« Marguerite Duras, la passion suspendue », entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre
Elle est là, Duras, sur la photo, dans ses pages, comme elle n’a jamais cessé d’être : entière, injuste, souvent, fulgurante dans ses propos. Les entretiens qu’elle a eus entre 1987 et 1989 paraissent en français sous le titre de La Passion suspendue.
On croyait ces entretiens perdus. Ils avaient paru en Italie dans une revue désormais disparue ; on les a retrouvés par hasard. La journaliste qui se rendait rue Saint-Benoît pour interroger l’auteur de L’Amant a connu tous les rites de l’écrivain.
À cette époque de sa vie, Duras, devenue célèbre, jouait un peu les divas ou les pythies. Et puis, soudain, comme l’écrit Leopoldina Pallotta della Torre, elle était « animée d’une curiosité irrésistible, vorace et presque enfantine ». Tout commençait alors ; les entretiens se sont poursuivis pendant deux ans.
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Des entretiens que l’on croyait perdus…
On appréciera les notes de René de Ceccatty, traducteur du livre et éditeur, donnant références précises et citations éclairantes en fin d’ouvrage. Elles permettent de retrouver une époque. Il semble, en effet, que nous soyons bien loin de ces années de débats, de polémiques, de conflits entre des écrivains qui croyaient tout réinventer du roman. Les paroles excessives ne manquent pas, à l’égard de Sartre et Camus, de Robbe-Grillet ou de Butor, voire de Barthes. Et travailler avec, ou à partir de, Marguerite Duras n’était pas chose aisée.
Ceux qui ont voulu adapter ses romans au cinéma, comme Tony Richardson ou Henri Colpi, sont maltraités. Elle a commencé à faire des films contre les leurs, en quelque sorte. Au « théâtre d’idées », elle oppose des « textes jamais saturés […] où l’action est suspendue, laissée dans son inachèvement. Une sorte de musique du silence. Entièrement encore à imaginer ». Plus que contemporaine de Sartre, elle se sent héritière de Tchekhov, de ce qui se cache sous les mots.
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Le silence, l’enfance, l’écriture…
Le silence, donnée essentielle de l’œuvre de Duras, n’est pas sans rapport avec l’enfance qu’elle décrit au début du livre, et l’Indochine en particulier : « Toute mon écriture naît de là, entre les rizières, les forêts, la solitude. » L’Indochine de la romancière est davantage dans les creux, dans les vides, que dans les pleins. Elle rejette le « prétendu réalisme » cherchant les traces quasi photographiques d’une réalité qui n’existe pas : « C’est l’oubli, le vide, la mémoire véritable. » On retrouve dans L’Amant ce que Robbe-Grillet écrit de son Angélique ou l’Enchantement : « Fragments mobiles et flottants dans le texte qui restitueraient justement l’instabilité et le peu de fiabilité du souvenir. » On pourrait même dire que ces nuages de souvenirs traversent tous ses textes et notamment ceux qui mettent en scène le vice-consul ou Anne-Marie Stretter.
Dès l’enfance donc, le silence, le vide, la place laissée pour la sensation. Duras parle très bien de la lecture la nuit, qui ajoute à la « passion absolue » entre le lecteur et son livre. Et, ailleurs, elle dit de la musique qu’elle doit « nous remplir, nous vider, de tout. » On songe alors aux airs qui traversent ses films, à son goût des chansons populaires qui disent une vérité des êtres, des sentiments. Son cinéma, ses romans, ses textes divers, tout sonne de façon musicale, avec un sens de la composition qui peut ou doit surprendre. Elle qualifie son style de « physique », parle du processus d’écriture comme d’une « fulguration » après d’« infinis silences ».
La lecture qu’elle attend de ses textes n’est donc pas linéaire : « Il s’agit de livres ouverts, inachevés, qui, en dernière instance, visent à un monde en devenir, qui ne cesse jamais de bouger. » Il faut supprimer les jointures, les liens de causalité, « éliminer le superflu », et cette ambition se perçoit avec netteté quand elle « bâtit » ses personnages : « Je les saisis à ce stade inachevé de leur construction et déconstruction, parce que ce qui m’intéresse, c’est l’étude de la fêlure, des vides impossibles à combler qui se creusent entre le mot et le geste, des résidus entre ce qui est dit et ce que l’on tait. »
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Duras amoureuse et Duras politique
Si le thème de l’écriture est largement abordé dans ce livre, la vie de l’écrivain et la passion qui l’anime, la met en mouvement, sont au cœur de la conversation. La mère, les frères, des hommes comme Robert Antelme et Dionys Mascolo sont au cœur de sa vie. On sait aussi combien son premier véritable éditeur, Raymond Queneau, a compté pour elle, même s’ils se sont éloignés à un moment l’un de l’autre.
Entre les premiers romans et Le Marin de Gibraltar, une passion amoureuse va tout changer. Elle sera alors celle qu’on connaît et qu’on lit, et dont les textes sont comme le déchiffrement de ce qu’elle a en elle, pour reprendre ce qu’elle dit. L’attente, la perte, l’amour dans ce qu’il a de plus dévastateur les traversent.
On s’en voudrait de négliger la Duras politique. Sauvage encore, contradictoire et péremptoire. Elle est au Parti communiste pour « faire de son malheur un malheur de classe ». Elle n’est pas marxiste, craint par-dessus tout la glaciation, la théorie. Elle aime en mai 68 que ce mouvement ait remué « les eaux stagnantes de l’Europe » et voit dans l’échec du printemps de Prague une victoire importante, par le vide idéologique que 68 fait triompher. On peut lui accorder le crédit d’une vision juste quand elle parle de Tchernobyl et de ce que l’accident dit de notre avenir.
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Duras excessive et lucide
Ces entretiens sont riches, vivants. Et même si l’on connaît l’œuvre et les paroles de Duras par de nombreuses interviews, par les biographies et les essais, on se laissera prendre à les lire avec curiosité et plaisir.
Norbert Czarny
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• « Marguerite Duras. La passion suspendue », entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, traduits de l’italien et annotés par René de Ceccatty, Éditions du Seuil, 2013.
• Marguerite Duras dans l’École des lettres (numérisation en cours).
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