Entretien avec Ludovic Lagarde, metteur en scène de « L’Avare », de Molière, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe
À peine rentré de Turin où il reprend ces jours-ci son double spectacle lyrique, savant couplage du Secret de Susanna d’Ermanno Wolf-Ferrari (1921) et de La Voix humaine de Francis Poulenc (1959), le metteur en scène et directeur de la Comédie de Reims (CDN), Ludovic Lagarde, revient pour l’École des lettres sur sa création rémoise de L’Avare en 2014.
Un « Avare de choc », prévient-on, à l’affiche durant tout le mois de juin au théâtre de l’Odéon à Paris.
Vous êtes un habitué du théâtre moderne. Le public vous connaît surtout pour votre long compagnonnage avec Olivier Cadiot. Comment avez-vous appréhendé cette œuvre centrale du répertoire classique français, que vous abordez à l’occasion pour la première fois ?
Je l’ai relue avec un œil contemporain, pas comme un grand texte classique. J’y ai d’abord vu un conflit de générations entre un père et ses enfants. Ensuite, la confiscation de l’argent par Harpagon m’est apparue très actuelle. Aujourd’hui, circulent des masses d’argent colossales qui échappent aux populations et qui n’appartiennent qu’à une infime minorité d’individus. Or, dans ce monde où l’argent dort et où tout est à vendre, le désir d’avoir, et de pouvoir consommer, se trouve accru. C’est un paradoxe de notre système dont le moteur est précisément l’argent. Aussi, les populations frustrées développent des tensions où s’insinue une perversion qui mine les rapports. Tous ces problèmes ne sont certes pas nouveaux, mais ils sont désormais cruciaux.
Avant de souscrire à cette relecture essentielle de la pièce, pouvez-vous nous dire ce qu’elle révèle de son époque et de son auteur ?
Assez peu. Sinon que l’on assiste à la naissance d’une certaine bourgeoisie que méprise l’aristocratie, détentrice d’un pouvoir qui ne s’appuie pas seulement sur l’argent. Il y a la naissance, les codes, les biens… Avec Harpagon, Molière semble se situer entre la noblesse déjà déclinante et la grande bourgeoisie montante.
L’Avare est, par ailleurs, une pièce un peu hors du temps, conçue à une période charnière. Selon Michelet, que j’ai consulté pour mon travail, Colbert impose une période d’austérité au royaume. On apprend, d’autre part, dès la première scène, qu’Harpagon est veuf depuis peu. Or, la reine-mère vient de mourir. Sans doute, faut-il voir là quelque sous-texte.
Enfin, quand Molière écrit L’Avare, Le Tartuffe est encore interdit. Les problèmes d’argent dont il souffre alors ont certainement contribué au projet de la pièce et à son thème de l’avarice. Quoi qu’il en soit, je ne me suis pas ou peu préoccupé des enjeux contemporains de Molière. Ce qui compte à mes yeux, c’est ce qu’elle nous dit de notre époque.
Alors, qu’est-ce que cet argent, empêché de circuler, nous apprend de nous-mêmes et de notre monde ?
Plus que la question de l’argent elle-même, c’est la manière dont elle pervertit les relations entre les personnages qui est au centre de la pièce. Aussi, est-ce intéressant de noter que Molière a d’abord intitulé son œuvre « L’école du mensonge ». C’est donc davantage le mensonge que la ladrerie qui le préoccupe. Et, de fait, tout le monde se ment dans la pièce : Valère se fait passer pour un autre afin d’être accepté auprès d’Harpagon, et demeurer proche d’Élise qui, à son tour, ment à son père ; Cléante dissimule à son père son amour pour Marianne et lui emprunte de l’argent sans qu’il le sache et vice-versa. Harpagon ment à tout le monde pour protéger son argent. C’est donc un enchevêtrement de mensonges.
Il y a enfin un personnage extraordinaire autour duquel on a beaucoup aimé travaillé : Frosine la marieuse. Qui est une figure très contemporaine qui vend littéralement une très jeune femme, probablement encore mineure.
Que voulez-vous dire par « très contemporaine » ?
C’est ici le commerce des corps, des âmes, du sexe. Il y a quelque chose de l’ordre de l’obscénité, qui va assez loin dans la relation suppliciale à l’argent. Frosine, elle-même endettée et en procès, a un besoin vital d’argent. Elle doit conclure rapidement sa transaction avec Harpagon, gagner sa commission et se sortir d’affaire. Pour cela, elle ment effrontément à Harpagon. L’argent, qu’il soit ici lié aux frustrations ou à l’avarice, provoque le mensonge, moteur de la perversion des relations où s’exerce un rapport de domination. Harpagon est un tyran. Et chacun intériorise à sa manière cette domination en essayant de biaiser et de mentir à son tour. La maison d’Harpagon est un petit monde de la manipulation, un petit régime politique qui s’apparente à une dictature.
D’autre part, le lieu de l’intrigue remplit une fonction, voire une fonctionnalité très contemporaine. L’action se déroule chez Harpagon. Dans la sphère privée. Où le maître de maison fait ses affaires. C’est entre autres la raison pour laquelle on a fait de cet intérieur, ainsi perverti, un espace d’import-export, une sorte de grand magasin, un grand entrepôt où la marchandise va et vient chez celui qui n’est au fond qu’un commerçant. Et un usurier. Un banquier et un marchand. La marchandise, et le business ont ici envahi l’intimité et chassé l’humanité. C’est « Harpagon Corporate » à la maison !
La relation d’Harpagon et de ses enfants apparaît-elle, selon vous, comme l’expression moderne du conflit des générations ?
Sans doute. Mais l’autorité telle qu’exercée par Harpagon a pour ainsi dire disparue en France. Ailleurs, comme en Chine où on a montré la pièce, la question demeure sensible. Le patriarcat y est encore extrêmement fort, et la question des mariages arrangés est encore très répandue. Le fils a obligation d’obéir à son père et d’accepter le destin qu’il lui a choisi.
Outre la question des mariages forcés fréquente dans d’autres parties du monde, la rivalité entre le père et le fils peut apparaître également sous un jour très actuel. C’est pourquoi j’ai choisi Laurent Poitrenaux pour le rôle d’Harpagon. Laurent a 50 ans, et Tom Politano (Cléante), à peine 29. Entre le fils et son père, qui se sent encore jeune et capable de séduire, le conflit est ouvert. Tous deux courent après la même jeune femme, et s’inscrivent dans une compétition aujourd’hui parfaitement vraisemblable. À notre époque du célibat, un homme de 50 ans peut ressembler en tout point à son propre fils (pratiques vestimentaires, culturelles, sportives…) et partager les mêmes désirs. Le « rapprochement » actuel des générations peut ainsi faire naître des rivalités d’un genre nouveau, sur le terrain poreux des rapports troubles au service ici de la comédie de mœurs.
Le conflit des générations passe aussi à travers l’endettement auquel Cléante est prêt à consentir. Or, cet endettement, créé certes à son insu par Harpagon, pose question. De quoi les pères sont aujourd’hui responsables ? De quel monde les jeunes héritent-ils ? Je pense en particulier aux produits pourris des banques ou au scandale des prêts usuraires à la consommation.
Dans le dossier de presse, vous parlez de “comédie noire ». Est-ce en référence à la violence perverse des rapports, à l’argent confisqué et nuisible aux relations ?
Harpagon se trouve dans la rétention, comme disent les psychanalyses. Une rétention qui provoque, je le disais plus haut, des frustrations, constitutives de la définition de l’avarice. Harpagon retient, prive, interdit le don, les sentiments, la générosité. D’où la tension et la frustration collective.
Au début, quand Molière jouait Harpagon, il faisait beaucoup rire. Et puis, au fil du temps et en particulier au XXe siècle, une autre lecture est apparue, et acteurs et metteurs en scène ont pris conscience que L’Avare n’était pas qu’une farce. Qu’elle recelait une profondeur, une noirceur que Roger Planchon a notamment exacerbée en 2000. L’Avare est, de fait, une œuvre très plastique qui peut, à partir de la farce, être emmenée vers une très grande noirceur sans toutefois interdire le rire. Le rire demeure concomitant de la noirceur.
Quels choix inédits ont guidé votre mise en scène ?
J’ai précisément cherché à travailler la veine sombre de la pièce, en exploitant l’axe selon lequel les personnages se mentent effrontément, droit dans les yeux. Frosine, par exemple, explique à Harpagon qu’il va gagner de l’argent avec Marianne. Qu’il sera d’autant plus gagnant qu’elle n’est pas dépensière et se nourrit peu. Le sophisme, qui est aussi un marché, est déjà drôle et terrifiant. Alors jouée sans détour, directement, sans masque ni distance, en ne dissimulant pas les raisons profondes et sordides de l’entente, et en les mettant même en avant, la scène acquiert une puissance d’autant plus comique qu’elle est nourrie par la profondeur du cynisme des personnages.
Il y a, par ailleurs, les coups de bâton traditionnels de la commedia dell’arte. On sait que cela fait rire le public, mais on reste dans l’artifice, le faux. J’ai alors voulu basculer du faux dans l’effroi en mettant un fusil dans les mains d’Harpagon. D’un coup, la violence s’exprime. On est projeté dans le cinéma américain à la Clint Eastwood. Il y a de la bagarre, du sang. Et cette violence, présente dans le texte, n’est alors plus farcesque. Elle est ici plus brutale, directe, réaliste, mais elle n’oblitère pas le rire. Seulement, on rit autrement.
Harpagon fait rire et effraie à la fois parce qu’il est un despote, et comme tout despote, il est porteur de séduction, de grotesque et d’esprit. De fait, il nous glace d’horreur quand, dans la scène 5 de l’acte V, il déclare à sa fille : « Il valait mieux pour moi qu’il [Valère] te laissât noyer que de faire ce qu’il a fait. » Or là encore, exprimé et joué sans le recul du comique, le seul cynisme de la phrase suffit à mettre de la distance et à faire rire.
Quels conseils avez-vous adressés à vos comédiens ?
Je les ai orientés vers une noirceur ménageant des instants de grande folie, de grande virtuosité. Je voulais souligner à quel point l’ironie de la pièce annonce le roman français du XIXe siècle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard de retrouver le père Grandet de Balzac dans la peau d’un des grands personnages de la littérature. Et L’Avare, dans son ensemble, me fait énormément penser à Balzac, et à toute la « Comédie humaine » qu’il a composée. Et c’est bien de comédie humaine dont il s’agit ici. On observe les hommes vivre dans leurs défauts les plus ignobles, et l’on est amusés et terrifiés à la fois de les voir. De se voir.
On a parfois l’impression d’être dans un film de Maurice Pialat, dans une sorte de réalisme méchant. C’est en tout cas sur ce registre-là que j’ai traité la scène des « mains » entre Harpagon et La Flèche (I, 3), la plus cruelle de la pièce qui fait aussi beaucoup rire le public.
En quoi un tel registre renouvelle-t-il la lecture de cette fameuse scène ?
Pendant les répétitions, il y a eu ce fait divers où un bijoutier niçois a tué un homme venu le cambrioler. De la même manière, Harpagon n’hésite pas à sortir son arme à feu, et pourrait à tout moment tirer sur qui menace son bien. On est ici dans une scène politique au sens strict. C’est-à-dire qu’un possédant fait procès à un servant qui, dans le cas de La Flèche issu de la tradition arlequinesque, a accès à un milieu qu’on lui refuse et auquel il n’appartiendra jamais. On assiste à ce moment à une véritable fouille au corps. Aussi est-ce le texte lui-même qui nous offre de traiter d’enjeux parfaitement contemporains, emprunts d’une violence qui se dilue évidemment dans le rire.
L’avarice d’Harpagon a fait de sa maison un lieu de négoce. Qu’est-ce qui a, par ailleurs, inspiré votre scénographie ?
Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de la mafia italienne dont le mécanisme est proche de la tragédie grecque. Or, au moment de la conception des décors avec le scénographe Antoine Vasseur, j’ai repensé à l’arrestation en 2006 d’un chef de la mafia sicilienne, Bernardo Provenzano, surnommé « le comptable ». Les descriptions de la presse m’ont beaucoup frappé à l’époque. Cet homme richissime et puissant vivait – et ce, depuis des années – dans une pauvre bergerie, non loin de Corleone, son village natal. Des sacs plastique bouchaient les ouvertures ; à l’intérieur empuanti par une odeur de fruits pourris, se trouvaient une petite table en formica, un bol de Viandox, une bible et une machine à écrire.
Je me suis souvent demandé comment un tel homme avait pu accepter de vivre ainsi, sans jouir de son immense fortune. Ces conditions de vie particulière ont beaucoup nourri la scénographie et la mise en scène. On a songé au décor de hangar, baignant dans une atmosphère un peu mafieuse, avec le personnage de Maître Jacques à la tête d’une sorte de baraque à pizzas, joué par l’actrice Louise Dupuis, porteuse de tatouages et d’un passé que l’on suppose un peu dur.
Comment définiriez-vous l’avarice aujourd’hui ?
Avec la costumière Marie La Rocca, on a énormément réfléchi à la question de l’apparence qui était autrefois significative du milieu d’appartenance. On reconnaissait un bourgeois, un étudiant, un paysan, etc. C’est notamment très présent chez Balzac dont on parlait tout à l’heure.
Aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué, et très intéressant en terme d’effacement des signes et des codes. Un Mark Zuckerberg par exemple est habillé comme n’importe qui, et il est aussi l’un des hommes les plus riches de la planète. Dans le même temps, toutes les multinationales dont il est représentatif ne paient pas ou peu d’impôts. On a donc une avarice différente dans son expression, mais qui a les mêmes conséquences nocives puisque l’argent ne revient pas à la population. Ce phénomène appauvrit la population, l’asservit davantage et pervertit les rapports qui la structurent. D’autant qu’on vit dans un monde où l’argent – l’argent comme pseudo-valeur, les yachts, les stars, etc. – se montre, s’étale dans les magazines. Exhibition et rétention sont les deux pôles d’une antinomie qui produit les mêmes maux.
On a donc travaillé cette nouvelle grille de représentation. Si bien que le costume porté par Laurent [Poitrenaux] ne ressemble à rien. Harpagon est ici Monsieur-tout-le-monde.
Vous avez modifié le dénouement.
Oui, la fin de L’Avare pose question. Après que Molière a guidé sa comédie vers une noirceur extrême, il éclaircit tout subitement pour finir. Le riche aventurier Anselme, père de Valère et de Mariane, fait retour et règle la question en une sorte de happy end. C’est ici une réponse, certes un peu amère, aux règles de la comédie classique. Un deus ex machina qui peine cependant à convaincre.
Pour autant, je ne savais pas quoi faire de ce dénouement car il ne répondait pas à l’unité de ma mise en scène, sorte de ligne droite assez contemporaine. J’ai finalement conservé le chantage d’Harpagon selon lequel il accepte de « donner » sa fille en échange de sa cassette, et me suis résolu à couper la dernière scène.
En quoi, selon vous, la pièce de « L’Avare » intéresse-t-elle les collégiens d’aujourd’hui ?
Pour toutes les raisons que l’on vient d’évoquer. Je pense qu’ils peuvent se reconnaître dans un certain nombre d’imaginaires, notamment cinématographique dont ma mise en scène est imprégnée.
La langue de la pièce, à laquelle nous n’avons pas touché, est aussi d’une très grande force. C’est une prose simple, proche de nous, étonnamment moderne, droite et directe, que les jeunes comprennent bien. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la beauté de cette langue se trouve du côté des servants. Les personnages de valets sont très beaux, plus libres, plus poétiques, et mieux écrits que les maîtres dans L’Avare. L’inventaire de marchandises de La Flèche avec Cléante (II, 1) tient pour moi du poème ; la liste des mets pour le repas qu’Harpagon veut donner est délicieuse (III, 1). On trouve ça également dans le cinéma d’avant-guerre, celui de Jean Renoir en particulier.
Je pense enfin que les jeunes pourront trouver des références qui leur appartiennent dans la fabrication des personnages et la conception contemporaine de la mise en scène.
Propos recueillis à Paris, le 22 mai 2018, par Philippe Leclercq
• « L’Avare », de Molière, mis en scène par Jean-Luc Lagarde au théâtre de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris.
• Molière dans « l’École des lettres ».
• Une biographie pour les collégiens : « Mollière », par Sylvie Doddeler.
• « L’Avare » mis en scène par Ludovic Lagarde à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, par Pascal Caglar.