"Minuit au Pera Palace", de Charles King
La grande histoire peut parfois arriver jusqu’à à nous par la petite porte. Celle, par exemple, d’un hôtel luxueux, mythique, bien fréquenté, rendez-vous d’une élite intellectuelle, sociale et politique, lui-même situé dans une ville carrefour, ancienne et changeante, parée de tous les mystères et d’au moins trois noms, Byzance, Constantinople, Istanbul, mais encore nommée, métaphoriquement, la Sublime Porte, la Nouvelle Rome, la Ville de César.
C’est à une rencontre de ce type que nous convie l’universitaire américain Charles King dans ce livre paru en 2014 aux États-Unis et que reprennent opportunément aujourd’hui les éditions Payot dans une fine traduction d’Odile Demange. Nous sommes donc dans une partie de la légendaire Stamboul « qui aurait dû être blanche, étincelante et sinistre » comme l’écrit en 1922 un jeune reporter du Toronto Daily Star nommé Ernest Hemingway.
Ou plutôt sur la colline qui domine la Corne d’or, connue sous le nom de Péra, radeau bigarré et grouillant où débarquèrent, à tour de rôle ou simultanément, Génois, Arméniens, Juifs, Grecs et Arabes, envahisseurs ou réfugiés, migrants ou exilés et où fut construit, dans les dernières années du XIXe siècle, entre la rue du Cimetière et la rue des Voyous, un hôtel de prestige voulu par la Compagnie des Wagons-lits pour accueillir les voyageurs au terme de la ligne de l’Orient-Express, le Pera Palace.
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La chute de l’Empire ottoman
Par une de ces coïncidences qui aident à la compréhension du passé, l’ouverture de cet établissement de luxe doté de tout le confort moderne (ascenseur, éclairage électrique, chauffage central, salles de bains…) correspond à peu près au début de l’agonie du fabuleux et immense Empire ottoman, précipitée par le soulèvement des Jeunes-Turcs, accélérée par les contrecoups de la Grande Guerre et parachevée par la volonté d’un homme providentiel un peu despote, un peu réformateur, un peu visionnaire, un peu mégalomane, séducteur et inflexible, Mustafa Kemal qui obtiendra de l’Assemblée nationale du nouveau pays qu’elle le nomme « Atatürk », « Père des Turcs ».
Ce commandant ottoman avait, en l’hiver 1918, le jour même de l’occupation alliée, pris une chambre au Pera Palace, faisant de ce lieu privilégié, envahi par les officiers étrangers et par la clientèle fortunée, le lieu symbole des mutations à venir. Aujourd’hui encore, chaque jour, entre 15 et 16 heures, sont ouvertes à la visite les pièces, devenues musée, où le fondateur de la Turquie moderne avait l’habitude de descendre. Un liftier stylé vous conduit au troisième étage et vous invite à vous recueillir devant les reliques concernant le grand homme.
Comme le dit le prologue du livre, « Le Pera Palace devait être l’ultime murmure de l’Occident sur la voie de l’Orient. » Restauré de façon hâtive et désormais perdu au fond d’une rue borgne, il marque l’échec du rêve d’intégration ou de la rencontre entre deux mondes.
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Quand la Turquie entre dans la modernité
L’ouvrage de Charles King ne s’attarde guère à la dimension anecdotique de la vie à l’hôtel et préfère parcourir avec rigueur et légèreté ce siècle de bouleversement à travers une succession de chapitres enlevés dont les titres ont valeur de programme : « Occupation », « Résistance », « Derrière le voile », « Vie insulaire », jusqu’à « La porte de la félicité » et ces formules d’emprunt chargées de sens : « Le monde d’après guerre était jazzy » ou « Le passé est une blessure de mon cœur ».
Quelques figures remarquables accompagnent le parcours : Dos Passos, Hemingway, Agatha Christie et Nazim Hikmet pour les représentants de la littérature ; Trotski, Joseph Goebbels ou le nonce Roncalli (futur Jean XXIII) pour les personnalités politiques.
Les dates sont également importantes, comme celle qui marque l’alignement sur le calendrier occidental, le 1er janvier 1926 : « C’était la première fois que tous les Stambouliotes s’étaient théoriquement mis d’accord sur un concept appelé minuit. » Au passage, seront adoptées en même temps quelques autres mesures révolutionnaires : la règle de laïcité, l’abandon de l’écriture arabe, le vote des femmes… La Turquie entrait dans la modernité.
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Un pays partagé entre deux continents,
deux civilisations, deux choix de société
À tous ceux qui ont été séduits un jour par une navigation sur le Bosphore, par une remontée de la Corne d’Or jusqu’au village d’Eyüp et ses touchants türbe, par une flânerie dans Istiklal caddesi, appelée autrefois « Grande Rue », par une promenade vers l’espace verdoyant des Petits-Champs, une découverte du quartier de Galatasaray d’où, par des venelles sordides, on dégringole vers Tophane pour rejoindre le palais de Dolmabahçe avant de remonter vers la très animée place Taksim, à tous ceux qui préfèrent l’européenne Galata à la byzantine Stamboul, les immeubles art nouveau de Péra aux arrogants minarets de Sultanhamet ou de Fatih…
À tous ceux qui s’interrogent sur le destin de ce pays partagé entre deux continents, deux civilisations, deux choix de société, qui fascine et inquiète à la fois, nous recommandons la lecture de ce passionnant récit qui, parti d’une alcôve ou d’une suite, nous conduit à une interrogation sur le monde contemporain.
Comme le dit l’auteur dans sa conclusion, « L’histoire moderne de l’Europe se décline selon deux modes dominants, le national et l’élégiaque. Tous deux relèvent, chacun à sa manière de fictions. » Ce beau livre réconcilie les deux approches, et parvient à montrer en quoi la fiction peut nourrir la réalité.
Yves Stalloni
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• Charles King, « Minuit au Pera Palace », traduit de l’anglais par Odile Demange, Payot, 2015, 454 p.