« L’Origine de la violence », d’Élie Chouraqui
Un jeune professeur parisien, Nathan Fabre, en voyage scolaire en Allemagne, rencontre la jeune Gabi, qui lui plaît tout de suite. Au camp de concentration de Buchenwald, qu’il visite avec ses élèves, il tombe sur la photo d’un détenu qui ressemble étonnamment à son père, Adrien. De retour à Paris, obsédé par le souvenir de cette photo, il pose des questions à celui-ci, qui refuse de lui répondre.
Il oriente alors les recherches qu’il fait sur la France de l’Occupation vers l’histoire de sa famille. Les secrets qu’il y découvre – en particulier l’existence d’un certain David Wagner – le bouleversent. Peu à peu se met en place l’autre famille, la branche Wagner, la branche cachée, celle dont personne chez les Fabre n’a jamais évoqué l’existence
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Destins croisés
Le destin croisé de ces deux familles, deux générations plus tôt, lorsque David Wagner rencontra le riche Marcel Fabre dont il était le tailleur et sa femme Virginie, se révèle alors, avec les terribles conséquences de la liaison entre David et Virginie.
Il faut d’abord savoir que ce film n’aurait pas vu le jour sans l’obstination d’Élie Chouraqui, qui, malgré une longue carrière d’acteur, de cinéaste et de producteur, a eu beaucoup de mal à trouver son financement. Mais il avait été frappé par le livre éponyme de Fabrice Humbert (prix Renaudot poche 2010) et s’est associé avec l’écrivain pour écrire un scénario à partir du texte. Scénario efficace, bien construit et servi par une mise en scène intelligente.
La violence qui donne son titre au film est enfouie dans le cœur du personnage de Nathan, homme doux et pacifique, marqué par l’incompréhension des mystères qui ont entouré sa jeunesse. Le silence auquel il a été confronté et le sentiment d’ignorer des faits marquants de son histoire l’ont poussé à enquêter pour connaître son origine.
Une reconstitution historique servie par ses interprètes
Certes, il s’agit d’un film sur les lendemains de la Shoah qui présente tous les traits distinctifs et même stéréotypés de beaucoup d’autres sur ce sujet : c’est une reconstitution historique, où le présent de la fiction alterne avec deux passés différents en flash back, celui des temps heureux de la vie de David Wagner qui ont précédé la guerre et celui de son séjour au camp de Buchenwald. Flash back, vision subjective, alternance de la couleur et du noir et blanc des séquences des camps, même si ce ne sont pas des images d’archives mais des séquences fictionnelles qui y prennent place, tous les éléments de la rhétorique des films sur la Shoah sont présents.
Pourtant la distribution et l’interprétation sont si remarquables qu’elles donnent au film une force peu commune. Stanley Weber est excellent en jeune professeur et écrivain déchiré qui passe de la rage à la douceur avec justesse aux côtés de l’actrice allemande Miriam Stein. Couple emblématique qui incarne le mal-être partagé par les descendants des victimes et des bourreaux, embarqués ensemble dans cette Histoire « qui ne passe pas » selon le mot des historiens Éric Conan et Henry Rousso.
César Chouraqui (fils du cinéaste) campe parfaitement le jeune homme charmeur et insouciant voué à un destin tragique qu’était David Wagner. On a plaisir à retrouver Jean Sorel et Richard Berry, même si le père de Nathan, est laissé volontairement en retrait. Deux immenses acteurs dominent le film et lui donnent toute sa portée : Michel Bouquet, le patriarche mourant, qui illumine de son aura les quelques scènes dans lesquelles il apparaît et, dans le rôle de sa sœur, Catherine Samie, de la Comédie-Française, qui jouait le rôle de la mère dans le beau film de Frederick Wiseman, La Dernière Lettre, d’après Vie et destin de Vassili Grossman (2002).
Incarnant la génération qui a vécu l’Occupation à Paris, ces deux personnages montrent à quel point il était facile de déraper dans une situation aussi confuse, surtout quand les passions individuelles étaient en jeu.
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Du roman au film
Après une entrée en matière un peu laborieuse, le film prend rapidement sa dimension et son rythme, sur la 7e symphonie de Beethoven qui l’accompagne tout entier, et réussit à captiver.
Car si la traque d’un coupable et la révélation de son identité sont le cœur de l’intrigue comme dans la plupart des thrillers, et si l’inévitable happy end réconcilie les protagonistes, le cinéaste centre son film sur la complexité de cette période de notre histoire où la vie était si compliquée que les choix des uns et des autres sont difficiles à juger aujourd’hui.
En cela, le film est intéressant et pourrait donner lieu à des débats passionnants dans les classes sur la prégnance du passé, la nécessité du recul de l’Histoire et la présence du souvenir des disparus dans les familles décimées par la guerre. La comparaison du roman et du film serait très fructueuse dans cette perspective.
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L’importance des fictions pour appréhender l’histoire
À la différence de Claude Lanzmann, partisan exclusif du documentaire – même du « documentaire sans documents » – et intransigeant sur la question des fictions cinématographiques sur la Shoah, le grand historien de La Destruction des Juifs d’Europe, Raul Hilberg estimait la fiction à sa juste valeur et ne remettait absolument pas en cause son côté émotionnel.
Il reconsidérait même les enjeux suscités par cette polémique en estimant que les films importants sont finalement devenus des documents, non tant sur la Shoah que sur son appréhension dans les années 1970, 1980 et suivantes et sur la mémoire historique elle-même.
L’Origine de la violence est un beau film qui, sans céder à la tendance actuelle à confondre bourreaux et victimes, montre où en est la question de la mémoire en 2016, alors que l’Allemagne et la France sont alliées à la tête d’une Europe fragile.
Anne-Marie Baron