"Algérie, le soleil et l’obscur", de Madeleine Chaumat
Torture et mémoire de la guerre d’Algérie
Dans Algérie, le soleil et l’obscur, Madeleine Chaumat nous plonge dans l’horreur de la torture qu’elle a subie pendant la “bataille d’Alger”. Elle porte témoignage des Français (métropolitains, Français métropolitains installés en Algérie mais aussi Français d’Algérie) qui ont aidé les Algériens pendant la guerre d’indépendance.
Jeune employée à la Caisse d’allocations familiales du bâtiment d’Alger – elle avait à peine trente ans –, Madeleine Chaumat, favorable à l’indépendance, dactylographiait des tracts pour les insurgés. Elle a été arrêtée le 22 mars 1957, pendant la « bataille d’Alger », au cours de laquelle la torture avait été érigée en système. Des centres de torture avaient en effet été mis en place par l’armée française dans divers lieux, et en particulier à la villa Sésini, sur les hauteurs d’Alger, où elle sera détenue pendant une dizaine de jours.
Son témoignage, entrecoupé de poèmes, rédigé vingt ans après son arrestation, rejoint ainsi celui d’Henri Alleg, dont le livre La Question a certainement été l’un des textes les plus emblématiques sur la torture pendant la guerre, et l’un des plus lus en dépit de la censure qui l’a frappé.
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La “banalité du mal”
Ce témoignage se rapproche aussi de celui de Louisette Ighilahriz, militante algérienne torturée dans les locaux de la 10e division parachutiste, à Alger, qui a servi de détonateur au débat sur la torture au début des années 2000.
Madeleine Chaumat montre comment les violences étaient pratiquées vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans les caves de la villa Sésini. Elle décrit les différentes pratiques auxquelles elles donnaient lieu : l’électricité, la baignoire, l’ingestion forcée d’eau, qu’elle a elle-même subies. Elle montre aussi comment son ami Dédé a été victime de la pratique de « l’hélicoptère », suspendu au-dessus du sol et roué de coups.
Elle fait encore part de la crainte du viol qui la tenaille, et de l’angoissante question des disparus, comme son ami Sylver qui n’est plus jamais reparu [1]. C’est donc à une véritable plongée dans la « banalité du mal [2] » de la « bataille d’Alger » que nous livre Madeleine Chaumat.
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Dans la prison Barberousse
Un deuxième pan de son témoignage concerne sa détention dans le quartier des femmes de la prison Barberousse à Alger. L’un des moments les plus emblématiques, que l’on retrouve dans de nombreux témoignages de la guerre d’Algérie, est constitué par le bruit des clés fermant la porte, scellant d’un côté la fin des tortures et l’assurance de rester en vie, mais annonçant aussi la perte de la liberté pour une durée indéterminée.
Madeleine Chaumat et les autres prisonnières sont désignées comme des droits communs : les autorités françaises niaient en effet le statut de prisonnier politique aux militants algériens et à leurs soutiens. Elle fait également état des nombreuses condamnations à mort qui se sont déroulées dans la prison.
Les premières exécutions par décapitation se sont déroulées le 19 juin 1956 ; on en dénombre 141 jusqu’au 25 août 1958 [3] et plus de 200 sur toute la durée de la guerre.
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Dire l’indicible
L’expérience traumatique de Madeleine Chaumat l’a amenée au bord de la mort, à « tomber dans le bleu » comme elle l’affirme à plusieurs reprises, lorsqu’elle écrit à propos des tortures qu’elle est en train de subir :
« “Quelque chose en moi” accepte. Je lâche, ça lâche, je suis d’accord, je meurs ; “une volonté comme venue d’ailleurs” me fait tout lâcher, je suis deux : une en bas, une en haut ; et instantanément je “tombe” mais pas en bas, en haut, je tombe, je me trouve dans le bleu… Du bleu profond, – vif, beau, décorporée, je n’ai plus de corps, je suis envolée ailleurs en pleine conscience… – et c’est une immensité infinie » (pp. 22-23).
Au cours de sa détention dans la villa Sésini, elle trouve la possibilité de se suicider, mais n’use pas de cette éventualité qu’elle ressent alors comme une immense liberté. Mais passée la mort, c’est la question de la folie qui surgit : à Barberousse, l’une des prisonnières – protégée par les autres – est ainsi entrée dans un autre monde, fait de douceur.
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Comment échapper au traumatisme ?
Madeleine Chaumat a rédigé son témoignage au début des années 1980 au cours d’une psychothérapie. Le texte, publié ici presque tel quel, a un effet cathartique pour dire l’indicible, pour échapper à la folie et à la mort.
Ce témoignage montre la difficulté de la mémoire traumatique de la guerre d’Algérie. Comment en sortir ? Madeleine Chaumat pose la question du pardon mais continue de s’interroger :
« Alors quand la nuit on se réveille en sueur qu’est-ce que ça veut dire “pardonner” malgré le désir que j’en ai et pour pardonner encore faut-il qu’on vous le demande le pardon… » (p. 29).
En effet, parmi les anciens responsables militaires, le général Massu est isolé dans son acte de « repentance ». Ce pardon demandé et accordé permettrait-il enfin de sortir d’une mémoire cauchemardesque ?
Tramor Quemeneur
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[1] Les disparus ont été chiffrés à 3 024 pendant la « bataille d’Alger » par le secrétaire général de la police d’Alger Paul Teitgen, qui a démissionné en raison des conditions dans lesquelles se déroulait la répression. Voir notamment : Pierre Vidal-Naquet, La Raison d’État. Textes publiés par le Comité Maurice Audin, Éditions de Minuit, « Documents », pp. 186-202.
[2] Cette notion a été conceptualisée par Hannah Arendt à propos du procès du responsable nazi Adolf Eichmann : Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, « Folio », 1991 (1966).
[3] « Liste des guillotinés du FLN à Alger, Oran et Constantine », Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, F Delta Rés 896-1 dossier 2.
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• Madeleine Chaumat, “Algérie, le soleil et l’obscur”, Sainte-Colombe-sur-Gand, La rumeur libre éditions, coll. « À portée de voix », 2015, 59 p.
• Henri Alleg, “La Question”, Éditions de Minuit, « Documents », 1958.
• Louisette Ighilahriz, “Algérienne”, récit recueilli par Anne Nivat, Fayard / Calmann-Lévy, 2001.
• Voir sur ce site : « Les Mémoires dangereuses », de Benjamin Stora avec Alexis Jenni, par Yves Stalloni.
Merci d’avoir sorti de l’ombre ce témoignage.