Lola Lafon et Anne Frank :
« l’unique échappée d’un reflet »

Dans La Petite Communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon racontait l’histoire de la petite gymnaste roumaine et celle du corps féminin. Dans Quand tu entendras cette chanson, c’est Anne Frank qu’elle convoque après avoir passé une nuit seule dans l’appartement vide où la jeune fille est restée enfermée vingt-cinq mois.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Dans La Petite Communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon racontait l’histoire de la jeune gymnaste roumaine Nadia Comaneci et celle du corps féminin. Dans Quand tu écouteras cette chanson, c’est Anne Frank qu’elle convoque après avoir passé une nuit seule dans l’appartement vide où la jeune fille est restée enfermée vingt-cinq mois.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Vers la fin de son récit, Lola Lafon évoque la photo que la Maison Anne Frank d’Amsterdam lui a offerte et la fenêtre du grenier. « Celle par laquelle on peut voir, en se penchant, un extrait du ciel, l’unique échappée d’un reflet ». Anne Frank n’a pas souvent eu l’occasion d’ouvrir cette fenêtre, à son arrivée à l’Annexe, sa cachette de juillet 1942 au 4 août 1944.

D’ordinaire, les écrivains de la collection « Ma nuit au musée » aux éditions Stock choisissent des lieux dévolus à la peinture ou à la sculpture. Lola Lafon, notamment autrice du roman Chavirer (Actes Sud, 2020), a élu cet appartement resté vide après la déportation de ses occupants et dont les pièces laissent tout à imaginer ou à penser. Rescapé d’Auschwitz, Otto Frank, le père d’Anne et Margot, a retrouvé en 1945 les lieux dévastés par les nazis. Il a souhaité qu’il reste en l’état.
« Qu’on en soit témoin, du vide, sans pouvoir s’y soustraire ; qu’on s’y confronte.
Voyez ce qui jamais ne sera comblé. Ainsi, en sortant, on ne pourra pas dire : dans l’Annexe, je n’ai rien vu. On dira : dans l’Annexe, il y a rien, et ce rien, je l’ai vu. »

Comme beaucoup, Lola Lafon a lu Le Journal d’Anne Frank au collège. Dans Quand tu écouteras cette chanson, elle relit ce texte en insistant sur sa dimension littéraire, retravaillée avec un souci de l’écriture que, souvent, on néglige au profit du témoignage. Ce « récit » d’une adolescence emprisonnée, silencieuse par nécessité (les êtres réfugiés dans cette annexe ne devaient pas se déplacer ou faire couler de l’eau dans la journée) est comme un jalon dans l’œuvre que la jeune fille aurait pu écrire. Aurait-elle connu la même notoriété si elle avait raconté le périple de Westerbork – camp d’internement hollandais assez semblable à Drancy – jusqu’à Auschwitz et Bergen-Belsen ? Une autrice comme Edith Bruck, sensiblement du même âge, n’a été lue qu’en 2022 en France.

Lola Lafon met en relief la dimension mythique d’Anne Franck : « La seule jeune fille juive à être si follement aimée », écrit-elle, avant de rappeler que des manifestants anti-pass sanitaire ont défilé aux Pays-Bas en brandissant son portrait : « Anne Frank vénérée et piétinée ». Hollywood a amplifié le phénomène, et le théâtre de Broadway, et ses éditeurs hollandais ou allemands en 1947. Un film a été réalisé en 1959 par George Stevens. Le metteur en scène a fait dire à l’héroïne des phrases comme « Je crois encore à la bonté innée des hommes », et à son père « Ces deux dernières années, nous avons vécu dans la peur, à présent nous pouvons vivre dans l’espoir ». Contresens absolu, très étonnant de la part d’un cinéaste qui avait filmé, horrifié, la libération de Dachau.

La pièce de Garson Kanin est une comédie. L’édition hollandaise a coupé des passages où Anne évoque sans détour sa sexualité et ses règles. Les Allemands ont voulu supprimer des passages sur l’antisémitisme nazi au prétexte que « de telles pages pourraient ‘’ offenser ’’ les lecteurs ». Longtemps les éditions qui ont prévalu étaient ainsi aseptisées, montrant une jeune fille sage, comme sur la photo d’elle la plus célèbre, devant sa table de travail. Lola Lafon rend justice à Anne Frank, et, dans un superbe passage, elle célèbre « l’irrévérence des jeunes filles » car elles ignorent « la prudence, le respect et le remords ». Et s’il n’y avait qu’une seule raison de mettre ce livre entre toutes les mains de collégien(ne)s ou lycéen(ne)s, ce serait celle-là : Quand tu écouteras cette chanson est un récit de rebelle qui écrit toujours juste.

« Pas pareille »

Il n’y a pas que l’histoire d’Anne Frank que Lola Lafon piste lors de sa nuit dans ces murs vides. Mais également la sienne. En un chapitre à la fois savoureux par son ironie et tranchant, elle revient sur ses origines roumaines. En entrant dans le musée et cette annexe, l’auteure fait un parcours immense, vertigineux, que son une écriture difficultueuse reflète. Longtemps, elle s’est détournée de tout ce qui concernait la Shoah. Elle évitait les cours d’histoire au lycée, voulait être « normale », et s’intéressait à ce qui n’était pas elle. Or, sa grand-mère est juive, sa mère a été une enfant cachée, et elle trouve un lien avec ses propres souffrances : « Entre l’âge de treize et vingt ans, j’ai contraint mon corps à la survie. J’ai été atteinte de ce mal, en proie à une faim insatiable d’épreuves. », écrit-elle. Et elle précise : « L’anorexie est un monologue. Qui dit que quelque chose nous dévore, qu’on brûle du désir de vivre. L’anorexie, je crois, est une promesse de fidélité faite à des absents. L’anorexie est, je crois, la langue que parlent celles qui héritent de récits silencieux. »

Lola Lafon se reconnaît dans le « pas pareil ». Italiques et guillemets jouent un rôle essentiel dans son texte. Ils sont des révélateurs. Une de ses connaissances emploie précisément cette expression pour distinguer ce qui arrive en janvier 2015 à Paris : l’attentat contre l’Hypercacher et ses clients, souvent juifs pratiquants, ce n’est « pas pareil » que celui contre Charlie Hebdo. La jeune fille blonde, qui aspirait à l’anonymat total, se reconnaît soudain comme « pas pareille ». Sa famille, arrivée de Pologne pour fuir les pogroms en Russie et en Pologne, qui a voulu être française par admiration pour Hugo ou Zola, et qui, pendant l’Occupation, a lutté dans les rangs de la M.O.I. ou connu les camps, cette famille n’est « pas pareille ».

Lola Lafon écrit par fidélité à sa grand-mère, Ida Goldman, qui lui a offert une médaille à l’effigie maladroite d’Anne Frank, comme si la jeune fille avait quarante ans. Elle écrit aussi pour un jeune homme vêtu d’un pull marin, rencontré à Bucarest, et parti un jour de 1975 pour Phnom Penh, dont son père était natif. Elle ignore, ou plutôt elle sait très bien, ce qu’est devenu ce garçon avec qui, elle et ses camarades d’école, écoutaient une chanson des Bee Gees, en proposant des chorégraphies.

« Les hommes sont complices de ce qui les laisse insensibles ». La phrase de George Steiner figure en épigraphe du récit. Elle vaut pour Anne Frank, elle vaut pour hier et aujourd’hui, pour demain aussi.

N. C.

Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson, Stock, 256 p., 19,50 €


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Norbert Czarny
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