Quelques pistes pour aborder en classe l’affaire Maurice Audin
De la disparition
à la reconnaissance
Le 11 juin 1957 dans la soirée, à Alger, Maurice Audin était arrêtée chez lui par des soldats du 1er Régiment de chasseurs parachutistes (RCP). Il est emmené au Centre d’interrogatoire d’El-Biar, haut lieu de torture de l’armée française pendant la guerre d’Algérie avec la villa Sésini ou encore la ferme Améziane.
Sa femme et ses trois enfants ne l’ont jamais revu. L’armée française a alors affirmé qu’il s’était évadé.
Sa famille, ses proches et d’autres n’ont cessé de se battre pour établir les faits : comment et par qui a-t-il été tué ? Le Comité Maurice Audin, créé dès 1957 avec les historiens Pierre Vidal-Naquet et Madeleine Rebérioux ou encore le mathématicien Laurent Schwartz, n’a eu de cesse d’alerter l’opinion publique par des brochures et des livres, et de solliciter les autorités publiques pour obtenir des réponses. En vain.
Avec la fin de la guerre d’Algérie, les décrets et lois d’amnistie adoptés en 1962, 1964 et 1966, la possibilité de poursuites judiciaires contre les meurtriers de Maurice Audin n’étaient plus possibles. Mais Josette Audin et ses enfants, et quelques autres autour d’eux, ont continué à chercher la vérité et à porter la mémoire de Maurice Audin pour savoir s’il est mort pendant les tortures qu’il subissait, ou s’il a été extrait du centre pour être exécuté à l’extérieur.
Plusieurs noms ont circulé, le dernier étant celui du général Aussaresses, connu pour avoir été au centre du débat sur la torture au début des années 2000, et qui a affirmé peu avant sa mort avoir ordonné son exécution. Mais qui était précisément Maurice Audin ?
Qui était Maurice Audin ?
Maurice Audin était un jeune mathématicien de 25 ans, inscrit en thèse à La Sorbonne et enseignant à la Faculté des sciences d’Alger. Il était l’un des grands espoirs de la recherche française en mathématiques. Il militait au sein du Parti communiste algérien (PCA) depuis 1950. Ce parti avait été interdit par les autorités françaises en septembre 1955 et était entré dans la lutte clandestine pour l’indépendance.
Maurice Audin était en effet favorable à l’indépendance algérienne, mais il avait conservé son activité légale : il n’avait aucune responsabilité dans le parti et n’avait pas besoin de se cacher. Il n’en aidait pas moins certains de ses camarades, recherchés par la police et l’armée. Ce n’était donc pas un « poseur de bombes » comme Marine Le Pen l’a affirmé.
Le lendemain de son arrestation, Henri Alleg, directeur du journal interdit Alger républicain, proche du PCA, arrivait ainsi au domicile de Maurice Audin pour y être caché, mais s’est fait arrêter par les militaires restés chez lui. Henri Alleg fut également torturé au centre d’interrogatoire d’El-Biar ; en dehors des militaires, il a été l’un des derniers à voir Maurice Audin vivant.
Mis en présence l’un de l’autre, Maurice Audin a dit à Henri Alleg : « C’est dur, Henri », comme en a rendu compte le journaliste dans le livre phare qu’il a tiré de son expérience, La Question, publié en février 1958 par les éditions de Minuit et saisi dès le mois suivant.
Un cas symbolique de la bataille d’Alger
et de la répression en Algérie
Soixante-et-un an après la disparition de Maurice Audin, Emmanuel Macron reconnaît ainsi la responsabilité de militaires français dans sa mise à mort et demande qu’un « travail de vérité » se fasse sur ce sujet. Le président, qui a auparavant travaillé avec le philosophe Paul Ricœur, auteur du très fameux La mémoire, l’histoire, l’oubli (Le Seuil, 2000) sait très bien que pour parvenir à dépasser la mémoire empoisonnant le présent il faut reconnaître les faits, faire œuvre de vérité, pour avancer plus sereinement vers le futur.
Au-delà du cas propre de Maurice Audin, ce sont les conditions dans lesquelles la « bataille d’Alger » s’est déroulée en 1957 sur lesquelles il conviendra de faire la vérité. Ainsi, le secrétaire général de la police d’Alger, Paul Teitgen, ancien résistant torturé par la Gestapo pendant la Seconde Guerre mondiale, avait-il dénombré et dénoncé l’existence de 3 024 disparus au cours de cette bataille. En effet, c’est un véritable système de répression, de tortures, d’exécutions et de disparitions qui a été mis en œuvre à Alger en 1957, comme le décrypte le film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger.
Le récent site 1000autres.org recense quant à lui environ un millier d’Algériens disparus pendant la bataille d’Alger pour lesquels les autorités françaises ont reçu une plainte de la part des familles.
Mais au-delà de ce millier ou de ces milliers de disparus de la bataille d’Alger, ce sont les milliers et même dizaines de milliers d’Algériens qui ont disparu au cours du conflit sur lesquels il conviendra de faire la vérité. De ce point de vue, la bataille d’Alger et la guerre d’Algérie ont été le creuset sur lequel est né le système répressif mis en place dans les dictatures latino-américaines, avec notamment la pratique des disparitions.
Des militaires français ont en effet formé leurs confrères d’Amérique du Sud, comme l’a montré Marie-Monique Robin dans son documentaire et son livre, Escadrons de la mort, l’école française (diffusé sur Canal + en 2003, publié à La Découverte en 2004 ; cf. également notre article publié dans l’École des lettres à propos du roman d’Inès Garland, Pierre contre ciseaux, qui évoque la dictature argentine).
Un cas symbolique des disparus
Plus encore, le président de la République a déclaré avoir décidé l’ouverture des archives sur « tous les disparus d’Algérie ». Au-delà donc du cas des Algériens, largement majoritaires dans le dossier des disparus, il s’agit aussi de faire la lumière sur les disparus d’autres catégories. Ainsi, en 2010, j’avais évoqué avec Benjamin Stora le cas des « disparus des Abdellys », 44 appelés français et militaires algériens de l’armée française qui ont disparu après avoir été faits prisonniers par l’ALN [1].
À la fin du conflit, des harkis et des Européens d’Algérie ont également été enlevés et exécutés parfois simplement pour extorquer des fonds ou pour assurer une « réputation » à des « résistants » de la dernière heure.
C’est ainsi le cas de tous les disparus sur lequel il va falloir commencer à travailler, à commencer par celui de Maurice Audin et de tous ceux qui ont disparu du fait des autorités françaises. Mais, de la même manière que l’historien Pierre Vidal-Naquet avait dénoncé la torture au cours de la guerre d’Algérie et l’avait également dénoncée lorsqu’elle avait été pratiquée contre les militants de l’Organisation armée secrète (OAS) – pourtant favorables à l’« Algérie française » par tous les moyens, y compris le terrorisme –, il faut que le dossier des disparus maintenant ouvert comprenne tous ceux de la guerre d’Algérie.
La pratique de la disparition est une atteinte aux droits de l’Homme, or ceux-ci sont indivisibles.
Un « homme-frontière »
Enfin, pourquoi le cas de Maurice Audin est-il emblématique ? Au-delà des aspects soulignés précédemment, Maurice Audin est aussi un jeune Européen d’Algérie qui a embrassé la cause de l’indépendance algérienne, comme d’autres Européens d’Algérie, comme des métropolitains. Certes, ils n’étaient pas forcément nombreux, mais ils ont parfois péri pour cette cause, soit dans les maquis auprès des Algériens, soit au cours d’une exécution comme ce fut le cas de Fernand Iveton (seul Européen d’Algérie à avoir été légalement exécuté pendant la guerre d’Algérie pour avoir déposé une bombe qui n’avait fait que des dégâts).
Certains diront que ce sont des traîtres. Mais ces « traîtres » montrent que la guerre était beaucoup plus complexe que ce que d’aucuns cherchent à faire croire à l’heure actuelle, qu’il y aurait eu les « méchants » d’un côté (les soldats français, les harkis, les pieds-noirs…) et les « bons » de l’autre (les militants indépendantistes algériens).
La guerre d’Algérie était une guerre fratricide, des horreurs ont été commises de part et d’autre, même si le conflit était asymétrique. Il y eut effectivement des militants pour libérer leur nation du colonialisme d’un côté et des institutions répressives de l’autre, mais les identités et les appartenances transcendèrent les origines ethniques. Si l’on veut sereinement vivre en paix dans une société aux origines multiculturelles, il faudra montrer que dans l’histoire coloniale il y eut des voix discordantes dénonçant cet état de fait. Maurice Audin en a fait partie.
Tramor Quemeneur
Chargé de cours à l’Université Paris 8
Des documents à utiliser en classe
• Des livres d’époque
– Pierre Vidal-Naquet, L’Affaire Audin, Minuit, Paris, 1958, 100 pages. Important ouvrage, plusieurs fois réédité, rédigé par l’un des principaux instigateurs du Comité Audin.
– Henri Alleg, La Question, Minuit, Paris, 1958, 111 pages. L’un des ouvrages phares de la guerre d’Algérie, rédigé clandestinement par le directeur du journal Alger républicain, qui raconte les tortures qu’il a subies.
• Des témoignages
– Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, Paris, 1971, 394 p.
– Général Paul Aussaresses , Services spéciaux. Algérie. 1955-1957, Perrin, Paris, 2001, 196 p.
• Des essais historiques
– Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, L’espace de l’histoire, Paris, 2001, 348 p. Analyse des magistrats et du système judiciaire dans la guerre d’Algérie, en revenant sur de nombreuses affaires, dont celles des tortures.
– Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, Gallimard, NRF La suite des temps, Paris, 2001, 474 p. Une thèse incontournable sur la torture dans la guerre d’Algérie.
– Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), La Découverte, Repères, Paris, 1995, 128 p. Un classique maintenant, plusieurs fois réédité.
– Tramor Quemeneur et Benjamin Stora, La Guerre d’Algérie, Éditions Prisma Géo, coll. « Les dossiers de l’histoire », Paris, 2012, 144 p. Une histoire de la guerre d’Algérie avec de nombreuses illustrations.
• Un roman
Joseph Andras, De nos frères blessés, Actes Sud, Babel, 2018 (2016), 140 p. Roman sur Fernand Iveton.
• Une BD
A. Dan et Galandon, Tahya El-Djazaïr, 2 tomes, Bamboo, coll. “Grand angle”, 2009 et 2010. Bande dessinée qui revient notamment sur la participation d’Européens d’Algérie à l’indépendance algérienne.
• Filmographie
– Laurent Heynemann, La question, Little bear / Rush distribution / Z productions, France, 1977, 112 min. Très bon film d’après le livre d’Henri Alleg.
– Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger, Igor Film / Casbah Film, Italie / Algérie, 1966, 121 min. Un classique pour comprendre la bataille d’Alger.
• Sitographie
– Le site 1000autres.org vient d’ouvrir. Il recense les noms d’un millier de disparus environ.
– Le site histoirecoloniale.net recense de nombreux articles publiés sur l’histoire coloniale et postcoloniale, notamment sur l’affaire Audin.
– Le site espaceguerredalgerie.com propose également des documents et des outils pouvant être utilisés en classe.
[1] Benjamin Stora et Tramor Quemeneur, Algérie 1954-1962. Lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre, Les Arènes, 2010, pp. 40-41.