« Le Misanthrope », de Molière, selon Alain Françon et Peter Stein
Comment ordonner l’enthousiasme tenace, total, excessif – en un mot – d’Alceste pour la raison et l’honneur ? En ayant prononcé devant lui à propos d’un inconnu de bonnes paroles qui ne l’engageaient à rien, paroles vides de sens – lui-même est prêt à en convenir –, l’amical Philinte (« amical », ainsi que son nom même l’indique) l’a offensé assurément.
En cherchant à le ramener à une mesure plus humaine des choses et des êtres, Philinte déclenche dès la première scène chez notre atrabilaire amoureux une vive, une excessive colère. Ainsi – et cela ne se démentira pas – l’amitié qu’on porte à Alceste peut-elle se transformer en épreuve, et l’amour même que plus tard lui dira éprouver Célimène pour sa personne se mue-t-il en course d’obstacles.
Tel est le drame du Misanthrope : Alceste s’ingénie à s’interdire (mais plus encore, il entend l’interdire aux autres) tout compromis avec le jeu social, qu’il nomme hypocrisie.
Mise en scène
Il y a du drame en effet dans cette comédie que Molière donne en 1666, à la suite de ces deux autres chefs-d’œuvre, ô combien controversés à leur apparition, que sont Tartuffe ou l’Imposteur (1664) et Dom Juan (1665). Deux mises en scène en sont actuellement présentées dans de grands théâtres, signées par deux maîtres à l’œuvre à la fois singulière et reconnue. Et à peine les représentations au Théâtre Libre auront-elles cessé que, place Colette à Paris, retentiront à nouveau les vers de Molière – Clément Hervieu-Léger reprenant la pièce du 14 juin au 20 juillet à la Comédie-Française dans sa mise en scène de 2014.
Pascal Caglar il y a peu dans ces colonnes développait cet intéressant point de vue : théâtre public et théâtre privé s’emparent pareillement des grandes œuvres du répertoire, mais c’est bien dans le privé qu’on donne le spectacle le plus « sage », disons même la représentation la plus académique, la plus conformiste des sacro-saints classiques. Je vous invite donc à vous reporter à la lecture de « Comment jouer les classiques ? Le match théâtres publics / théâtres privés ».
Intéressant point de vue, disais-je, mais d’avoir assisté, à quelques jours d’intervalle, aux deux représentations – je devrais dire : interprétations – que donnent de la pièce Peter Stein et Alain Françon m’incite à l’interroger plus avant. Cet intérêt partagé du théâtre public et du théâtre privé vis-à-vis d’une pièce comme Le Misanthrope traduit l’actualité jamais démentie de cette œuvre, liée à son personnage principal certes, mais aussi au conflit qu’y orchestre Molière entre des mondes que tout, peu à peu, oppose.
Dès la première scène il nous montre un « homme d’honneur » s’opposant violemment, les premiers vers qu’il prononce en font foi, à son ami qui ne prétend à rien d’autre qu’être un simple « honnête homme ». L’homme d’honneur, l’honnête homme – catégories qui n’ont pourtant peut-être déjà plus lieu d’être alors que grandit en fond la perspective nouvelle d’un ordre qui va les mettre d’accord, sinon les laminer. Un ordre nouveau porté par le monarque absolu tel que s’affirme alors Louis XIV. Chacune à sa manière, les mises en scène de Peter Stein et d’Alain Françon rendent compte de ce passage d’une société civile, dirons-nous, où la noblesse évolue en suivant encore ses propres valeurs, à une société de cour, où tout dans les comportements sera réglé par le nouveau pouvoir.
Diérèse
Pour en revenir un instant au partage public/privé et à la façon dont l’un et l’autre s’emparent du texte, on n’ergotera pas sur l’art de la diérèse des comédiens des deux troupes : disons qu’elle se porte mieux lorsqu’elle s’illustre chez Lambert Wilson, peut-être bien tout simplement parce qu’elle s’accorde davantage aux costumes d’époque, principe qu’a retenu en l’occurrence Peter Stein. Dira-t-on pour autant qu’il s’agit d’une vision exagérément traditionnelle ? Non. Certes, avec ses assauts de fanfreluches, de rubans colorés et de perruques improbables (car le propre de la perruque est d’être « improbable »), la distance établie par ce code visuel devrait être plus grande d’avec le spectateur. Or c’est tout le contraire qui se produit. Stein en fait a misé sur la frontalité du dispositif classique : sur un fond neutre (le regard, on l’aura compris, n’est pas distrait par le bois clair d’un décor passe-partout sans être toutefois austère – mais retenons surtout son absence de profondeur), toute la distribution évolue entre cour et jardin avec une régularité et un sens du rythme bienvenus.
Il sera permis de voir cependant, dans ces allées et venues au gré du seul principe des entrées et sorties, et de manière assumée, plus une direction d’acteurs qu’une mise en scène à proprement parler. Mais pourquoi pas ? Le fait est que l’effet produit est celui d’une plus grande proximité et donc d’une incarnation vraiment réussie : l’atrabilaire amoureux imaginé par Molière s’avère authentiquement présent en dépit de l’artifice des perruques et costumes d’époque bien voyants – présent, il l’est de toute façon tout le long de la pièce, à l’exception des scènes 1, 2, 3 et 4 de l’acte III et première de l’acte IV. Atrabilaire (et non mélancolique) ? Rappelons que le sous-titre retenu par Peter Stein – Le Misanthrope ou l’atrabilaire amoureux – afin de caractériser sa mise en scène n’apparaît pas dans les éditions de la pièce elle-même, mais seulement dans le Privilège nécessaire pour la publication et que Molière reçut le 21 juin 1666 (nul ne sait exactement pourquoi il le supprima même dès la première édition de la pièce en 1667).
Chez Alain Françon, le décor métaphorique de Jacques Gabel annonce la couleur : plutôt sombre. Le dispositif présenté par Françon est, à la différence du parti pris adopté par Peter Stein, d’emblée plus politique, plus cérébral aussi pourrait-on dire : il exprime dans le choix même de ce décor la dimension profonde, quelque peu cryptée, de la pièce. La sortie côté cour – en fond de scène – conditionne le jeu des acteurs dans leurs déplacements, les obligeant à la diagonale dans les mouvements et dans les regards même. Lignes de fuite, fuyants et faux-fuyants – Alain Françon met d’abord en scène un monde où il faut biaiser si l’on veut perdurer par-delà sa propre existence. On est loin du va et vient incessant (mais très vivant, soulignons-le) du petit monde qui évolue autour du Misanthrope chez Peter Stein, où l’on entre où l’on sort – ce qui exaspère Alceste au plus haut point, lui qui n’aspire qu’à une solitude choisie, à un calme olympien sans cesse contrarié en réalité par les intrusions de l’extérieur, comprenez : les intrusions de la société des hommes, ces hommes – et non ces frères – qu’il veut fuir à tout prix pour leur fausseté et leur nombre.
Décor
Tout est d’abord affaire de décor chez Alain Françon. Un décor riche en symboles et significations : les personnages évoluent sur un parterre s’apparentant à un échiquier. Échiquier social où tout se joue, avec la profondeur de champ voulue à la clé. Pourtant, on est clairement dans un pavillon de chasse, nonobstant la vanité et la vacuité assumées du décor qui occupe le plateau dans une bonne part de sa profondeur. Un bel endroit, à n’en pas douter, mais l’un de ces endroits en fait où il s’avère impossible de vivre, tout simplement.
Des cris d’animaux se font entendre régulièrement, dans ce monde qui donne raison à Alceste, tant le sentiment d’appartenance à l’humanité est mis en péril par les intrigues et l’hypocrisie du jeu social. Une image de la Cour que ce lieu de passage où la vraie rencontre est rare ? De la basse-cour, dirions-nous plutôt, où l’on assiste à une perpétuelle mise en question et dévaluation de l’individu, et ce au profit d’une « domestication » de la noblesse.
En mettant en exergue dans sa note d’intention ces deux vers prononcés par Acaste, acte III scène 1 :
« Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître »,
Alain Françon ne fait pas mystère de sa vision du milieu où gravite la noblesse de cour, qui partage son temps entre sexe et intrigues : il montre clairement comment une société de l’« être au monde » se mue en société du « paraître ». À la fin, on le sait, et ici, sous nos yeux, le processus est en marche, la noblesse aura été asservie, elle sera tenue en laisse. Une fin saisissante, on y reviendra, où l’on s’apercevra que Célimène avait tout compris, avant tout le monde, puisque pour une femme comme elle – très jeune veuve qui tient salon – ce monde qui est en passe d’émerger est le lieu de la seule existence possible. Alceste n’a pas tort, au fond, lorsqu’il s’exaspère contre l’impossibilité dans cette société d’être soi-même, une société où il faut voir, mais surtout être vu – un monde clos piégé par les apparences.
Un dernier mot sur ce décor, primordial dans la mise en scène d’Alain Françon : la photographie du fond de scène (presque une peinture tant la graphie en est riche) renvoie plutôt à la Grande Chartreuse, modèle du désert invoqué par Alceste – le « désert » : telle on nomme encore de nos jours la zone vouée au silence autour du monastère de la Grande Chartreuse. Notre misanthrope est en manque d’un frère, qu’il semble bien dans son aveuglement coupable rejeter en la personne de Philinte , et pourtant, dans le désert auquel il se destine il en aura besoin, de cette fraternité – fût-elle monacale et réglée par le silence.
Caractères
Petite touche métaphysique chez le bel et ténébreux Lambert Wilson, tentation légère certes, mise en évidence mais pas portée vraiment à son terme : le texte prime, le texte avant tout, et son sens premier – la haine du genre humain, proclamée dès la première scène. Ce texte que les costumes de cour, avec leurs accessoires de mode dont la signification nous échappe pourtant, contribuent à mettre en valeur. Ces personnages – pour certains des pantins – qui s’agitent sous nos yeux nous sont dans leur apparence étrangers au point que nous nous attachons davantage encore à ce que nous dit Alceste dans sa détestation des susdites apparences.
L’Alceste que joue Lambert Wilson est péremptoire, en colère perpétuelle et toujours près de l’explosion à force de « fermentation » – quand bien même on le découvre un peu trop prompt à pouvoir se consoler avec Éliante, certes bien plus faite pour lui que ne l’est la coquette Célimène. Célimène qui, face à lui, affiche un air crâne, mais qui ne peut lutter contre tant d’intransigeance. Le voudrait-elle vraiment d’ailleurs que la société ne le lui permettrait pas. Pratiquerait-elle alors l’art de la déception ? Non, quand bien même on peut être ému par sa « pureté », Alceste comme la plupart des amants qui doutent d’être aimés en demande toujours plus. Il en demande trop.
La question point alors : est-ce bien Célimène qu’il recherche, et qu’il aime, ou une image de la femme idéale qu’il a placée en Célimène ? En un mot, l’aime-t-il pour elle-même ? Et elle, l’aime-t-elle ? Oui, à en croire les vers 1391 et 1392, mais il court le risque d’épuiser en elle le sentiment amoureux par ses outrances :
« Allez, vous êtes fou, dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous. »
Qui veut trop embrasser mal étreint, assurément. Alceste est vaincu par ses propres raisonnements. Dans cette colère qui s’exprime sans cesse dans le personnage tel qu’a choisi de l’incarner Lambert Wilson, on pourra trouver qu’il y a trop de rage, et point assez de nuances, mais c’est aussi la dimension comique du personnage qu’il met en jeu, qu’il donne ainsi à voir. En donnant le spectacle de sa déraisonnable et perpétuelle exigence, et dans sa conception intenable du « ne rien lâcher », notre « atrabilaire amoureux » est aussi un personnage comique, joué à sa création par Molière lui-même qui se réservait ces rôles. Célimène elle-même l’appelle « l’homme aux rubans verts », le vert étant la couleur du bouffon. Bouffon coupable d’excès, nous l’avons dit, saisi et dépassé par sa propre hybris et ses exigences invraisemblables.
L’Alceste tel que l’a conçu Peter Stein, colérique et violent, peut susciter chez la grande majorité des spectateurs un sentiment de rejet pur et simple – mais il en appelle paradoxalement aussi à l’identification. Le physique de Monsieur Wilson, ô combien avantageux, n’y est pas pour rien me direz-vous. Mais si c’en est une, ce n’est pas la seule raison : au fond, cet Alceste, on l’admire quand même un peu, fût-ce secrètement, fût-ce même inconsciemment. C’est qu’il agit comme un révélateur de la fausseté du jeu social, et il le fait avec un certain courage – et même un courage certain – qu’il faut souligner.
On a peu coutume de voir dans le personnage sa dimension authentiquement politique, et pourtant… Sa colère est à l’aune de ce qui dans le royaume ne va pas. Son expérience, en tout cas l’expérience qu’à l’entendre raisonner on peut lui prêter – eu égard à la justesse de ses analyses et à son observation attentive des êtres et des faits –, cette expérience parle pour lui.
Force est de le reconnaître, Lambert Wilson, face à une Célimène censée avoir vingt ans, en affichant trois fois l’âge de l’aimée est sans doute un peu vieux pour le rôle. L’Alceste d’Alain Françon aussi, à ce compte. Le critère s’avère peu pertinent, Molière lui-même avait 44 ans au moment de la création. Gilles Privat, qui donc l’incarne sous la direction de Françon – un peu trop en retrait peut-être – n’est pas plus jeune, mais (trait de modernité de son incarnation ?) se montre volontiers plus ironique, plus distant même, et par conséquent moins exaspéré que Lambert Wilson.
Au-delà du texte, peut-être devrais-je dire : avant même le texte, le propos « scénographique » chez Alain Françon est ouvertement politique, comme nous l’avons vu : il y a une forme d’« écrasement » de l’individu par la sphère sociale, matérialisée par la hauteur de la structure où il évolue. Les mots n’y résonnent pas de la même façon qu’ailleurs – puissance du contexte. On éprouve au sein de l’architecture dont rend compte le décor de Jacques Gabel la sensation d’une omniprésence de la superstructure étatique. Mais, de toute façon, qu’on soit chez Stein ou Françon, les désespoirs se rejoignent. Car les raisons de désespérer persistent, certes avec des nuances, mais elles sont pérennes et profondément ancrées dans la société et son injustice – même si les modalités changent au gré de la vision des metteurs en scène : les tissus, les textures, les intonations, les regards, jusqu’au velours de certaines répliques, la violence de certaines autres.
Une chose est sûre : il ne faisait pas toujours bon vivre au XVIIe siècle pour les aristocrates sous le règne de Louis XIV, ni au siècle suivant. Sans s’apitoyer outre mesure, on soulignera que les nobles couraient objectivement le risque de tout perdre en déplaisant au souverain ou à un grand du royaume. Ils gardaient généralement leurs titres et leurs terres, ainsi que la vie, car l’on ne vous dégradait pas dans ce monde-là tel un capitaine Dreyfus, non, mais on pouvait vous embastiller, vous faire faire contre votre gré un pas de côté, voire un pas fatal. La vie des gens bien-nés n’est pas forcément un long fleuve tranquille – sans oublier la part des guerres et catastrophes sanitaires.
On ne prétendra pas ici épuiser les significations et symboles mis en œuvre par Peter Stein comme par Alain Françon pour traduire les mouvements d’un groupe social pour lequel la Roche Tarpéienne est proche du Capitole. Un seul mot de travers, en effet, et tout est fini. Un mouvement d’une partie de ce petit monde entraînant toujours la dégradation de la situation d’une autre partie de l’échiquier. Car, au final, tous des pions – qui vont et viennent au gré des humeurs (et sautes d’humeur) du souverain et de ses affidés : pour ne citer que ces deux films, le cinéma a très bien montré cela à travers les personnages du baron de Malavoy (Charles Berling) dans Ridicule de Patrice Leconte (1996) ou du Marquis de Pontcallec (ce conspirateur ayant réellement existé) – l’un des grands seconds rôles qu’incarna le regretté Jean-Pierre Marielle dans Que la fête commence… de Bertrand Tavernier (1975).
Acte V, scène 4 (fin)
La scène est déserte. Désertée plutôt, par Alceste d’abord qui s’en va choisissant l’exil mettre sa personne « physique » en accord avec ses convictions misanthropiques, puis par Philinte et Éliante qui, bonnes âmes, avec tendresse et vigilance vont tenter de « rompre le dessein que son cœur se propose » et, espèrent-ils, lui éviter d’avoir à subir en d’autres lieux les conséquences de son délire de haine. Mais toute la pièce amène son personnage-titre à cette confirmation : le monde est invivable. Il faut donc, logiquement, le fuir.
Alceste nous rappelle un autre solitaire, Tomas Stockmann, le héros paradoxal d’Un ennemi du peuple – ce drame qu’Ibsen conclut par ces mots : « l’homme seul est le plus fort ». Mais Stockmann reste entouré des siens qui l’aiment autant que lui les aime. Alceste veut vraiment s’en aller. C’est qu’au fil des actes, tout a concouru à le renforcer jusqu’à l’obsession dans sa conviction première – et n’est-ce pas Francis Picabia qui a dit que « toute conviction est une maladie » ? Non contagieuse, assurément, dans le cas d’Alceste, qui se condamne à rester seul, tragiquement seul. Le ressort comique (celui consistant à accumuler les contrariétés sur la victime auto-désignée) est épuisé : la pièce peut se clore, la parenthèse Alceste se refermer, le monde continuer tel qu’il était et tel qu’il est…
Les deux metteurs en scène nous proposent chacun une fin bien dans leur manière. Celle de Peter Stein peut sembler presque boulevardière – ce qui n’est pas une insulte –, l’idée étant bien de susciter un ultime rire. La sortie de secours qu’il a imaginée en fond de plateau, avec porte ouverte et vue sur les dunes d’un désert saharien de carte postale, est un trait comique qu’on appréciera ou pas, mais Peter Stein a décidé de présenter jusqu’à la dernière seconde une véritable comédie. Même si ce désert, pris au pied de la lettre dans la version Stein, est une promesse de mort certaine (et pas seulement d’une mort sociale). Dans le vrai désert, authentiquement minéral, la pierre et le sable sont soumis à la dure loi du soleil qui régit tout, qui vous brûle, vous assèche et vous détruit. La seule sortie de secours possible ouvrirait donc sur la désolation la plus inhumaine. C’est la première fois en deux heures que se dévoile le plateau dans toute son ampleur et profondeur, or le plateau est nu, et la seule sortie qui se présente n’est qu’un artifice.
Chez Françon, la scénographie (à entendre dans son sens premier : l’art de représenter en perspective) se veut plus « réaliste » – sur un fond de forêt de neige, un univers naturel minéralisé par le froid, la glaciation des sentiments. Il va donner à sa mise en scène une éclatante conclusion, avec l’invention du retour de Célimène.
Si l’on s’en tient au seul texte, Célimène semble vaincue, elle aussi, médisante démasquée par Arsinoé, coquette confirmée : elle semble vaincue, oui, comme Alceste dans sa folle volonté de haïr l’humanité entière. Si Éliante et Philinte ont suivi leur ami, c’est dans une ultime tentative de le dissuader de fuir, un ultime effort pour le convaincre de renoncer à son « dessein ». La scène est vide, plongée dans la pénombre. On entend, non plus des cris d’animaux, mais les premières détonations d’un feu d’artifice : côté jardin, le spectacle continue. Assez près pour qu’on en perçoive même les premières lueurs à travers le fouillis des arbres.
On est côté jardin, et donc côté Cour – avec une majuscule forcément royale. Versailles semble avoir été construit pendant que se déroulait la pièce. Ce serait la règle des quatre unités – au lieu des trois en usage dans le théâtre classique : si Alceste veut garder la sienne, rester qui il est, rester un contre tous les autres, il lui faudra en effet partir de plus en plus loin. Car Versailles s’est accompli sous nos yeux, ou plutôt, non, à l’insu de tous (personnages et public), pendant que se déroulaient l’intrigue et les conflits de la pièce (affaires privées). Le pavillon de chasse est devenu château (affaire publique), un château dont Louis XIV en fait profitera peu, mais Molière, lui, ne le sait pas et ne le saura jamais.
Désert de l’amour
De cette fin, donc, deux lectures bien différentes sont données : le désert, pris au pied de la lettre, disions-nous, version dure comme la pierre, version Stein. Chez Françon, ce désert s’est fait plus humain, en quelque sorte, mais c’est parce que la forêt de symboles, la forêt des contes s’est muée – par la grâce du caprice du monarque – en lieu habité, qu’il convient pour Alceste de fuir. Pourtant, et on ne l’a pas assez dit sans doute, Alceste assurément aime Célimène, d’un amour désordonné, déréglé, mais sincère (on a quelque mal à croire, même affirmée avec force, à sa détestation finale soudaine et complète).
Célimène a aimé Alceste, également. Elle est vaincue en apparence, cependant – touchée mais pas coulée – elle reste. Elle n’a pas le choix, au final, nous dit Molière. C’est maintenant qu’elle va pouvoir se défendre, s’affirmer – pas au fin fond d’une campagne perdue où voulait les « enterrer » Alceste – elle et sa jeunesse.
Revenons, si vous le voulez bien, sur cet instant de théâtre magnifique imaginé par Alain Françon : l’invention du retour de Célimène, et sa victoire. Le feu d’artifice, royal, projette ses lumières à travers l’obscurité. Célimène, en robe de soirée (ou l’ai-je rêvée ?), traverse la scène depuis le côté cour et regarde à la fenêtre le spectacle. Le spectacle qu’elle va rejoindre. Alceste aime Célimène, mais elle lui préfère la vie.
Robert Briatte
• Théâtre Libre, Paris, jusqu’au 18 mai dans la mise en scène de Peter Stein.
• Théâtre de la Ville (Espace Cardin), Paris, à partir du 18 septembre dans la mise en scène d’Alain Françon.
• Molière dans « l’École des lettres ».
• Le théâtre dans la page Actualités de « l’École des lettres ».
Quelle belle analyse à la fois sur la psychologie des personnages et sur la sociologie d’une époque… qui pourrait faire penser à une certaine actualité.