Michel Murat, Les Javelots de l’avant-garde :
panorama partiel de la poésie récente

Cet essai sur la poésie récente ouvre des voies, éclaire des démarches, cite des textes et reproduit des manuscrits. Il assume ses choix et les absences. Il guide surtout à travers un univers d’auteurs et d’autrices trop méconnu(e)s ou mal connu(e)s, comme Sophie Podolski, Joyce Mansour, Anna Akhmatova ou Sylvia Plath.
Par Norbert Czarny, critique

Cet essai sur la poésie récente ouvre des voies, éclaire des démarches, cite des textes et reproduit des manuscrits. Il assume ses choix et les absences. Il guide surtout à travers un univers d’auteurs et d’autrices trop méconnu(e)s ou mal connu(e)s, comme Sophie Podolski, Joyce Mansour, Anna Akhmatova ou Sylvia Plath.

Par Norbert Czarny, critique

De 1960 à 1980, la poésie française a été le champ de nombreuses recherches et tentatives de tous ordres que la prose avait moins connues. Ces années-là sont celles pendant lesquelles Michel Murat s’est formé. Ce sont des années riches, celles de la « jeunesse de l’esprit », dans tous les domaines artistiques. Les cours sur l’année 1966 qu’Antoine Compagnon avait proposés au Collège de France sur cette période suffisent à le signifier. La plupart des grands livres, des films, des spectacles théâtraux qui marquent le temps, naissent en cette année. Pour Michel Murat, ces deux décennies voient émerger une certaine poésie qu’il nomme de l’avant-garde. Il faut d’emblée situer le contexte éditorial : les revues de poésie abondent, toutes en format papier, souvent élégantes, illustrées par les plus grands. Pour qui n’était pas né, citons Argile, L’Éphémère (auquel Murat accorde une large place), Mercure de France, La Délirante, L’Ire des vents, sans oublier Change, Action poétique et Tel Quel.

Les maisons d’édition soutiennent ces revues. La dernière citée, animée par Philippe Sollers, est l’un de ces javelots empruntés à un poème de Baudelaire – projectile offensif dans une guerre, sinon du goût, du moins de conquête de l’espace littéraire ou poétique. Gallimard, de son côté, crée le prix Fénéon et le prix Max-Jacob qui, sans trop de surprise, récompensent des auteurs maison.

Quand les revues disparaîtront, les maisons d’édition continueront, autrement, cette « bataille » du champ poétique. Gallimard fera « retour au calme », pour reprendre le mot de Jacques Réda, la collection « Fiction & Cie » mêlera les genres et les formes en un moule commun, et P.O.L comme Flammarion prendront une place non négligeable dans le champ que nous évoquons.

En terrain plat

Michel Murat, dont on a pu lire en 2022 La Poésie de l’Après-guerre (Corti), poursuit avec cet essai son œuvre de professeur, donc de pédagogue, et de curieux. Ce domaine de l’avant-garde n’est pas des plus facile à explorer. Surtout quand certains poètes affirment qu’« il n’y a rien à comprendre ». Le propos est d’Emmanuel Hocquard, mais il le complète en précisant : « La question n’est pas de lire ce qu’il y a derrière ce qui est écrit, mais de lire ce qui est écrit ». Au fond, cela rappelle sur un autre plan ce qu’écrit Grégoire Bouillier de la peinture de Monet dans son récent Syndrome de l’Orangerie (Flammarion) ou ce qu’écrivait Daniel Arasse sur la peinture en général dans On n’y voit rien (Gallimard, 2000).

Même sans chercher derrière, le lecteur, souvent peu familier des œuvres et auteurs cités, doit faire confiance à l’auteur pour le guider. Le plus souvent, c’est le cas du chapitre intitulé « Contrefeux », c’est en terrain plat, qualificatif qui convient à la collection fondée par Georges Lambrichs, « Le Chemin ». Un passionnant essai d’Arnaud Villanova avait paru en 2023, axé sur la personnalité de Lambrichs, Le Chemin continue. Michel Murat s’attache davantage aux poètes réunis par ce lecteur ou liseur, éditeur singulier chez Gallimard. Le succès de Le Clézio et sa courageuse publication de Pierre Guyotat lui avaient assuré une sorte d’immunité dans une maison qui craint pour sa rentabilité et sa réputation. L’éditeur de Réda, de Perros ou de Gérard Macé proposait des œuvres moins ardues, moins hermétiques que ses confrères du Seuil.

Le travail de Denis Roche se donne moins facilement. Tout le monde connaît et apprécie celui qui a créé la collection « Fiction & Cie » dans laquelle paraissent les romans de Patrick Deville, Maryline Desbiolles ou Antoine Volodine, mais beaucoup moins ont lu Le Mécrit (collection « Tel Quel», Seuil, 1972), ou Louve basse (Seuil, 1976). Le chapitre que lui consacre Michel Murat, avec ses citations nombreuses et ses explications précises, devrait aider les plus curieux et tous ceux qui connaissent en profondeur la poésie dans son histoire et sa complexité. Cette « histoire du vers » ou « seconde crise de vers » pour reprendre le titre du premier chapitre n’est pas des plus évidentes.

Subversion, invention, spéculation

Trois mots sont les clés de ce recueil : subversion, invention, spéculation. Michel Murat les reprend pour la plupart des auteurs. À la subversion correspond surtout Denis Roche ; à l’invention, ici liée au constructivisme, correspond Jacques Roubaud. À la spéculation, on pourrait associer le nom de la poétesse Anne-Marie Albiach, fondatrice de la revue Siècle à mains, et son livre clé, État (Mercure de France, 2001).

Chez tous les poètes évoqués, Michel Murat sent la présence de Mallarmé plus que celle de Rimbaud. Le second avait marqué les générations « engagées », celle du surréalisme comme celles de la Résistance ; le premier nommé revient parce que la question de la mise en page du poème se pose de nouveau. La poésie des années 1960 à 1980 se retourne vers elle-même. Elle cherche ses références du côté de la tradition lyrique, chez les troubadours, les baroques, les modernes, voire, dans le cas de Roubaud, du côté du Japon impérial. Après Aragon et Ponge, ancrés dans le patrimoine français, les poètes se tournent vers les États-Unis : Denis Roche traduit Ezra Pound, Roubaud donne en français Reznikoff, pour partie. Cet internationalisme mènera certaines femmes à lire Emily Dickinson. À ce propos, l’essayiste accorde une large place à « quatre sibylles » dans son chapitre intitulé « L’ablatif absolu », dont Sophie Podolski, qui s’est suicidée en 1974 et que Philippe Sollers avait publiée dans Tel quel.

« Les cheveux du soleil sont nos mains aussi.
L’écriture pompiérise tout signe alarme continue.
Lettre à tous les mondes. Vous êtes tous des cons – ou bien vous êtes pas défoncés ou vous flipper comme des cons – parce que c’est ici une planète de cons qu’on comprendra jamais et on y comprend rien à rien. Est-elle femme ou démon. Est-ce démon ou femme – le suicide (développement) philosophiquement jamais étudié – pensez à dialoguer en vue de synthèses (perspective vraie ou fausse) ce que la parole avec la pensée n’a rien à voir avec notre organisme d’aucun autre fonctionnement de notre connaissance. La parole est une hystérie qui relève de la frustration qui par ailleurs la compense.
»

(Sophie Podolski)

Il a préfacé son livre Le Pays où tout est permis (Belfond, 1973) en un texte-phrase, sans ponctuation et qui commence par ces mots :

« L’expression prendre son pied est récente principe de versification tourné à l’envers je voudrais souligner que l’événement sur la page n’arrive jamais isolé reste à fond dans son ombre un arbre ne doit pas cacher la forêt les paroles dit artaud sont un limon qu’on n’éclaire pas du côté de l’être mais du côté de son agonie et encore on ne reproche pas à un écrivain un mot obscène parce qu’obscène on le lui reproche s’il est gratuit je veux dire plat et sans gris-gris… »

(Philippe Sollers)

Dans Les Javelots de l’avant-garde, Michel Murat met en relief la place prise par les femmes en poésie : Joyce Mansour, l’une des grandes voix du surréalisme tardif, vaut bien André Velter, glisse-t-il, en ajoutant qu’aucune œuvre n’atteint la force de celles d’Anna Akhmatova ou Sylvia Plath.

Un tel essai est également riche de ce qu’il ne contient pas. Bien des poètes ne trouvent pas place dans cet ouvrage d’histoire de la poésie récente, comme Franck Venaille par exemple. Mais il y a un cadre, un plan avec sa cohérence, et toute la poésie n’y a pas sa place. La poésie sonore est présentée, le travail de Cadiot, Pennequin, Christophe Tarkos ou Nathalie Quintane, par conséquent. Et la voix singulière de Gherasim Luca dont les bégaiements ont marqué Gilles Deleuze.

À lire cet essai, on imagine aussi, ici et là les mécontentements, les cris d’orfraie ou les hurlements de qui est absent ou traité avec quelque ironie. Michel Deguy « figure de la mélancolie moderne » n’est plus là pour se plaindre ; Alain Veinstein, « poète moins original » que Royet-Journoud, Jean Daive ou Emmanuel Hocquard, « mais qui a marqué le style de France-Culture » peut encore le faire (et pour longtemps).

Les Javelots de l’avant-garde ouvre des voies, éclaire des démarches, cite abondamment les textes, quand il ne reproduit pas des manuscrits, comme c’est le cas pour une page manuscrite de Sophie Podolski. Cet essai témoigne de la passion vivante, intacte, de son auteur. Il n’hésite pas à dire ses partis pris mais il faut bien un peu de poivre ou de piment pour rendre le plat plus piquant.

N. C.

Michel Murat, Les Javelots de l’avant-garde, éditions Corti, 422 pages, 23,50 €.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny