« Marie des poules, gouvernante chez George Sand », de Gérard Savoisien, mise en scène d’Arnaud Denis

Béatrice Agenin et Arnaud Denis dans « Marie des poules », de Gérard Savoisien

Sur un plateau au décor minimal, une femme s’épanche, assise à une table de bistrot parisien. Un verre d’absinthe à la main, elle raconte sa vie, du temps où elle était servante chez George Sand. Marie Caillaud alias Marie des poules (1840-1914).
Ainsi nommée parce qu’elle a d’abord eu la charge du poulailler, et pour la distinguer d’une autre Marie, cuisinière dans la maison de l’écrivaine à Nohant.

« Marie des poules », de Gérard Savoisier
Béatrice Agenin et Arnaud Denis dans « Marie des poules », de Gérard Savoisien

Richesse du jeu et de la voix

Cette première scène sert de cadre au récit qui s’anime bientôt des principaux moments ayant marqué l’ordinaire de cette fille de tisserand : son arrivée au « château » dès l’âge de onze ans, son dur labeur quotidien, son apprentissage de la lecture, ses interprétations dans les pièces de théâtre de sa maîtresse, sa relation cachée avec Maurice Sand, son contact avec le milieu littéraire et artistique, sa découverte de la capitale…
L’excellente comédienne et ancienne sociétaire de la Comédie-Française Béatrice Agenin est Marie des poules, tour à tour innocente fillette analphabète au rude patois berrichon, fine mouche domestique, jeune amoureuse blessée, gouvernante avisée… Elle joue également George Sand. Passant d’un personnage à l’autre, d’une langue à l’autre, d’une voix à l’autre avec une aisance déconcertante. Ses inflexions, son débit et ses changements d’accents martèlent le rythme comique de la pièce autant que les transformations progressives de la personnalité de Marie, son épanouissement moral et psychologique.

« Marie des poules, gouvernante chez George Sand », de Gérard Savoisier
Béatrice Agenin et Arnaud Denis dans « Marie des poules », de Gérard Savoisien

Marie, victime de sa classe et de son sexe

L’actrice (berrichonne elle-même) est rejointe sur scène par Arnaud Denis, metteur en scène de la pièce et interprète du personnage de Maurice, falot « fils de… ». Comme une maladie intrinsèque à son milieu, celui-ci, un peu gandin, ne peut s’empêcher d’user de sa position, de harceler Marie et d’exercer sur elle quelque fait de cuissage. L’antique rapport de domination écrase la jeune servante qui, menacée de perdre sa « place », doit accorder sa virginité au jeune maître, qu’elle finit par aimer.
Aussi anecdotique soit-elle ici, cette liaison (d’abord extorquée sous la contrainte) résume parfaitement la longue histoire de la domesticité prise comme outil d’une exploitation sexualisée autant qu’elle illustre les rapports sexistes dans le cadre du travail aujourd’hui dénoncés. Marie des poules est emblématique de la vaste question de la séduction comme lieu du rapport de forces entre maîtres et esclaves, riches et pauvres, hommes et femmes dont la littérature et le théâtre ont fait un large profit. À cet égard, on ne saurait aujourd’hui soumettre l’étude d’une pièce de Marivaux telle que L’île des esclaves (1725) sans lui adjoindre avec intérêt (d’une lecture renouvelée) les interrogations que soulèvent les actuelles polémiques post-#MeToo.

« Marie des poules », de Gérard Savoisier
Béatrice Agenin et Arnaud Denis dans « Marie des poules », de Gérard Savoisien

Âme généreuse, cœur simple

Marie des poules n’est pas Céleste Albaret, mais son regard porté dans le pourtour proche de George Sand, qu’elle servit durant dix-sept ans, nous intéresse et nous renseigne. On voit l’auteure au travail, de jour comme de nuit. Inlassablement penchée sur sa feuille, à écrire avec acharnement, avec violence et passion. Oubliant le reste, les autres, son fils. Levant néanmoins les yeux, elle est un jour frappée par l’« intelligence » de sa servante, et décide de lui apprendre à lire et à écrire, puis à jouer la comédie dans quelques-unes des trente-cinq pièces qu’elle aura écrites et données pour la plupart lors de ses soirées en son château de Nohant. Comme une promesse d’une émancipation.
Mais, quand la mère apprend l’aventure de son fils avec Marie, la femme-artiste disparaît. Elle se récrie, et privilégie sa notoriété et les intérêts de Maurice à ses idées politiques, sa classe à son féminisme (précurseur). Un réflexe. Elle somme Maurice de rompre. Il résiste une première fois, mais, faible, et soumis à sa mère, il finit par accepter. Refoulant ses propres sentiments et l’amour de Marie. Renvoyant celle-ci à l’insignifiance de son destin de femme du peuple, au silence ancillaire de son chagrin, à la solitude de son existence empêchée. Seule avec son « bâtard » à élever…
Marie est un cœur simple ; elle a l’âme généreuse, reconnaissante. « Bonne bête », comme on disait chez les écrivains réalistes du siècle, elle se souvient et se réjouit d’avoir pu goûter à la culture de ses maîtres. La mise en scène conventionnelle d’Arnaud Denis nous offre d’en apprécier la chaleureuse beauté.

Philippe Leclercq

 
• Du 28 janvier au 5 avril 2020, au Théâtre du Petit Montparnasse, 31, rue de la Gaîté, 75014 Paris (puis tournée en province).
• Conseil de lecture : L’Orgue du Titan et autres récits fantastiques, de George Sand, « Classiques », l’école des loisirs.
"L'Orgue du Titan et autres récits fantstiques", de George Sand, Classiques, l'école des loisirs
 
 

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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