Michel Serres, conteur et philosophe
Nous le savions : Michel Serres aime les mots. Avec la ferveur, la fougue et la fraîcheur d’un jeune initié, ce gascon octogénaire, héritier de Montaigne, autre virtuose du lexique, exhume des termes oubliés, rafraîchit, par le recours à l’étymologie, tel vocable banal, combine ensemble deux termes et invente une langue souple, savoureuse, imprévue, qui épouse les méandres savants de sa pensée en mouvement.
Là encore, on pourrait invoquer Montaigne : jamais là où on l’attend, jamais prisonnier de modèles, jamais enfermé dans le convenu. Il aime donc les mots, cet académicien français auteur de plus de cinquante livres, qu’on hésite à appeler «philosophe» puisqu’il est en même temps marin, alpiniste, amateur de rugby (car natif d’Agen), tintinophile, inconditionnel de Jules Verne, conteur…
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Michel Serres romancier
Il y a eu jadis le superbe Hominescence, inchoatif bien choisi pour rappeler que le métier d’homme est une conquête, non un état. Il y a eu Noise (devenue Genèse dans des éditions postérieures), venue du parler ancien pour désigner la fureur et le bruit ; il y a eu Le Tiers-Instruit, Le Contrat naturel, pas forcément bien compris. Il y a aujourd’hui Biogée, dernier opus, synthèse, raccourci et prolongement de tous les précédents.
La traduction est facile, chaque élève de seconde étant capable de reconnaître derrière les racines grecques (bio-, –gée) un couple devenu de nos jours une discipline d’enseignement : les sciences de la vie et de la terre. Ce livre, écrit « à sauts et à gambades », bien qu’affichant une architecture harmonieuse et équilibrée, sera un hymne à la vie et à la terre. Six chapitres balisent l’itinéraire sans pour autant brider la verve du narrateur : « Mer et fleuve ; Terre et monts ; Trois volcans ; Vents et météores ; Faune et flore ; Rencontres, amours. »
D’un côté, les éléments ; de l’autre, les vivants. Ici, les perceptions ; là, les sentiments. Sans pour autant établir de cloisonnement entre les catégories et les familles. Dire les uns par les autres. Et réciproquement. Par exemple, pour parler de la mer, cette mater sur laquelle s’ouvre l’ouvrage, l’auteur ressuscite l’image d’un « vieux taiseux » qui, dans sa barbe, prophétise des tempêtes avant de se mettre à construire, dans une solitude têtue, un gigantesque bateau.
Même principe pour célébrer la montagne (mer, montagne, musique, trois M qu’aime Michel) à travers la malencontreuse chute dans une crevasse d’une amie de cordée dont le sauvetage, relativement facile, permettra de secourir un alpiniste oublié au fond du gouffre depuis plusieurs jours. Et encore, pour nous faire l’offrande de quelques personnes de rencontre, le subtil passage par l’anecdote : cet ancien diplomate japonais amoureux de notre langue ; ce couple d’Américains fortunés qui fournissent au maçon chargé de leur bâtir une maison en France quatre lettres à fixer sur la façade : au lieu de lire LOVE, comme ils l’attendaient, ils découvrent un surprenant VELO.
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Une pensée qui n’est jamais séparée des marques de la vie
On ne résume pas un livre de Michel Serres. On le déguste. On s’y attarde. On le parcourt en tout sens. Comme y invite son patronyme composé en palindrome. Sur un fond d’animation humaine, de paresseuse promenade, apparaissent, sans prévenir, et souvent à l’endroit le moins indiqué, discrètement, des îlots de pensée, de réflexion, de vraie philosophie appliquée à la vie de tous les jours.
Ainsi de notre société, obsédée à traquer les coupables, alors que c’est elle, la coupable ; ainsi de notre manie de l’empaquetage des notions ou des êtres, calquée sur le procédé de cet artiste connu pour enserrer ponts et édifices dans sa toile ; ou de notre « acosmisme », la perte du monde ; ou de notre épuisant culte de la compétition, « névrose de gloire, première servie » (p. 67) ; ou de notre tendance à refuser l’unité du langage et de la pensée, alors qu’il faut pouvoir « parler à plusieurs voix, celle des choses, celle du savoir, des émotions, de chacun et de tous, celle de l’humanité » (p. 84) ; ou de notre incapacité à reconnaître les mutations épistémologiques : « Le tout-politique meurt ; la royauté des sciences dites dures s’achève » (p. 133) ; à ignorer le développement inquiétant des espèces « invasives » (p. 169) ; et notre sotte obstination à opposer les valeurs : « Comment le contre peut-il se changer en pour ou avec ? » (p. 169).
Si la pensée nous séduit, chez Serres, si elle nous secoue, nous ébranle, c’est qu’elle n’est jamais séparée des marques de la vie, celle de l’homme qui écrit, celle de l’humanité riche de culture et lourde de menaces. L’auteur, en effet, se révèle au fil des pages, et Biogée pourrait constituer, pour les profanes, une bonne introduction à la connaissance de Michel Serres : la naissance sur les bords de Garonne (par pitié, pas d’article à cette personne) ; le père marinier et la famille modeste ; le succès à Navale, suivi d’une démission immédiate ; la navigation sur diverses mers, et le souvenir de ce quart au passage de la mer Rouge, à Suez, au moment de la nationalisation du canal ; l’installation en des lieux variés du monde, la Bretagne, la Californie où le surprendra, pour le ravir, le séisme de Loma Prieta ; les randonnées en montagne, jusqu’à gravir quelques sommets de l’Everest.
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« Un philosophe, ainsi, a tous les sens ouverts »
Autres composantes de l’homme, moins intimes, mais tout aussi structurantes, les nourritures de l’esprit et de la sensibilité, telles ces références culturelles qui ponctuent le livre : Dante et La Divine Comédie, dont le vers final sert d’amer à la navigation littéraire et humaine : « L’amor che muove il sole e l’altre stelle » (« L’amour qui meut le soleil et les autres étoiles ») ; trois Siciliens adeptes des volcans, Ettore Majorana, Empédocle et Archimède, euphoriques représentants du génie inventif ; Ulysse, l’errant des mers ; Philémon et Baucis métamorphosés en arbres (rêve de Valéry, comme nous le rappelle l’épigraphe : « Mon âme aujourd’hui se fait arbre ») ; le professeur Tournesol, « l’air dans des nuages aimables » (p. 139) ; Tobie le biblique ; une Chaconne de Bach, une Étude de Chopin, un Requiem de Fauré.
« Mundus patet : le monde s’ouvre », nous répète le texte ; et l’auteur y pénètre avec délicatesse et poésie pour nous livrer de l’intérieur, en des strophes palpitantes, cet univers insaisissable :
« Modèle : linéaire, oui, comme une avenue de cercles dans un écoulement laminaire ; cyclique, oui, partiellement alimenté en retour ; chaotique, oui, arrosé en permanence d’aléas en très grand nombre, mais réglé en futur antérieur ; stable et instable, oui, en somme tourbillonnant, car nourri, en pluie, par l’amont » (p. 182).
Deux aphorismes, enfin, pour s’approprier le livre : « Un philosophe, ainsi, a tous les sens ouverts » (p. 37) et, en clôture, « Joie : matière dont est faite la Biogée » (p. 196). Tout est dit.
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Cahier de l’Herne « Michel Serres »,
dirigé par François L’Yvonnet et Christiane Frémont
Ils se sont mis à trente et un (nombre de l’élégance) pour rendre hommage, en plus de trois cents pages bien serrées, à ce maître impertinent de la pensée, ce philosophe atypique, capable de nourrir sa réflexion de Leibniz et du capitaine Haddock, ce savant iconoclaste souhaitant abolir les frontières entre les sciences et les lettres, cet académicien joueur de rugby, beaucoup marin, un peu alpiniste, occasionnellement commentateur de l’actualité (sur France Info), ce successeur de Bachelard qui a décidé de « penser le multiple sans recourir au concept » (p. 63), cet « auteur », ou plutôt « aucteur », car, ainsi écrit, le terme trahit son sens premier d’« augmentateur », ce « théoricien nomade » qui a toujours eu souci d’« éviter toute appartenance » (p. 27), ce très léger « compositeur », étiquette de celui dont l’œuvre est « composite », ce dernier des encyclopédistes, dont l’œuvre pourrait retrouver le vrai langage de la philosophie (celui du récit, poétique, au besoin) et sa vraie finalité, parler des arbres, c’est-à-dire parler de l’unité et de la totalité, cet Hermès des temps modernes qui a compris qu’au savoir venait de succéder la communication.
Comment reprendre et résumer cette somme d’études, d’analyses, ce recueil de confidences de l’auteur vedette qu’on a toujours plaisir à lire ?
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Un grand esprit qui fait avancer la réflexion, mais n’intimide pas
On sent dans ce volume (le mot est approprié) du respect, de l’admiration. Mais on perçoit aussi de l’amitié, de la familiarité, de la connivence, de l’impertinence parfois. Michel Serres fait penser, fait avancer la réflexion, mais n’intimide pas. Comme tous les grands esprits, il rend intelligent. En faisant croire qu’il ne l’est pas réellement lui-même. Un contributeur va jusqu’à le comparer à « lou ravi » de la crèche, ce qui ne choque pas notre joyeux octogénaire qui a toujours su garder les yeux ouverts sur le monde.
Une phrase au hasard : « Le S final de son patronyme prédisposait naturellement Serres à relever le défi du pluriel » (Marc Porée, p. 160). Cette pluralité, cette généreuse ouverture au monde nous sont parfaitement rendues par ce recueil empathique et érudit à la fois. Les multiples facettes de l’homme et du penseur sont scrutées : sa méthode, son écriture, ses maîtres, ses territoires, ses interrogations, ses angoisses et ses bonheurs.
On approche graduellement, grâce à ce très bel ouvrage, des secrets intimes de cet homme panoramique, Protée du savoir, philosophe des corps mêlés et jeteur de ponts sur le monde. On approche seulement. Malicieux, Serres se réserve une part de mystère. Celui-ci pourrait se nommer amour de l’humanité.
Yves Stalloni
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• « Biogée », de Michel Serres, editions-dialogues.fr, Le Pommier, 2010, 201 p.
• Cahier de l’Herne « Michel Serres », dirigé par François L’Yvonnet et Christiane Frémont, Éditions de l’Herne, 2010, 317 p.
M.SERRE je suis beninois mais jai eu la chance de lire certains de vos ecrits grace a internet felicitation vous etes une fierte pour la langue francaise