Maryline Desbiolles : quand les mots avancent dans le paysage
Entrée en littérature par la poésie, poursuivant par les biographies et les romans, lauréate du prix Femina en 1999 pour Anchise, Maryline Desbiolles fait entendre un « je » ancré dans le présent, très proche du lecteur, et très sensibles aux arts.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Entrée en littérature par la poésie, poursuivant par les biographies et les romans, lauréate du prix Femina en 1999 pour Anchise, Maryline Desbiolles fait entendre un « je » ancré dans le présent, très proche du lecteur, et très sensibles aux arts.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Maryline Desbiolles a fait ses premiers pas en poésie. Ses livres sont d’abord affaire de rythme et de sons. Ils n’entrent pas aisément dans des cases, et qui chercherait une « intrigue » construite de façon classique, un « sujet » dont on ferait un débat, en serait pour ses frais. Qui dit sujet dit « assujetti », écrit-elle dans Les Draps du peintre. L’écrivaine n’aime pas trop les catégories, les classements, les genres. Le maître-mot est liberté. Ses romans comme ses « biographies » ont un parfum d’imprévisible ou de primesautier. L’auteure cherche, et à considérer la façon dont elle présente ses personnages (fictifs ou réels), on pourrait retenir ce qu’elle écrit du compositeur Maurice Jaubert dans Le Beau Temps : « […] Mon projet n’est pas de percer son secret, de mettre à jour son mystère, de déchirer son opacité, mais de l’aimer. D’aimer ensemble évidence et opacité. »
Les mots se fraient un chemin. Quelque chose s’improvise – et ce, dès les premières lignes du texte –, mais pas entièrement au hasard. Maryline Desbiolles pose son cadre, marche, observe, écoute, interroge, se documente, décrit. Chez elle, les verbes sont moteurs, indispensables à l’écriture, pour Dans la route (2012) comme Ceux qui reviennent (2014), quel que soit le « genre » du livre.
Sa voix fait entendre un « je » à aucun moment narcissique ou égotiste, pas le « moi je » de certaines grandes têtes molles, mais plutôt celui d’une enfant-guide qui entraîne avec elle, s’arrête pour admirer ou s’amuser, pointe un détail, établit un lien que l’on n’attendait pas. Un « je » très proche du lecteur, et sans façon. Un « je » de l’artiste qui se pose devant son objet. Elle est comme Aubin, le héros du Neveu d’Anchise : « Et s’il y avait dans le vieux monde voué aux orties de quoi nous revivifier ? Les orties peut-être, l’insignifiant, le moins que rien, la quantité négligeable, le proscrit, le mis au ban, le sans titre, sans terre, sans domicile fixe, sans-papiers, sans valeur, sans prix, le non négociable. Le vieux monde voué aux orties est peut-être au-devant de nous ». Mais on pourra aussi faire le lien avec Ponge, Jaccottet ou Follain, trois poètes.
Chez Maryline Desbiolles, le territoire est sensible, comme les Alpes-de-Haute-Provence sont chez Giono, la Bourgogne pour Colette ou La Bassée, son hameau ou village imaginaire chez Laurent Mauvignier. L’arrière-pays niçois est sa terre, celle de ses personnages, là où se retrouve la famille. Comme les grands-parents d’Ugine, les oncles et tantes jouent un rôle important dans plusieurs de ses livres. Dans Ceux qui reviennent, la tante Odette fait penser à ces tablées italiennes de La Scène dans laquelle table et tableau (de mathématiques ou de peinture) se font écho.
L’œuvre de Maryline Desbiolles est marquée par les arts plastiques. Un Manger avec Piero, paru en 2004 au Mercure de France, le signifiait déjà ; on ajoutera Les Draps du peintre en 2008 ou Avec Rodin en 2017. Tous ses livres font référence à des peintres et à leurs palettes, à commencer par le blanc aveuglant qui ouvre Primo et dont le motif est repris dans La Scène.
Une œuvre au présent
Son œuvre est ancrée dans le présent, sans négliger les traces passées. Le Beau Temps se déroule dans les années 1930, et les échos avec notre époque ne manquent pas. Maurice Jaubert est mort lors de la bataille de France, en 1940, et il a connu « la montée des périls » qui résonne toujours. La Résistance, les crimes commis sous l’Occupation dans la Savoie ou la région niçoise de son enfance restent présents, par exemple dans Ceux qui reviennent ou Dans la route.
L’ancrage dans le présent est plus notable encore pour ce qui concerne la question coloniale, et la guerre d’Algérie au premier chef. Elle est sensible dans Rupture et dans C’est pourtant pas la guerre, que l’auteure appelle « recueil », et plus encore dans Charbons ardents qui relate « La marche pour l’égalité et contre le racisme » autrement appelée « marche des Beurs ». Maryline Desbiolles écoute, rassemble les paroles, se documente, croise l’événement avec ceux de sa vie d’étudiante à Nice. Toujours cette question du point de vue, d’un engagement qui ne saurait être en surplomb, mais dans une forme de complicité.
Les figures enfantines et adolescentes sont très nombreuses dans son œuvre parce qu’elles incarnent la liberté, la fragilité apparente, la force secrète qui s’affirme. C’est particulièrement le cas dans sa « trilogie » parue à l’école des loisirs : Aïzan, Lampedusa et Violante.
Brève biographie
Maryline Desbiolles est née en 1959 à Ugine. Elle vit depuis toujours dans l’arrière-pays niçois. Ses origines familiales sont en Toscane mais le Piémont compte pour elle et surtout Ugine, cité industrielle dans une Savoie qui n’a pas la grâce des montagnes.
L’essentiel de ses livres est paru au Seuil, dans la collection Fiction & Cie. Elle s’est fait connaître avec La Seiche, en 1998, histoire de la confection d’un plat et de ce qui se dit dans la cuisine et ailleurs, avant et pendant le repas. Elle a reçu le prix Fémina en 1999 pour Anchise. Dans sa riche bibliographie, on trouve des romans, dont Primo (2005), La Scène (2010) ou Rupture (Flammarion J’ai lu, 2018), des « biographies » Les Draps du peintre (2008), Une femme drôle (L’Olivier 2010), Le beau temps (2015), des romans jeunesse comme Aïzan (2006), Lampedusa (2012) ou Violante (2021), tous trois publiés par l’école des loisirs. Deux livres se font écho, que l’on pourrait qualifier de reportages littéraires : C’est pourtant pas la guerre en 2007 et Charbons ardents en 2022.
Choix bibliographique
Primo (Seuil,2005) – Pourquoi la grand-mère de la narratrice, une Italienne émigrée en Savoie à la fin des années 1920, décide-t-elle de mettre au monde son deuxième enfant à Turin ? Et comment meurt Primo, le premier né ? Un deuxième deuil, le jour de la libération d’Annecy en 1945, marque l’histoire de cette femme : elle perd un autre fils dans des circonstances obscures. Sa petite-fille enquête, des années après, dans la capitale du Piémont et ailleurs, dans le berceau savoyard de la famille.
C’est pourtant pas la guerre (Seuil, 2007) – L’auteur est allée dans le quartier de l’Ariane, une « cité » de Nice. Elle a écouté celles et ceux qui y vivent, et elle leur rend la parole. Un livre politique et poétique, qui sait montrer la beauté et l’espérance là où tout semble détruit, ravagé par tous les maux. À lire en écho avec Charbons ardents, paru en 2022.
La Scène (Seuil, 2010) – Les repas sont des mises en scène, improvisées ou non. Ce sont aussi des moments de retrouvailles de part et d’autre de frontières qui ont existé (entre le Piémont et le pays niçois par exemple, ou la Savoie). La narratrice raconte quelques-uns de ces repas et la vie des siens, en creux, comme en écho à Primo ou à La Seiche, de précédents romans. Celui-ci se savoure, mais aussi se contemple, s’écoute, se sent, comme une œuvre plastique et musicale.
Le Neveu d’Anchise (Seuil, 2021) – Il est question d’un territoire, de moments éclaboussés de lumière, d’adolescents sur le seuil de l’existence, de rencontres. On est à la lisière de Nice, des personnages et des lieux reviennent, pour peu qu’ils aient un jour disparu. Aubin, le narrateur, vit dans ce paysage qui fut celui d’Anchise, apiculteur au sort tragique, rencontré il y a plus de vingt ans, mais les noms de Sasso ou de Reine, royale patronne d’une pizzeria, rappellent Dans la route.
Rupture (Seuil, 2018) – François quitte Ugine pour le Var, la noirceur pour la lumière, et découvre le monde du travail, la nature à la fois violente et belle, l’amour puis la guerre, en Algérie. Il apprend. Une catastrophe, celle de l’effondrement du barrage de Malpasset lui apprend le tragique. Sans doute le roman le plus proche de Giono, l’un de ses auteurs de chevet. Mais un roman également hanté par la figure du père.
Les Draps du peintre (Seuil, 2008) – Il est question d’un peintre né dans l’extrême dénuement, tout à coup frappé par la grâce quand il découvre l’œuvre de Clouet, au château de Fontainebleau. Il peint en autodidacte, ne sera jamais reconnu par les institutions officielles, mais son œuvre trouve une certaine audience. Au début, Maryline Desbiolles ne sait comment parler de cet artiste singulier, au comportement souvent étrange mais toujours attachant. Cette biographie, qui n’en est pas une, intéresse, amuse, émeut, surprend.
Lire ou écrire avec Maryline Desbiolles
Difficile de choisir des extraits dans cette œuvre diverse. Le plus juste est de proposer une lecture en réseau, de choisir de nombreux livres et de mettre en œuvre une lecture subjective grâce au carnet de lecture.
Des entrées comme couleurs, nourriture, paysages, histoire, peinture, adolescence (ou enfance) permettent de croiser les lectures, de mettre en relief ce qui caractérise les textes et d’inciter à l’écriture. Une entrée par les arts se défend aussi, avec les noms de Robert Mitchum ou Chet Baker, parmi d’autres.
« Le pari de l’écriture est justement de passer outre aux clichés. Déminer le terrain de tout ce qui empêche de le voir : c’est un effort éminemment politique », écrit-elle dans C’est pourtant pas la guerre. Dans la plupart de ses textes, elle relève ce pari.
N.C.
Articles à retrouver dans L’École des Lettres
- Marilyne Desbiolles : « Aïzan ». Lecture cursive n°5-6 janvier-février 2007
- Maryline Desbiolles : « Lampedusa » n°5, 2012-2013.
- « Rencontre avec Maryline Desbiolles. Un projet culturel et artistique en classe de seconde », 1er juin 2015.