, fera interdire en Allemagne.
Tout au long de ce livre Charlie se montre à la hauteur de Charlot, vagabond débonnaire et libertaire. Avec les « grands de ce monde » qu’il côtoie désormais il est parfois emprunté. C’est Charlot chez les puissants.
 

"Le Dictateur", de Charlie Chaplin (United Artists, 1940)
“Le Dictateur”, de Charlie Chaplin (United Artists, 1940)

.

Charlot fait de la politique

Ce qui ne l’empêche pas de professer un socialisme de bon aloi, peut-être révolutionnaire au regard de la gentry qu’il fréquente alors, mais plutôt libéral. On dirait aujourd’hui que c’est un social-démocrate. Ses idées politiques lui vaudront plus tard d’être suspecté de communisme par Hoover.
Pour l’heure, il déclare à Albert Einstein qu’« un changement est nécessaire pour éviter à l’humanité de mourir de faim ». Lors d’un dîner avec son ami Winston Churchill il soutient que « les Gandhi ni les Lénine ne sont les initiateurs de la révolution : entraînés par les masses, ils se font la voix du peuple ».
Au Premier ministre britannique Ramsay MacDonald il vante les mérites des allocations-chômage. Mais, en homme d’affaire avisé, il précise qu’« elles ont mis de l’huile dans les rouages de l’industrie, car il faut que l’argent circule, peu importe d’où il vient ».
À l’ancien Premier ministre Lloyd George avec qui il prend le thé il suggère de raser les « taudis » du sud-ouest de Londres pour transformer ce quartier en centre d’affaires. On écoute ce saltimbanque avec bienveillance. 
De toute évidence on doit considérer que sa place est devant et derrière une caméra. En 1936 Chaplin sort Les Temps modernes, son dernier film muet. Il est vain de se demander si, sans ce périple, qui fut aussi une prise de conscience, il aurait tourné cette œuvre majeure. Mon Tour du monde, qui commence comme une fuite, n’est-il pas avant tout le carnet de route d’un comédien qui a vu le monde ?

Olivier Bailly

.

• Charlie Chaplin, “Mon tour du monde, Éditions du Sonneur, 2014, 224 p.

.

Olivier Bailly
Olivier Bailly

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *