Madame de Sévigné, lettres du 3 au 11 mars 1671
Nous proposons ici une étude littéraire de trois lettres de Mme de Sévigné adressées à Mme de Grignan, un mois après son départ pour la Provence.
Ces lettres correspondent donc à un éloignement dont la durée permet à la fois de mesurer la douleur désormais lestée d’une certaine épaisseur de temps et de prendre acte de la régularité d’un commerce destiné à la compenser.
Ce jeu de balancier délimite l’espace rhétorique au sein duquel se joue la communication entre la mère et la fille. L’écriture de la lettre se manifeste comme l’expression d’un échange à distance équivalant à une conversation avec un absent. En cela, ces lettres, comme le reste de la correspondance de Mme de Sévigné, répondent à la définition canonique de l’échange épistolaire. Cette définition peut cependant s’infléchir lorsque l’on examine la manière d’écrire des deux femmes.
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Le “pacte épistolaire”
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Cécile Lignereux (À l’origine du savoir-faire épistolaire de Mme de Sévigné, PUF, CNED, 2012) a ainsi pu montrer comment Mme de Sévigné constituait la lettre en un espace de liberté au sein duquel le champ métadiscursif dessinait une pratique dont la fonction incitative révèle également les attentes. Un « pacte épistolaire » comme principe de réalité vient borner une écriture solitaire et imaginante gouvernée par le principe de plaisir (lettre spéculaire dans laquelle on parle de soi à soi). S’égrènent alors tous les éléments nécessaires à l’échange lui-même : réponses, attente en termes de fréquence, de longueur, de teneur, de niveau de langue, etc. La mise en place de ce pacte joue donc à la fois sur les attentes liées au respect d’une norme et sur les capacités à dépasser cette norme pour atteindre l’expression unique d’un moi sincère.
Un mois après le départ de sa fille, Mme de Sévigné écrit des lettres où l’expression de la douleur passe par une « mise en scène du moi » (B. Beugnot) qui permet de nouer le pacte épistolaire.
1. L’épanchement de la mélancolie se présente comme le garant de sentiments authentiques et révèle Mme de Sévigné comme personne singulière s’adressant à une personne singulière. Dans cette sincérité, l’expression paraît d’autant plus spontanée et naturelle qu’elle repose sur le registre du sentiment et de la sensation au détriment de celui de la raison, ce que traduisent le désordre de la lettre et l’accumulation des “lanterneries“.
2. Néanmoins, cette authenticité symptomatique d’une correspondance familière à caractère privé entre dans un réseau mondain qui en modifie et l’intention et la réception. L’artifice littéraire se mêle à la sincérité pour produire une rhétorique de l’absence qui propulse la lettre dans la sphère du littéraire.
3. Parmi les procédés privilégiés significatifs de cette dimension littéraire, l’ironie forme un recours essentiel du badinage et se présente comme pierre angulaire de l’aptum épistolaire, auquel résistent néanmoins certains îlots du texte.
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I. L’expression de la douleur
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On pourrait la penser de circonstance, pour ainsi dire occasionnelle, en raison même de la proximité du départ de Mme de Grignan. Or, plus qu’un topos obligé de toute séparation, elle apparaît selon des modalités plus subtiles que le seul exposé convenu d’un lieu rhétorique, présent comme tel lui aussi.
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Le Topos
Il est visible comme tel . C’est un préambule attendu (ex. en fin de premier §, p. 86, « seule consolation que je puisse avoir présentement » ; dernier § de la lettre 23). La douleur offre des marques visibles selon des attentes construites par la fréquentation des œuvres littéraires (allusion à Andromaque, p. 97).
Il s’infléchit par l’inscription dans des scènes très personnelles, non interchangeables, garantes d’une sincérité vécue (les larmes mentionnées, p. 88, entre le souvenir de l’image précise du départ, celle du carrosse de d’Hacqueville, p. 87, et la « première lettre » de Mme de Grignan à laquelle il est fait allusion, p. 88).
Surtout, les larmes semblent la marque concrète d’un chagrin plus diffus lié à l’absence.Une mélancolie s’instille dans tout le texte. La solitude dans la chambre et « l’excès de mauvaise humeur », p. 86, qu’il faut prendre au sens premier de « bile ». Cette humeur noire se diffuse de manière subreptice à l’occasion de l’expression d’un danger.Dans le souvenir du pont d’Avignon, p. 91, « l’endroit noir » renvoie par métonymie à un état d’esprit mélancolique.
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Sensation et sentiments
Tout se passe comme si la bile noire entraînait une appréhension spécifique du monde selon des modalités excluant la rigueur ordonnée du raisonnable.
La Raison est convoquée à la fin de l’allégorie de la Paresse, en même temps que le Devoir, p. 87. Cette allégorie engendre un commentaire selon lequel Mme de Sévigné se dit « contraire » à ces notions et réciproquement.
En contre-point, le vocabulaire de la sensation est omniprésent et confirme cette incompatibilité (ex. verbes de sens, « voir », « voir goutte », pp. 95 et 96, où l’expression entre en opposition avec « penser » ; constat que « tout est brouillé dans [sa] tête », p. 95).
Importance du sentiment (elle apprécie ceux qui « entrent dans ses sentiments », p. 88) et de tout ce qui relève du cœur (elle est sensible à la réciprocité des cœurs, et mentionne la tendresse, p. 97. Les « entrailles » l’emportent, p.98).
Il y a donc un désordre intérieur provoqué par l’absence de Mme de Grignan et qui est symptomatique de la douleur et d’une modification profonde du moi de Mme de Sévigné.
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Le désordre de la lettre
Au désordre intérieur répond un désordre extérieur, celui de la lettre même. La marquise souligne le caractère frivole de ce qu’elle écrit et l’éloignement du contenu des lettres de la Raison à la fin de la prosopopée de la Paresse.
Les « lanterneries », idiolecte qui dit le caractère privé de l’échange, sont jugées de peu d’intérêt mais se multiplient malgré l’affirmation : « je ne sais aucune nouvelle », p. 98, immédiatement suivie d’une succession de nouvelles.
Endiguer le trop-plein de sentiments : multiplication des nouvelles, amusement littéraire comme la prosopopée, tout semble débridé et constituer un trope des dispositions intérieures de Mme de Sévigné : « il faut glisser sur tout cela et se bien garder de s’abandonner à ses pensées et aux mouvements de son cœur », p.88. Il convient de « ne pas appuyer sur ses pensées », « glisser par-dessus », p. 87. Elle cherche à ne pas se laisser dicter un tempo par le cœur, le flux des lanternes tentant d’endiguer les assauts des sentiments.
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II. La présence du monde
et le couronnement du littéraire
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Dans l’effet de miroir entre l’intérieur et l’extérieur se joue aussi l’ambiguïté même de la lettre. Au désordre intérieur des sentiments répond le désordre des nouvelles du monde, laissant advenir le lien entre l’intime et le public. Au moment même où se met en place un dispositif propre à favoriser l’expression privée des sentiments par le détournement de topoï littéraires vers la sincérité, s’énonce l’impossible partage entre sphère publique et sphère privée.
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La question du destinataire
Mme de Sévigné observe des « entorses au principe de cachotterie », p. 96. La réponse au 4e de mars est essentielle à la problématisation de l’intention et de la réception de l’épistolière. Un constat s’impose : les lettres circulent , même si elles font l’objet d’une censure départageant ce qui relève de l’intime (« vous cachez les tendresses que je vous mande », pp.96-97) et ce qui relève des nouvelles du monde (la « Gazette de Hollande », p. 96).
Cette circulation permet de restituer une probable intention de Mme de Grignan dans la lettre qui a engendré la réponse de sa mère. Quand Mme de Sévigné félicite sa fille de sa lettre (« quelle lettre ! », p. 88), on peut émettre l’hypothèse que son écriture répond à des attentes littéraires. C’est une « peinture » (p.88), dont la lettre de Mme de Sévigné semble reprendre le contenu (le Rhône, l’orage, la traversée en barque) dans le paragraphe qui suit, comme pour s’en délecter par sa réécriture. De même, il est question d’« une relation divine de [l’]entrée dans Arles » (p. 91) , relation attendue dans « les détails », p. 90.La réception des lettres de Mme de Grignan se fait donc à l’aune de leurs qualités littéraires.
Cette circulation indique également que, malgré l’éloignement, l’appartenance à la sphère mondaine joue un rôle majeur, tant dans la circulation des nouvelles que dans le maintien de relations sociales au cœur d’une haute noblesse qui fonctionne par réseaux. Mme de Sévigné souligne la nécessité de faire des compliments (p. 97) mais aussi de cultiver ses relations pour parvenir dans ses affaires (p. 96, lignes précédant la réponse au 4e de mars). Enfin, les relations elles-mêmes constituent le corps de la lettre, comme le montre la mention des proches (d’Hacqueville, p. 87, Corbinelli, p. 91, Mme de La Fayette, p. 93, etc.) et de la famille (mots adressés au Comte, mention de Marie-Blanche, p. 98). La présence d’une lettre de Charles, frère de Mme de Grignan, est révélatrice de l’importance accordée aux relations sociales. Sa lettre est comme une mise en abîme de celles de Mme de Sévigné, la douleur en moins : il y parle de ses fréquentations, pique l’intérêt par une anecdote (la perruque) et rappelle que le contenu des lettres peut non seulement être directement montré aux proches mais aussi faire l’objet d’une narration auprès d’un cercle plus large de personnes (« j’ai fait transir M. de Condom sur le récit de votre aventure », p. 92), rendant ténue la frontière entre public et privé.
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La culture des honnêtes gens
Le parallèle entre la pratique épistolaire de Mme de Sévigné, celle de Charles et au-delà, celle de Mme de Grignan par les commentaires qui sont faits sur ses lettres, montre la correspondance prise dans une perspective mondaine qui en infléchit le contenu. Cet infléchissement est visible dans le tissu de références constituant une culture commune à l’aune de laquelle s’évalue la qualité même des lettres : mention de Racine, d’Honoré d’Urfé (p. 97), présence d’allusions mythologiques (Niobé, p. 97), pratique de l’italien (par Charles, p. 92, et par Mme de Grignan, p. 90)
Cette culture des honnêtes gens , à l’opposé du savoir enrouillé des pédants de collège, permet de conjoindre un savoir moderne libéré de modèles trop prégnants et le flux de la conversation, et de mettre ainsi en œuvre un aptum dicere, capable d’atténuer ce qu’aurait d’inconvenant l’expression trop directe des sentiments bruts (« Je vous épargne mes éternels recommencements sur le pont d’Avignon », p. 90).
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Le déploiement du littéraire
L’aptum dicere s’illustre notamment dans une poétisation de l’absence qui mobilise de nombreux moyens rhétoriques.
L’imagination y joue un rôle de premier plan et se développe par le recours à des procédés d’écriture concertés dont la maîtrise révèle la conscience de l’effet littéraire produit : les distances spatiales et temporelles sont abolies par la vision, comme l’illustre la réécriture de l’épisode du pont d’Avignon (recours au présent de narration, modalité exclamative, hypotypose, p. 89) . De même, l’utilisation de la prosopopée permet à Mme de Sévigné une mise en scène du caractère de sa fille de façon à la fois imagée et plaisante.
Toute une rhétorique de l’attente se met en place par la réitération des commentaires sur l’arrivée des lettres de Mme de Grignan (pp. 90, 93, 94) et par la glose de Mme de Sévigné sur sa propre production épistolaire (les lettres « de provision » (pp. 86, 96).
En contre-point, on observe une rhétorique des adieux qui repose souvent sur l’art de la pointe (« j’embrasse M. de Grignan malgré le pont d’Avignon » p.93 ; les derniers paragraphes p.98). Ces effets révèlent l’importance de l’acumen qui assure une séduction du lecteur par son pouvoir d’éveil.
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III. Le badinage en question
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Dans la mise en œuvre de l’aptum dicere, s’insinue une part ludique de l’échange qui suppose une complicité tant familière que culturelle. Le badinage en est l’expression privilégiée.Il suppose une distance suffisante de l’épistolière à l’égard de ce qu’elle écrit pour s’en amuser. Cette distance passe bien souvent par l’ironie. Pourtant, la lecture des lettres 21 à 23 laisse apparaître des foyers de résistance à cette distance badine.
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Marques du badinage
L’ironie est visible dans les idiolectes (ex. « lanterneries », p. 87). Ils cristallisent une absence d’esprit de sérieux plus généralement répandue dans l’ensemble de l’échange. Elle apparaît notamment dans la mise en scène que Mme de Sévigné fait d’elle-même au cours de l’évocation du dîner offert à Mascaron, p. 94. En se qualifiant de « vraie petite dévote », elle adopte un ton un peu leste au sujet de la religion qui semble ne pouvoir s’adresser qu’à des proches capables d’en goûter le sel sans y voir le mal (idem pour le péché d’orgueil, p. 95 : « je dis un peu de bien de moi en passant »). L’ironie prend alors la forme de l’auto-dérision . Elle s’exerce parfois aux dépens d’autrui, comme c’est le cas page 97 lorsque la marquise se moque de M. de Grignan (second §).
Plus débonnaire, l’humour est aussi perceptible dans ces lettres et contribue à l’expression du badinage (ex. la façon dont Mme de Sévigné dénomme sa fille : « Madame la Comtesse », p. 96, « friponne », p. 97, qui s’apparente à l’astéisme ). L’épistolière ne résiste pas au plaisir d’une formule amusante : « J’embrasse Bandol et me jette à son col » (p. 97), sorte de vers blanc frappant par sa structure sonore.
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Persistance de l’inquiétude
Le texte offre pourtant une certaine résistance à cet usage de l’ironie badine .
Le recours à la devinette (procédé affectionné par Mme de Sévigné, cf. la lettre du 15 décembre 1670 sur le mariage annoncé de Mademoiselle avec Lauzun) pour savoir si Mme de Grignan est enceinte (début de la lettre 22, pp. 90-91) est ambigu.Le caractère ludique du propos instaure une complicité badine avec la destinataire tout autant qu’il révèle une inquiétude réelle que la pudeur des sentiments interdit d’énoncer plus directement.
De la même manière, la réécriture de l’épisode du pont d’Avignon et le retour de cet épisode à plusieurs reprises dans ces trois lettres montre bien la réalité de la crainte éprouvée, au-delà du plaisir du badinage et de ses jeux d’écriture.
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La cristallisation de la perte d’un être cher
dans des images fantasmatiques
Le texte affirme l’aspiration à une communion des cœurs qui n’a rien de badin : « je veux qu’on voie que vous m’aimez et que si vous avez mon cœur tout entier, j’ai une place dans le vôtre » (p. 97) . Mme de Sévigné dit la difficulté qu’elle éprouve à établir cette transparence (« tout est brouillé dans ma tête », p. 95).
Ce désir de communion se traduit par la quasi substitution des personnes dans l’affirmation « j’aime votre fille à cause de vous », p. 98, Marie-Blanche devenant comme l’incarnation fantasmée de Françoise-Marguerite.
Mais parallèlement se développe le sentiment que la fusion entre mère et fille est excessive. La volonté de lutter contre ce désir se fait jour dans l’image du paravent placé dans la chambre pour occulter la scène du carrosse qui emmène Mme de Grignan loin de sa mère (p. 87). Il n’y a pas de distance ironique dans l’évocation de la folie qui fait suite à cette image emblématique du déni (p. 88).
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CONCLUSION
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L’oscillation entre le ton badin, voire l’ironie, et des points de résistance à ce badinage traduit la tension qui a nourri le débat entre Roger Duchêne et Bernard Bray à propos des lettres de Mme de Sévigné à sa fille, le premier défendant l’idée de lettres d’amour à destination privée (Madame de Sévigné et la Lettre d’amour, Bordas, 1970, éd. augmentée Klincksieck, 1992), le second considérant que leur écriture correspondait à un système révélateur d’une posture d’auteur (« Quelques aspects du système épistolaire de Mme de Sévigné », RHLF, LXIX, 1969, pp. 491-505).
Sans doute convient-il de dépasser cette opposition pour réévaluer les lettres à l’aune d’une mise en scène du moi. Car se mettre en scène, c’est, sous le déguisement, révéler un moi profond. C’est, au-delà de l’artifice littéraire considéré comme simple ornement du discours, atteindre un style personnel, c’est-à-dire relevant de l’expression de soi. C’est ainsi que Mme de Sévigné peut être considérée comme un écrivain à part entière et que son succès, dépassant les malentendus de sa réception mis en lumière par Fritz Nies (Les Lettres de Mme de Sévigné. Conventions du genre et sociologie des publics, Honoré Champion, 2001), perdure et, dans le prolongement du programme d’agrégation, (re)trouvera peut-être un public dans les classes du secondaire. Non seulement les lettres 21 à 23 ne « s’éloign[ent donc] pas de [leur] objet, qui est ce qui s’appelle poétiquement l’objet aimé » (p. 88), mais elles construisent la poétique d’un rapprochement de l’objet aimé dans et par l’écriture. Elles touchent ainsi à l’universalité de la littérature.
Patricia Gauthier,
maître de conférences en littérature française,
université de Poitiers
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• Toutes les citations sont tirées de l’édition de référence du concours de l’agrégation de lettres 2013 et 2014, Madame de Sévigné, “Lettres de l’année 1671”, éd. Roger Duchêne, “Folio classique”,n° 5414.
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• Voir également les Lettres familières. De Cicéron à Marcel Proust rassemblées par Marie Pérouse-Battello dans la collection “Classiques” et présentées sur ce site.
Avec ce recueil de lettres familières, Marie Pérouse-Battello propose une anthologie de la correspondance privée rigoureusement composée et qui pourra se révéler utile dans bien des progressions didactiques pour le cours de français, que ce soit au collège ou au lycée.
La préface précise l’orientation du recueil : il s’agit moins d’envisager la lettre dans une perspective formelle que sous l’angle de sa dimension autobiographique. La lettre fictive est donc ici écartée au profit de la lettre d’auteur qui peut permettre d’« entrer dans l’univers de l’écrivain »…
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