« Mary Shelley », de Haifaa Al Mansour, excellent biopic et genèse d’une œuvre majeure
Peu de romans ont été aussi mal compris, aussi dénaturés que Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) et peu d’auteurs ont été aussi méconnus que son auteur Mary Shelley. I
l faut dire qu’elle était la fille de William Godwin – grand philosophe et romancier britannique – et de la philosophe féministe Mary Wollstonecraft et la compagne du jeune poète Percy Bysshe Shelley. Et pourtant, reconnu dès sa parution, le texte est si bien écrit et son intrigue si fascinante qu’il n’a jamais cessé d’être un bestseller.
Mais le théâtre puis le cinéma s’en sont emparés et ont adapté ce roman épistolaire avec une liberté telle que, après deux films muets désormais invisibles, c’est la version de James Whale en 1931 avec Boris Karloff qui s’est imposée malgré le point d’interrogation sur l’affiche initiale à la place du nom de l’acteur.
Puis deux films tout aussi mythiques, dont l’intrigue est contenue en germe dans ce seul roman, ont renforcé le succès du monstre innommable et pourtant nommé d’un nom qui n’est pas le sien : La Fiancée de Frankenstein de James Whale en 1935 et Le Fils de Frankenstein de Rowland Lee en 1939. Car la créature a été confondue avec son créateur, Victor Frankenstein, qui raconte son histoire à un explorateur, Walton, lequel raconte ensuite à sa sœur l’histoire de Victor.
Ce jeune homme fasciné par la science a l’ambition de créer, à partir de diverses manipulations sur plusieurs êtres, un être parfait. Mais il se trompe dans ses calculs et crée une créature difforme dotée de l’intelligence d’un nouveau-né qui doit apprendre peu à peu et avec difficulté. Enfin, la créature donne sa version personnelle de l’histoire, qui est celle – ô combien symbolique – du long apprentissage nécessaire pour devenir homme. Mais devant l’indifférence et l’hostilité de son créateur, elle devient meurtrière. Victor n’a d’autre choix que de la poursuivre pour la détruire. Pourtant à sa mort, elle vient pleurer sa perte à son chevet.
Avec cette structure particulièrement sophistiquée, le roman se présente donc comme une œuvre gigogne, une enfilade de récits enchâssés dans le récit-cadre de l’explorateur Robert Walton par lettres échangées avec sa sœur Margaret. En son centre, cette créature qui effraie par son aspect différent et sa violence incontrôlable, alors qu’elle devient de plus en plus humaine et pleine de bon sens. La différence en est le sujet central, celle du monstre certes, mais aussi celle de la douce jeune fille turque Safie et de son père sans scrupules, innocence et mauvaise foi étant les choses du monde les mieux partagées.
Le film de la réalisatrice saoudienne Haifaa Al Mansour (Wadjda) est un biopic de Mary Shelley et le récit de la genèse de ce chef-d’œuvre de la littérature fantastique. Le scénario d’Emma Jensen souligne le fait que Mary vivait et travaillait dans un monde d’hommes et que son roman fut refusé par de nombreux éditeurs, choqués de voir une femme traiter un sujet aussi audacieux et aborder sans crainte des thèmes philosophiques comme les limites de la connaissance et la nature de la création. Mais aussi la cruauté et l’arrogance masculines, l’abandon, la vulnérabilité et le désespoir qu’elles peuvent causer chez les femmes. Comment accepter cela en 1818 ? Il faut d’ailleurs souligner – ce qui n’est pas perceptible en français – que la version originale emploie de façon anachronique le mot « gender » au lieu de « sex ».
Les deux créatrices montrent que la déception amoureuse et la perte d’un enfant ont probablement déterminé chez Mary – qui avait fui la maison paternelle à seize ans avec sa demi-sœur pour suivre Percy Shelley (le séduisant Douglas Booth), son premier amour – un désir éperdu de maternité, comblé par la création littéraire et par l’invention d’une histoire de naissance et d’abandon, puis plus tard par la naissance d’un enfant bien réel du poète devenu son mari.
Car on sait – comme elle le raconte dans sa préface – qu’au cours d’une saison particulièrement pluvieuse et morose dans la maison de Lord Byron près de Genève, l’idée a germé un soir d’ennui que chaque convive écrive « un conte basé sur une manifestation d’ordre surnaturel ». Mais, suivie par le docteur Polidori et son extraordinaire Vampire, revendiqué par Byron, elle a été la seule à vraiment relever le défi. Et à écrire non pas une simple histoire de fantômes, mais la plus incroyable fiction de savant alchimiste créant un être qui le dépasse et lui échappe.
Elle cite comme sources d’inspiration Homère, Skakespeare, Milton, mais on pense plutôt au mythe du Golem, ce géant de glaise doté de vie par son créateur qui grave sur son front les lettres hébraïques du mot emet : vérité. Il en fait ainsi un serviteur zélé, qui se transformera ultérieurement en monstre aux pouvoirs surhumains.
Contrairement à ce que les films pourraient laisser croire, le véritable objectif de Mary Shelley n’était pas d’épouvanter, mais d’écrire un roman gothique certes, mais surtout allégorique, capable de « cerner les passions humaines avec plus de compréhension et d’autorité que l’on pourrait le faire en se contentant de relater des faits strictement vraisemblables » et de « montrer la douceur d’une affection familiale ainsi que l’excellence de la vertu universelle ». S’identifiant à la fois à tous les personnages, elle montre avec une infinie sensibilité les ravages que peut faire dans une famille l’ambition immodérée d’un savant obsessionnel et insatiable.
On pense aussi irrésistiblement à La Recherche de l’Absolu de Balzac, où le personnage de Balthazar Claës, réduit sa famille à la misère pour pénétrer les secrets de la nature et satisfaire son désir de trouver la formule de la fabrication du diamant. Deux familles idéales sont ainsi détruites tour à tour dans Frankenstein, celle de Victor et celle de De Lacey, dont les enfants portent les noms surdéterminés de Félix et Agatha. Dévouement, générosité, tendresse les caractérisent. Mais un seul acte irresponsable et l’incapacité de l’assumer y causent des catastrophes en cascades. Les fratries successives s’écroulent comme des châteaux de cartes.
Le traitement filmique de cette intrigue est intimiste. Pas de grands voyages en Europe, où on aurait pu voir le château où eurent lieu les expériences alchimiques du personnage réel. Le seul déplacement de Mary est l’Écosse, dans la famille d’amis de ses parents chez qui elle rencontre Shelley. Et sa seule expérience existentielle est la misère dans laquelle la plonge le poète, prompt à se couvrir de dettes et sans pitié pour son enfant malade.
Au lieu d’exploiter le potentiel d’horreur de l’histoire du monstre, le film excite la pitié à la fois pour l’auteur et pour son infortuné héros. Le monstre, ce serait plutôt Shelley, avec ses excès et son inconscience. Tel est le paradoxe que soulignent les auteures du film : l’aspect autobiographique du roman de Mary, négligée par son compagnon, mais attachée – contrairement au savant fictif – à son œuvre que le monde masculin tente de s’approprier. Sa vigilance et sa volonté sans faille l’en empêchent.
Elle Fanning livre une interprétation mesurée et sobre de ce rôle délicat, qui rend la romancière particulièrement émouvante. À la fois vulnérable et indestructible, victime de sa condition de femme et victorieuse de cette joute littéraire qui l’affronte à deux des plus grand génies de la littérature britannique, à qui elle va survivre longtemps. Shelley évoque le rôle néfaste que jouera Musset auprès de George Sand avant de se racheter par une noble conduite. Quant à Byron, interprété par Tom Sturridge, il est tellement caricatural avec son maquillage outrancier et sa grossièreté, qu’il est visiblement conçu comme un personnage repoussoir en face de ces jeunes héros si beaux et si doués.
Ce beau film en costumes, classique certes, mais très maîtrisé lui rend un hommage admiratif. Il se borne à narrer la création de ce seul livre et nous incite à relire Frankenstein, pour redécouvrir d’un œil neuf cette histoire devenue tout aussi mythique et méconnue que ses deux héros confondus. Ce récit moins réaliste que légendaire, d’inspiration luciférienne, que l’on pourrait résumer par cette réplique du monstre : « Les anges déchus deviennent les démons du Mal. »
Mais il faut savoir que Mary Shelley continuera à écrire toute sa vie des romans, des nouvelles, des récits de voyages et à publier les œuvres de son mari, mort à vingt-neuf ans. En soutenant que les femmes, plus habituées que les hommes à la coopération et à la solidarité au sein de la famille, sont le meilleur atout d’une société désireuse de se réformer et de progresser dans la justice et l’équité.
Anne-Marie Baron
• Séquence : “Frankenstein”, de Mary Shelley, par Stéphane Labbe.
• Le mythe de Prométhée. La question de l’homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours, par Magali Jeannin.
• La collection “Classiques” de l’école des loisirs.