Manga. Chronique no 6.
La Forêt magique de Hoshigahara, de Hisae Iwaoka :
de douceur et de fureur

Un coq à la recherche de sa mère, un bouton en pleine crise existentielle, un arbre surprotecteur qui finit par blesser les êtres qu’il voulait protéger… La Forêt magique de Hoshigahara entraîne dans un lieu frontière où toute matière est vivante.
Par Inès Hamdi, enseignante de français et de cinéma (Seine-Saint-Denis)

Un coq à la recherche de sa mère, un bouton en pleine crise existentielle, un arbre surprotecteur qui finit par blesser les êtres qu’il voulait protéger… La Forêt magique de Hoshigahara entraîne dans un lieu frontière où toute matière est vivante.

Par Inès Hamdi, enseignante de français et de cinéma (Seine-Saint-Denis)

Dans un monde où l’animisme est roi, le lecteur suit Sôichi. Ce dernier s’occupe des esprits qui s’abritent et s’égarent chez lui, au milieu d’une forêt « bien mystérieuse ». Le résumé s’arrête là, et le postulat ne s’embarrasse d’aucune justification. Le lecteur occidental peut être troublé tant La Forêt magique de Hoshigahara est aux antipodes d’une narration campbelienne[1] à laquelle il est habitué. Cette dernière épouse totalement l’univers onirique qu’elle dépeint dans un Japon majoritairement shintoïste[2] où l’homme n’est qu’un élément parmi d’autre tout, comme Sôcichi n’est qu’un personnage parmi d’autres.

L’autrice, Hisae Iwaoka, égraine des éléments du récit du jeune homme, mais développe à sa guise ceux de ces êtres qui atterrissent dans cette forêt. Une manière d’amener à se décentrer. Sôchi a d’ailleurs pour mission d’être utile aux autres, aux êtres en quête. À la question du jeune coq tempétueux : « Pourquoi est-ce que tu es aussi gentil avec moi ? », le jeune homme répond : « Il n’y a pas de raison particulière, je réponds juste à ta demande. » L’autrice s’inscrit à contre-courant d’un monde où tout service suppose une contrepartie. Et si les services pouvaient se rendre pour eux-mêmes ? En toute gratuité ?

La situation semble inversée dans le monde de La Forêt magique de Hoshigahara. D’ordinaire, dans les récits, les êtres non humains sont des adjuvants au service des êtres humains. Chez Hisae Iwaoka, c’est l’humain qui au service des autres. Elle confère une parole et des rôles plus signifiants à des êtres souvent négligés dans les narrations classiques.

Le lecteur se prend alors d’affection pour des objets qu’un certain anthropomorphisme rend attachants. Une encyclopédie prend ainsi les traits d’une femme âgée, un caillou ceux d’un jeune bambin… Le manga est une invitation à s’attarder sur les éléments qui nous entourent, à les percevoir sur une ligne horizontale. L’arbre suscitera autant d’attention que le bouton qui rêve de devenir acteur de sa propre vie. Une résonance s’instaure avec les existences humaines. Qui n’a pas vécu le déchirement de l’abandon ? Combien d’êtres humains rêvent d’une existence échappant au rythme infernal du monde urbain ?

Vies dans la brume

Qu’on ne s’y trompe pas : La Forêt magique de Hoshigahara est une lecture destinée à un public averti. Éditorialement, elle entre dans la catégorie du seinen[3], destinée aux jeunes adultes. Si elle s’inscrit parfaitement dans la ligne éditoriale du Renard Doré (récente collection de manga de jeunesse chez Rue de Sèvres), elle n’est pas à mettre entre toutes les mains.

Son atmosphère mélancolique se meut parfois en cases violentes. Ainsi, le suicide ou le meurtre succèdent à des moments de légèreté et de suspension. Le trait d’Hisae Iwaoka fait d’ailleurs fortement penser à celui de Chica Umino ou de son inspiratrice, l’illustre Moto Hagio qui a été mise à l’honneur au dernier Festival d’Angoulême. Ces deux autrices n’hésitent pas à aborder des sujets douloureux pouvant être abordés avec des adolescents renseignés. Des traits ronds et brumeux composent des personnages élancés, ancrés dans des univers à la croisée du trivial et de l’atmosphérique.

Dans ses autres mangas, Hisae Iwaoka aborde la question de l’absence et se plaît à mêler les récits. Dans le manga de science-fiction La Cité Saturne, elle suit un jeune garçon dont le père, laveur de vitre, a disparu dans ses circonstances floues. Dans Hana-Bôro, elle dépeint en une dizaine de récits des histoires scolaires convoquant des émotions d’enfance. Quel que soit le genre dans lequel elle s’inscrit, la mangaka introduit un voile poétique dans ses univers. Son esthétique peut également renvoyer à l’univers de Mickaël Brun-Arnaud, auteur des Mémoires de la forêt et conseiller éditorial de la collection « Renard Doré ».

Les esprits sont-ils les maîtres de la nature ?

Difficile d’étudier La Forêt magique de Hoshigahara en intégralité, du fait de la violence de certaines scènes, du fait de certaines séquences, mais quelques extraits peuvent être analysés dans le cadre de l’objet d’étude « L’homme est-il maître de la nature ? » en classe de cinquième. Le professeur peut piocher dans les récits de l’arbre qui ne cesse de grandir au détriment des autres êtres ou s’attacher à ce coq à la recherche de sa mère (d’adoption) canine. Cet épisode qui inaugure d’ailleurs le manga pose la question du spécisme. La famille a abandonné le coq prétextant qu’il serait mieux en pleine nature après l’avoir domestiqué. Le chien est embarqué dans ce déménagement sans que l’on se soucie de cette séparation animale. Cette hiérarchie des espèces peut faire l’objet d’une réflexion collective, d’un débat autour de l’importance donnée aux espèces. Autre objet d’étude du niveau cinquième dans lequel le manga peut s’inscrire : « Imaginer des univers nouveaux ». Le professeur peut étudier « de[s] récits proposant une reconfiguration poétique de la réalité. » Si La Forêt magique de Hoshigahara s’inscrit dans le monde réel, l’histoire n’appartient pas à notre réalité, le surnaturel s’y intègre et la recompose avec poésie.

Le professeur peut s’appuyer sur les planches de fin où l’autrice revient sur son travail de création. Dans le tome II, elle évoque la manière dont la forêt du manga est une recomposition de paysages rencontrés en randonnée. Cette séance pourra être l’occasion d’investir le vocabulaire de la bande dessinée et d’amorcer une réflexion sur les notions de fiction et de réalité (lesquelles seront approfondies en quatrième). Les élèves peuvent apporter des photographies de paysages à partager : urbains et naturels. En groupe, ils sont invités à composer leur planche de bande dessinée dans laquelle ils composent un décor inspiré de paysages réels. Cette planche peut être suivie d’une note d’intention à lire en classe. Les élèves doivent expliquer le processus de création de leur planche et les paysages dépeints. Quels éléments réels les ont inspirés ? Comment en ont-ils fait des éléments inédits ? Comment les ont-ils fictionnalisés ?

La Forêt magique de Hoshigahara peut dérouter en première lecture mais pour mieux imprégner le lecteur d’une atmosphère mélancolique en lecture approfondie. En donnant la parole à tous les éléments du monde, son autrice expérimente une narration marquée par l’horizontalité et l’équilibre. À la fin de chaque tome, elle donne envie au lecteur de se perdre dans la forêt pour être aidé par Soîchi et ses comparses.

I.H.

Hisae Hiwahoka, La Forêt magique de Hoshigahara, Le Renard doré, Rue de Sèvres, 208 p., 9,90 euros.

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Notes

[1] Joseph Campbell a théorisé le concept du monomythe repris dans de nombreux récits. Dans Le Héros aux mille visages, il tente de démontrer que la multitude de récits reproduit un même schéma narratif lui-même influencé par les principaux mythes qui régissent notre monde. La plupart du temps, ces récits tournent autour d’un héros appelé à l’aventure. Ce dernier triomphe de plusieurs épreuves avant de retourner dans son monde, son quotidien désormais amélioré par l’obtention de ou des objets de sa quête.
[2] Le shintoïsme est le courant religieux le plus ancien du Japon. Il est difficile de la définir car elle correspond davantage comme un agrégat de pratiques que comme une religion telle qu’on l’entend en Occident. Parmi ses lignes de force : tous les éléments qui nous entourent auraient une âme. Le divin se trouverait partout, en toute chose.
[3] De nombreuses réflexions et débats concerne la classification des mangas au Japon et sa traduction en France a seulement conservé trois grandes catégories : shojo (pour les jeunes filles), shonen (pour les jeunes garçons) et seinen (pour les jeunes adultes). La frontière peut s’avérer poreuse, et certains s’interrogent sur la pertinence éditoriale de ces catégories. À l’annonce de la sortie du manga Jaadugar, Satoko Inaba, directrice éditoriale des éditions Glénat, a annoncé vouloir abandonner ce système et préférer passer par des mots-clés. Toutefois, la base de données du site officiel de l’éditeur renseigne encore la catégorie « seinen » concernant La Forêt magique de Hoshigahara.

 


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Ines Hamdi
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