Mixité : bon pour l’école, bon pour la Nation

Dans des essais sur la mixité sociale à l’école, le ghetto scolaire et les inégalités sociales, les sociologues François Dubet, Youssef Souidi et Aziz Jellab, ainsi que l’ancienne ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem, analysent ce qui entrave et favorise la mixité dans les établissements.
Par Benoit Falaize, historien et coordonnateur du collectif Territoires vivants de la République*

Dans des essais sur la mixité sociale à l’école, le ghetto scolaire et les inégalités sociales, les sociologues François Dubet, Youssef Souidi et Aziz Jellab, ainsi que l’ancienne ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem, analysent ce qui entrave et favorise la mixité dans les établissements.

Par Benoit Falaize, historien et coordonnateur du collectif Territoires vivants de la République*

La question de la mixité sociale occupe les débats publics sur l’école depuis presque dix ans, et plus discrètement depuis environ quarante ans. Deux essais apportent une contribution à ces réflexions majeures pour l’exigence de lien social que promeut l’école de la République. Dans Le Ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme et Vers la sécession scolaire ? Mécanisme de la ségrégation au collège, le sociologue François Dubet et l’ancienne ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem, d’une part1, et le sociologue Youssef Souidi, d’autre part2, font le point sur les effets d’une ségrégation territoriale reposant sur les inégalités sociales. Ils mettent en évidence la difficulté, pour l’école, de faire en sorte que les élèves puissent adhérer à un même socle commun de valeurs partagées au sein de la société.

Même quand, localement, une certaine mixité existe, une ségrégation scolaire peut être induite par le choix des filières et de l’orientation qui découle des inégalités sociales, observent Youssef Souidi, François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem. Tous trois se sont penchés sur des dispositifs visant à enrayer la ségrégation scolaire. Youssef Souidi évoque ainsi plusieurs expérimentations qui, depuis plusieurs années, ont montré la capacité d’acteurs de l’institution scolaire à élaborer des stratégies adaptées à chaque territoire : fermeture d’établissements ghettos, relocalisations, réaménagement de la carte scolaire ou jumelage de deux collèges socialement différenciés.

François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem reviennent aussi sur l’expérience réussie de « montée alternée » menée à Paris dans le 18e arrondissement (collèges Berlioz et Coysevox) et à Bischwiller en Alsace, où les élèves des deux collèges sont mélangés sur différents niveaux de classe des deux collèges : 6e et 4e dans le collège A, et 5e et 3e dans le collège B. Les résultats sur les performances scolaires sont remarquables, sans aucune baisse constatée chez les élèves socialement les mieux dotés3. Il n’y a pas eu de départ significatif vers le privé à déplorer. La hausse des résultats au brevet des collèges s’est également accompagnée d’un climat scolaire apaisé, propice au partage. Des amitiés nouvelles et une découverte réciproque des univers de chacune et chacun sont venues renforcer le bilan positif de l’expérience.

Par ailleurs, chacune des études insiste sur l’importance de repenser les obligations de l’école privée et d’agir résolument en parallèle pour gagner la confiance des parents d’élèves et ainsi éviter leur méfiance et leur déception, parfois, vis-à-vis de l’école publique. Favoriser la mixité passe également par d’autres moyens comme faire évoluer l’offre scolaire dans les quartiers sensibles, de manière à renforcer leur attractivité. Cela consiste notamment à proposer des spécialités et des options attractives dans les établissements de secteur tout en prenant garde à ne pas cantonner les élèves les mieux dotés socialement dans les sections d’excellence et de continuer à privilégier un brassage effectif dans les classes. L’intérêt des travaux observés dans ces essais est qu’ils mettent en évidence les aménagements possibles en fonction du contexte local, géographique, démographique.

Parmi les conséquences préoccupantes pour la société, c’est la question des valeurs communes qu’analyse Aziz Jellab dans un article intitulé « Inégalités sociales, populisme et anti-intellectualisme4 ». Pour ce sociologue de l’école, l’urgence d’une éducation à l’esprit critique et aux principes de la République, tant martelés, tant attendus, « ne peut réellement atteindre sa cible que si les écoles et les établissements scolaires œuvrent à l’instauration d’une réelle mixité sociale et scolaire ». En effet, rappelle-t-il, la ségrégation des quartiers confine les élèves et leurs familles dans un entre-soi préjudiciable au partage des valeurs communes. Quel horizon s’ouvre aux élèves scolarisés dans un milieu social clos, tourné sur lui-même ? Cela vaut pour les milieux les plus pauvres comme pour les plus aisés.

La longue histoire de l’école pour tous

Par leur discipline même, les sociologues sont porteurs en premier lieu de ces travaux. Pour autant, l’histoire de l’éducation permet de replacer les débats sur l’opportunité d’une politique de mixité sociale à l’école dans l’histoire longue des combats de « l’école pour tous », à l’origine de l’école de la République, et ce dès la Révolution française5.

C’est par la définition d’une école pour tous et au nom de l’égalité des droits que Condorcet ouvre, en 1791, son premier mémoire sur l’instruction publique : « Le fils du riche ne sera point de la même classe que le fils du pauvre, si aucune institution publique ne le rapproche par l’instruction6». L’idéal d’égalité, non exempt de préjugés sociaux et moraux, pousse certains révolutionnaires à énoncer cette philosophie d’une école pour tous. C’est le sens du Plan d’Éducation nationale, de Michel Le Pelletier de Saint-Fargeau, présenté par Robespierre le 13 juillet 1793 à la Convention. Ce texte pousse plus loin encore la nécessité d’une instruction publique comprise par Condorcet, en déclarant d’emblée le fait que l’instruction « doit être commune à tous, et universellement bienfaisante » en ne laissant pas les inégalités liées à l’origine sociale de la famille s’imposer à l’enfant, futur citoyen.

Fidèle au principe d’égalité, Saint-Fargeau en tire une conséquence d’une grande modernité : « Je demande que vous décrétiez que depuis l’âge de cinq ans jusqu’à 12 ans pour les garçons et onze pour les filles, tous les enfants sans distinction et sans exception seront élevés en commun aux dépens de la République et que tous, sous la sainte loi de l’égalité, recevront les mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins. » Ainsi, poursuit-il, « l’égalité sera pour les jeunes élèves, non une spécieuse théorie, mais une pratique continuellement effectuée7 ».

Deux courants d’idées se développent parallèlement. L’un porté à maintenir ,pour les enfants du peuple, un enseignement sommaire réduit au strict savoir lire et écrire et au calcul le plus élémentaire ; l’autre qui vise à faire de chaque enfant un citoyen intellectuellement capable d’exercer ses fonctions et ses devoirs, et de faire valoir ses droits par la culture dispensée. L’école pour tous est née de cette volonté d’instruire tous les enfants de France, quelle que soit leur origine sociale. Cette dualité de regard sur l’école persiste au XIXe et XXe siècle, au moment des lois Ferry, des réformes de Jean Zay et jusqu’au collège unique du ministre Haby en 1975.

Parmi les auteurs portés à défendre l’école pour tous, Jules Michelet occupe une place singulière. Sa voix témoigne de l’importance capitale pour la Nation que représente le brassage social des élèves. Dans son livre Le Peuple, publié en 1846, Michelet tente de convaincre de l’intérêt à engager une école qu’il n’appelle pas mixte, mais « commune8 ».

« Nous nous hâtons de parquer nos enfants parmi des enfants de notre classe, bourgeoise ou populaire, à l’école, aux collèges ; nous évitons les mélanges, nous séparons bien vite les pauvres et les riches, à cette heureuse époque où l’enfant, de lui-même, n’eût pas senti ces vaines distinctions. Nous semblons avoir peur qu’ils ne connaissent au vrai le monde où ils doivent vivre. Nous préparons, par cet isolement précoce, les haines d’ignorance et d’envie, cette guerre intérieure dont nous souffrons plus tard. […] Ce serait une grande chose que tous les fils d’un même peuple, réunis ainsi, au moins pour quelque temps, se vissent et se connussent avant les vices de la pauvreté et de la richesse, avant l’égoïsme et l’envie. »

On le voit, l’histoire permet de revisiter l’essentiel de ce qui fonde l’école publique, ses héritages et ses objectifs. À l’aune de l’histoire de l’éducation, et en lisant les récents travaux sur la mixité scolaire à l’école, on mesure mieux la place essentielle que ce thème a toujours revêtue pour les promoteurs d’une école commune qui permet de faire nation, en lieu et place d’une France clivée, garantie de l’effectivité de la promesse de l’école républicaine.

B. F.

* Benoit Falaize, coordinateur de Territoires vivants de la République. Ce que peut l’école, La Découverte, 2018.

Kamel Chabane et Benoit Falaize, Parce que chaque élève compte. Enseigner en quartier populaire, L’Atelier/L’École des lettres, 220 pages, 16 euros.

Notes

  1. François Dubet, Najat Vallaud-Belkacem, Le Ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme, collection « La couleur des idées », Seuil, 144 pages, 12,90 euros.
  2. Youssef Souidi, Vers la sécession scolaire ? Mécanisme de la ségrégation au collège, Fayard, 232 pages, 20 euros.
  3. Voir à ce sujet le documentaire de Marc Aderghal, « Le collège d’à côté », durée : 57 minutes, production Les films de l’Œil sauvage, Public Sénat, 2022.
  4. Aziz Jellab, « Inégalités sociales, populisme et anti-intellectualisme : un défi pour une éducation à l’esprit critique sur fond de mixité sociale et scolaire », Pour, n° 248, 2024.
  5. Voir Benoit Falaize, « La place des enfants pauvres dans les pensées éducatives du XVIIe siècle à la fin du XXe siècle », in Choukri Ben Ayed, Grande pauvreté, inégalités sociales et école, Sortir de la fatalité, Berger-Levrault, Paris, 2021, pages 39-52.
  6. Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1994, présenté et annoté par Charles Coutel et Catherine Kintzler, p. 64, Garnier-Flammarion, Paris, 1994.
  7. Michel Le Pelletier de Saint-Fargeau, « Plan d’éducation nationale », in Célestin Hippeau, L’Instruction publique en France pendant la Révolution, Didier et Cie, Paris, 1881, réédité dans la collection « Philosophie de l’éducation », éditions Klincksieck, avec une introduction de Bernard Jolibert, 1990.
  8. Jules Michelet, Le Peuple (Extraits), La revue pédagogique, tome 33, Juillet-décembre 1898. pages 53-65.

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Benoit Falaize
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