Mains, fils, ciseaux, de Norbert Czarny :
réparer les vies déchirées
Par Haude de Roux
Pour son deuxième roman, le collaborateur de L’École des lettres retrouve les gestes de son père tailleur pour recoller les morceaux épars de l’histoire de sa famille, meurtrie par les crimes antisémites. Entre douleur et apaisement.
Par Haude de Roux
Mains, fils, ciseaux est écrit par fragments. Des fragments juxtaposés, comme les souvenirs le sont, lorsqu’ils font surface, sans souci de chronologie ni de justification explicite, émergeant au gré des indices qu’offre à l’auteur la vie de ceux qui ont survécu. Norbert Czarny, l’auteur – collaborateur de longue date de L’École des lettres – a pris la plume comme d’autres prennent l’aiguille, pour réparer des lambeaux de vies déchirées par les crimes antisémites des années quarante, en Pologne, en France, partout en Europe.
Telle est métaphore qu’il file : l’écriture se donne la possibilité de recoudre, ensemble et en pointillé, les pièces d’étoffes de son histoire familiale. Cette analogie parcourt Mains, fils, ciseaux. Digne petit-fils de son grand-père tailleur polonais dans l’entre-deux-guerres du siècle passé, Norbert Czarny reprend les gestes de l’artisan et tisse une filiation abîmée par la violence des nazis, les exactions des collabos de Vichy. Écrire permet ainsi de réparer « ces pièces de bric et de broc livrées dans le désordre », longtemps remisées tels des objets de brocante.
Surtout, écrire offre la possibilité de « poser [ces] cailloux sur les tombes que [les disparus] n’auront jamais ». C’est là une tradition juive pour garder les âmes dans ce monde, précise-t-il aussi. Sa prose par touches successives préserve et protège, comme la famille qui se tient là survivante mais en vie. Certes demeurent des questions sans réponses et des zones d’ombre ; entre deux paragraphes se posent des silences, certains blancs comme des hésitations. Par peur peut-être de trahir, d’interpréter de manière excessive ou d’apposer sa fiction d’écrivain aux trous noirs du temps.
La cohorte des disparus
Le début du roman est plongé dans les ténèbres de la barbarie, peuplé de compagnons d’infortune, au cœur de ces lieux honnis « où les cadavres gèlent » aussi. Dans le froid et la mort défile la cohorte des disparus dont les noms sont ces petites pierres posées par respect à leur mémoire : Engelstein, Monsieur Klarfeld, Lucie Wolf, la fille du chef de gare, Eisik Feffer, abattu « d’une balle pour rien » par un officier de la Wehrmacht. Tous les cousins de Salek, le père de Norbert Czarny, des Polonais juifs exterminés, ainsi que le père de Dora, la mère de l’auteur.
Comme « on pousse sous l’aiguille des pièces de tissu », le fils veut créer un beau vêtement pour toutes ces victimes. Pour ses parents rescapés, qu’on a privés d’enfance. De page en page, il visite des lieux : passant la Loire, « nous partons en Sologne dans le village qui servit de refuge à [sa] mère en 1944 », à la ferme de la Huchette. Il plonge dans les paysages noirs des terrils de l’Europe de l’Est, de camp de travail en camp de travail, de Sosnowiec en Haute-Silésie orientale vers les terres désolées de Birkenau, Landsberg Kaufering. « Le froid dehors. Le froid dedans ».
La quête de la forme
Soudain, il revient rue Dornano, au 41, dans le 18e arrondissement d’un Paris en pleine Occupation. Ces mots sont aussi ceux, exactement, de Modiano à la recherche de Dora Bruder. Norbert Czarny marche dans les pas de Primo Levi, de Modiano, de Camille de Toledo. Il cherche à retracer les déplacements de « sa Dora », sa mère, enfant juive de onze ans, traquée au printemps 42. Son enquête se fait tout aussi méticuleuse pour comprendre et recoller des morceaux si légers parfois qu’ils menacent de « s’envoler avec lui », confie-t-il. Que la mémoire est rétive quand il s’agit de reconstituer !
Dans son Thésée, sa vie nouvelle (Verdier), l’écrivain Camille de Toledo raconte cette crainte de rencontrer ce monstrueux passé : son héros s’insurge contre l’injonction d’écrire le malheur des siens. Comme il se jette dans la gueule de l’indicible, il prend le risque de tomber. D’une certaine manière, Norbert Czarny souffre de saisir ce fil autobiographique qui le relie au mythe familial, à l’extermination et à l’atrophie des victimes. Pénétrer dans le labyrinthe du passé engage tout le corps.
Les pages se tournent au rythme d’une traque sinistre, puis le paysage change, se fait plus clément : des images naissent comme un répit, une sérénité reconquise. Les allusions à la Terre promise où vivent ces femmes « emperruquées » suggèrent la paix de l’après-guerre, le désir de reconstruction et de faire naître des enfants. Circulent des voitures iconiques de la prospérité et avec elles les souvenirs d’une enfance rassurante, celle de Norbert et de sa sœur Betty : la Simca Aronde Étoile Super 6, une Peugeot 203, la Subaru gris métallisé. Ils sont à Vincennes, dans l’atelier du père, un univers de travail à la fois source de fierté et d’amour.
« Quelle forme donner au récit d’une vie comme la sienne ? » L’auteur lance une fois encore cette interrogation au milieu du roman. Naît l’idée de la silhouette d’un couple formé de deux êtres unis dans leurs meurtrissures, qui ont su s’attacher l’un à l’autre avec un amour si vaillant qu’il est devenu héritage. Cette belle forme a été découpée par un tailleur-écrivain. Ses ciseaux crantés, qu’il évoque plusieurs fois comme un objet magique, sont bien ceux qui évitent les effilochements et les disparitions.
H. D. R.
Mains, fils, ciseaux, Norbert Czarny, Arléa, 2023, 180 p., 17 euros.
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