Ces objets qui nous envahissent : objets cultes, culte des objets. Catalogue des notions, textes et créations
Pour approcher le thème de l’objet en deuxième année de BTS, nous proposons ici un abécédaire qui regroupe un ensemble de définitions, de références aux œuvres littéraires et artistiques, et une présentation des principaux textes qui évoquent l’objet.
Ce “dictionnaire” est précédé d’un entretien audio avec deux hommes de l’art – des brocanteurs – qui définissent leur rapport aux objets et dressent un tableau du marché, et suivi de l’esquisse de la première séance en classe.
Entretiens
.
Serge Guichoux et Michel Pautet sont brocanteurs. De vrais brocanteurs qui déballent chaque samedi aux « puces » les objets qu’ils ont acquis auparavant.
Il existe un folklore de la brocante lié aux vieux objets et aux «personnages » qui les fréquentent mais c’est aussi, et avant tout, une activité liée aux aléas de l’économie.
Michel et Serge nous initient à quelques-unes de ses évolutions.
.
Devient-on brocanteur pour les objets ? Serge répond, aborde la question des catégories de l’objet… et ce que l’on conserve ou non.
Michel donne à son tour une définition du métier, une évolution du cadre de vie. Les marchés.
Un complément de Serge pour ce qui est des marchés.
Les objets ont-ils un sexe ? Un âge ?
Et les antiquités, où commencent-elles et où s’arrête la brocante ?
Les brocanteurs collectionneurs ? Vous-même conservez-vous des objets ? Les objets ont une mémoire.
Et alors, l’argot des brocanteurs ?
.
.
Abécédaire de l’objet
.
Arman. – Sculpteur (1928-2005). Le travail d’Armand Pierre Fernandez repose essentiellement sur deux techniques, l’accumulation d’objets identiques ou voisins collés sur le même support et la présentation de poubelles d’artistes ou de personnes en vue à travers un container en plastique transparent ou saisie dans des inclusions de résine. Marqué par la musique, il en vient également à proposer une transformation d’instruments brisés, brûlés (violons, violoncelles) ou simplement découpés.
Il ne s’interdit pas d’évoquer cependant des objets en relation avec son art comme les pinceaux ou les tubes de peinture, posant ainsi la question de leur statut, simples objets ou acteurs privilégiés de l’oeuvre d’art. L’accumulation de pinceaux devient sculpture, retournement par lequel les outils quittent leur rôle d’objets fonctionnels pour faire œuvre. À noter l’idée de transmutation des objets, par exemple en les soumettant à la combustion que l’on retrouve, développée de manière voisine, chez Bertrand Lavier.
Avant-gardes. – Elles sont à la naissance de l’idée de design ; les avant-gardes début de siècle, comme le futurisme italien, mais surtout le suprématisme russe ou le groupe néerlandais De Stijl, proposent aux artistes de se regrouper autour d’un projet et d’un ensemble de règles qui les amènent à produire non seulement une œuvre personnelle mais encore à réfléchir de manière collective autour de leur pratique.
Plus encore, en supprimant les frontières entre ce qui se fait ou ne se fait pas en art et en promouvant des secteurs autrefois perçus comme « pauvres » – objets, affiches –, mais aussi en s’étendant de la peinture d’art à l’architecture en passant par l’artisanat, les avant-gardes tiennent un discours nouveau sur la société et notamment la société de masse.
Il s’agit d’intégrer tout ce qui fera progresser l’individu, du confort à la liberté de penser. Se tournant vers une simplification radicale des formes et couleurs, elles en ont ouvert la voie à la reproductibilité, l’entrée de la modernité dans les vies des urbains de l’entre-deux guerres, même s’il faut attendre la reconstruction des années cinquante pour qu’elle se généralise.
Art brut. – Cette forme particulière d’art, fréquemment installée in situ, fait appel aux objets, soit comme matière première, accumulés, collés, transformés, soit comme support de figures, visages, personnages qui épousent les dimensions premières des planches, semelles, assiettes et autres briques qui servent de supports aux créations.
Arts décoratifs. – Les arts décoratifs, avant le design, servent à établir une échelle de valeur et à transformer un objet banal en œuvre d’art au sens de l’artisan. Époques ou grands noms se succèdent alors, portant souvent l’empreinte d’un créateur dans une région donnée dont ils tirent leur nom. Chippendale (années 1750-1780), Sheraton (années 1790-1800) sont des noms de créateurs comme la plupart du temps aux USA et en Angleterre, tandis qu’en France, de François Ier à Napoléon III, on choisit le nom du souverain qui marque l’époque de création.
On notera qu’il s’agit également de deux démarches différentes dans la demande créatrice. En France ce sont le souverain et l’aristocratie (parfois en concurrence avec ce dernier) qui commandent, en Angleterre ce sont les circuits commerciaux qui priment, même si le nom de Tudor reste attaché à une période de l’histoire anglaise assez longue (1485-1603).
Balzac, dans Le Cousin Pons, se saisit ici du discours des arts décoratifs qui élèvent le concepteur de l’objet au rang de l’artiste :
“Schmucke avait vu Pons changeant sept fois d’horloge en en troquant toujours une inférieure contre une plus belle. Pons possédait alors la plus magnifique horloge de Boule, une horloge en ébène incrustée de cuivres et garnie de sculptures, de la première manière de Boule. Boule a eu deux manières, comme Raphaël en a eu trois. Dans la première, il mariait le cuivre à l’ébène ; et, dans la seconde, contre ses convictions il sacrifiait à l’écaille ; il a fait des prodiges pour vaincre ses concurrents, inventeurs de la marqueterie en écaille. Malgré les savantes démonstrations de Pons, Schmucke n’apercevait pas la moindre différence entre la magnifique horloge de la première manière de Boule et les dix autres. ”
C’est avant tout sur la matière et la virtuosité que reposent les qualités des arts décoratifs ; ils enrichissent un objet jusqu’à l’amener aux limites de sa fonctionnalité mais toujours dans le respect de son origine et de sa matière principale.
Assemblage. – Technique artistique qui consiste à coller ensemble des objets divers ou de même nature, sur un support ou les uns sur les autres jusqu ‘à créer une sculpture ou ce qui sera reconnu comme tel. Arman. Daniel Spoerri réalise ainsi de nombreux tableaux-sculptures verticaux qui présentent des objets collés, des repas sur des tables ou des nappes.
L’assemblage est voisin de l’accumulation : dans l’assemblage c’est la construction hybride rendue possible par l’utilisation de nouveau matériaux et de supports variés qui permet de construire des ensembles composites témoins d’une civilisation de la consommation. Pour l’accumulation, l’idée de présenter des objets courants en grand nombre crée l’effet de surprise et, partant, de séduction artistique.
Baudrillard Jean. – Voir Le Système des objets.
Bony Anne (Le Design, reconnaître comprendre, Larousse, 2004). – Parmi les livres sur le design, celui d’Anne Bony permet de se faire une idée aussi simple que précise de ce phénomène : dès l’introduction, elle propose une définition simple et claire : « Le design est né du projet de synthèse entre forme et fonction appliqué aux objets industriels. Il apparaît précisément avec la révolution industrielle. » Sur cette base claire, Anne Bony construit un livre qui suit l’histoire de la notion de design aussi bien que celle des créations et des noms célèbres dans ce domaine.
Son mérite est de commencer avant l’époque du design proprement dit, le XXe siècle, pour montrer comment au XIXe siècle, à travers la nécessité de produire des objet industriels ou artisanaux, on assiste à une union de l’art et de l’industrie au service – et cela n’étonnera personne venant de la part des Anglais – de la distinction. On voit comment cet intérêt pour le mobilier recherché, dont la dénomination s’opère à travers le nom des souverains (Louis XV, Henri II, etc.) se déplace lors de la modernité européenne fin de siècle vers de nouveaux labels, « nouille”,” art nouveau”, “école de Glasgow ».
Puis vient le design proprement dit qui met en avant les noms de créateurs et de groupes de 1914 à 1939 : De Stijl et Mondrian, Gropius et le Bauhaus, mais aussi Le Corbusier, Raymond Loewy qui dessine du paquet de cigarettes à la locomotive pour les Américains, jusqu’à l’architecte finlandais Alvar Aalto qui se spécialise dans l’utilisation du bois. Ces hommes à la charnière des siècles préparent précisément l’avènement de l’ergonomie et de la beauté de l’objet.
De 1939 à 1958, il gagne son autonomie à travers différentes réalisations présentées ici en images, comme la machine à écrire IBM 61, la chaise fourmi d’Arne Jacobsen, jusqu’aux voitures comme la quatre-chevaux, et les chaises pour l’école de Jean Prouvé. C’est également l’ère du do it yourself qui s’incarne dans la réussite de l’entreprise Ikéa.
La suite, nous la connaissons mieux encore, de 1958 à 1972, la réorganisation autour du plastique et du jetable qui converge avec les couleurs vives, la montée en puissance de Kartell, Poltronova. Dorénavant ce sont les marques, et particulièrement les marques italiennes, qui font le jeu. C’est aussi l’ère du gadget et de l’obsolescence qui s’ouvre, pour déboucher sur une crise de confiance dans la société de consommation et qui crée un mouvement de “contre-design”, comme il en arrive dans tous les arts du XXe siècle depuis les avant-gardes.
On notera que vers les années quatre-vingt, les designers Ettore Sotsass, Jonathan De Pas, Donato D’Urbino et Paolo Lomazzi (créateurs du fauteuil “Joe” en forme de gant de base-ball) prennent de plus en plus de distance avec le monde de l’industrie pour aller vers celui de l’art.
Il semble donc inévitable de voir se développer un nouveau modèle non pas d’objets (restent cependant les chaises, les lampes, les vases et les trains), mais de rapport entre les acteurs de la scène design.
Sous l’impulsion de quelques créateurs parfois perçus à l’origine comme des trublions, à l’instar de Philippe Starck, les designers travaillent pour des marques et leur noms apparaissent désormais associés à ces “partenaires”.
Ainsi Starck se fait-il connaître avec des objets triviaux comme la brosse à dent, mais beaucoup plus sérieusement comme partenaire de Kartell pour les chaises et fauteuils, Aprilia pour une moto et Delsey pour des valises. Depuis, des créateurs comme les frères Bouroullec ou Matali Crasset mettent en avant leurs réalisations (pour la marque d’ameublement Kvadrat et dans un projet de design industriel pour Ikea). Les noms des créateurs valent autant que ceux des entrepreneurs.
On ressort du livre par une conclusion simple qui présente notamment cette idée que « L’objet est un outil qui nous permet de parvenir à une fin, dans le cadre de l’élaboration d’un programme de vie. » Cet ouvrage constitue donc une très bonne introduction au design.
Brocanteur : voir ci-dessus nos entretiens. – Balzac, dans Le Cousin Pons raconte sous la forme d’un sommaire l’ascension du brocanteur Rémonencq, avec une pointe d’ironie et un sens du cliché certain :
« Rémonencq commença par étaler des sonnettes cassées, des plats fêlés, des ferrailles, de vieilles balances, des poids anciens repoussés par la loi sur les nouvelles mesures que l’État seul n’exécute pas, car il laisse dans la monnaie publique les pièces d’un et de deux sous qui datent du règne de Louis XVI. Puis cet Auvergnat, de la force de cinq Auvergnats, acheta des batteries de cuisine, des vieux cadres, des vieux cuivres, des porcelaines écornées. Insensiblement, à force de s’emplir et de se vider, la boutique ressembla aux farces de Nicolet, la nature des marchandises s’améliora. Le ferrailleur suivit cette prodigieuse et sûre martingale, dont les effets se manifestent aux yeux des flâneurs assez philosophes pour étudier la progression croissante des valeurs qui garnissent ces intelligentes boutiques. Au fer-blanc, aux quinquets, aux tessons succèdent des cadres et des cuivres. Puis viennent les porcelaines. Bientôt la boutique, un moment changée en Crouteum, passe au muséum. Enfin, un jour, le vitrage poudreux s’est éclairci, l’intérieur est restauré, l’Auvergnat quitte le velours et les vestes, il porte des redingotes ! on l’aperçoit comme un dragon gardant son trésor ; il est entouré de chefs-d’œuvre, il est devenu fin connaisseur, il a décuplé ses capitaux et ne se laisse plus prendre à aucune ruse, il sait les tours du métier. Le monstre est là, comme une vieille au milieu de vingt jeunes filles qu’elle offre au public. La beauté, les miracles de l’art sont indifférents à cet homme à la fois fin et grossier qui calcule ses bénéfices et rudoie les ignorants. Devenu comédien, il joue l’attachement à ses toiles, à ses marqueteries, ou il feint la gêne, ou il suppose des prix d’acquisition, il offre de montrer des bordereaux de vente. C’est un Protée, il est dans la même heure Jocrisse, Janot, queue-rouge, ou Mondor, ou Harpagon, ou Nicodème. »
Comme pour les listes de Perec, le récit suit ici l’enchaînement du nom des objets, énumération après énumération. Le travail du brocanteur, qui relève de l’accumulation, ne donne pas lieu à une description interminable, procès souvent intenté au roman balzacien, mais à une succession de courtes listes dont les matières suivent une progression en qualité : ferrailles, batteries de cuisine, fer-blanc, cuivres. Comme l’auteur le souligne ironiquement pour l’art, on passe du crouteum au museum. On notera au passage la création d’un néologisme qui permet de souligner l’incapacité à trouver un mot digne du vocabulaire des objets pour en suggérer la valeur. (Voir Les Choses.)
Cabinet de curiosités (Wunderkammer). – Dans son ouvrage sur les listes, Umberto Eco note qu’à la Renaissance se développe une curiosité préscientifique qui consiste à accumuler les objets non pour des raisons sacrée ou mystérieuse de divinité, mais pour témoigner de la richesse du monde et de l’homme. Ce qui prime bien sûr, c’est la curiosité pour la diversité – la diversité monstrueuse avant tout –, mais aussi les objets de destinations lointaines de mieux en mieux connues :
« La collection réunie par Kircher au Collège romain incluait des statues antiques, des objets de cultes païens, des amulettes, des idoles chinoises […] des lanternes, des bagues, des sceaux, des fibules, des armilles, des clochettes, des pierres et des fossiles, surtout ceux portant des images produites par la nature, un ensemble d’objet exotiques […], contenant des ceintures brésiliennes d’indigènes, ornées de dents des victimes dévorées, des oiseaux exotiques, un livre du Malabar en feuilles de palmier, des ustensiles turcs, une balance chinoise, des armes barbares, des fruits indiens, une pied de momie égyptienne, des fœtus de quarante jours à sept mois… »
On constate que derrière l’éclectisme lié à l’action même de la curiosité, qui s’empare de tout ce qui est remarquable et encore mal connu, voire de remarquable et merveilleux, se cache une liste qui tend à chosifier tout ce que l’on ramasse : ainsi sceaux, fibules, clochettes sont-ils des objets archéologiques tandis que le pied de momie égyptienne provient vraisemblablement d’un pillage de sépulture tandis que les fœtus, chosifiés, sont à présent considérés comme des objets. Collections de coléoptères ou de minéraux passent ainsi au rang d’objets dans la mesure où ils sont exposés et viennent décorer l’intérieur, y perdre une utilité (scientifique) au profit d’une autre (décorative). (Voir Vertige de la liste.)
Inventeur. – Possède une double signification pour ce qui concerne l’objet ; il s’agit de celui qui découvre un objet nouveau, mais aussi de celui qui redécouvre un objet ancien. La notion centrale est celle de découverte.
Lavier Bertrand. – Travaille sur la notion de ready-made en art mais passe d’un objet à l’autre, parfois en les greffant l’un sur l’autre eu égard à son passé d’horticulteur :
« Je dirais que j’opère des greffes qui se présentent sous différentes formes. Je montre autrement les choses que les gens ne voient même plus. J’essaie de rendre poétique ce qui est familier. C’est aussi simple que cela. »
Cependant il ne s’arrête pas à la reproduction de cette technique :
« Duchamp a considéré qu’on pouvait prendre un objet banal et en faire de l’art, ça a été un véritable big bang. Il a prôné la beauté d’indifférence. Après lui, toute une famille d’artistes ne peint plus de la même manière. Ou plus du tout. Moi, j’ai voulu réintroduire de la chair, du tragique, de l’émotion. C’est le cas, par exemple, avec “Giulietta”, une voiture accidentée exposée telle quelle, avec “Teddy”, un vieil ours en peluche que je présente comme un objet d’art primitif, ou encore avec le grand kayak du XXe siècle restauré comme une pirogue océanienne d’il y a cinq cents ans. »
On notera que la Giuletta (voir le site du musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg) réintroduit en effet nettement de la signification dans le donné. Il s’agit d’une voiture accidentée dans laquelle se trouvait un couple de jeunes mariés qui partait en voyage de noces, heureusement indemne. Le nom renvoie bien entendu à Roméo et Juliette.
Bertrand Lavier crée à partir de chacun de ses appariements des effets de sens qui débordent les objets et en montrent parfois l’infini, comme ces filets sous verre intitulés Tennis and volley-ball qui ne sauraient résumer ces sports mais qui en sont bien le centre vital et l’enjeu de leur indifférenciation. La richesse de son œuvre témoigne de celle du processus ready-made en art.
Les Choses (Georges Perec, 1965). – Dans ce roman au ton désabusé, Perec rend compte de la façon la plus linéaire possible de la vie d’un couple de sociologues-enquêteurs et de leur aspiration permanente à la possession des choses, d’un univers ramené sans cesse à ce que l’on désire et à ce que l’on possède. Le décalage entre ces deux dimensions apparaît assez vite souligné par les énumérations de Perec qui confinent à la liste, manière de souligner l’invasion des objets et l’insatisfaction perpétuelle à laquelle nous sommes condamnés. Le livre s’ouvre sur une première description, celle de l’environnement idéal (entièrement rédigée au conditionnel) :
« Un peu à gauche de la fenêtre et légèrement en biais, une longue table lorraine serait couverte d’un grand buvard rouge. Des sébilles de bois, de longs plumiers, des pots de toutes sortes contiendraient des crayons, des trombones, des agrafes, des cavaliers. Une brique de verre servirait de cendrier. Une boîte ronde, en cuir noir, décorée d’arabesques à l’or fin serait remplie de cigarettes. La lumière viendrait d’une vieille lampe de bureau, malaisément orientable,garnie d’un abat-jour d’opaline verte en forme de visière. De chaque côté de la table, se faisant presque face, il y aurait deux fauteuils de bois et de cuir, à hauts dossiers. »
À ce premier espace, idéal, dans lequel se mélangent matières précieuses traditionnelles et idées de décoration, (dont Perec sent très bien qu’elles vont devenir centrales dans la culture contemporaine) répond un lieu moins bien maîtrisé :
« Leur demeure eût-elle été incontestablement charmante, avec sa fenêtre aux rideaux verts, avec sa longue table de chêne, un peu branlante, achetée aux Puces, qui occupait toute la longueur d’un panneau, au dessous de la très belle reproduction d’un portulan, et qu’une petite écritoire à rideau Second Empire, en acajou incrusté de baguettes de cuivre, dont plusieurs manquaient, séparait en deux plans de travail, pour Sylvie à gauche, pour Jérôme à droite, chacun marqué par un même buvard rouge, une même brique de verre, un même pot à crayons, avec son vieux bocal de verre serti d’étain qui avait été transformé en lampe… »
Cette énumération du chapitre II répond presque trait pour trait à celle du chapitre I. Elle introduit un décalage subtil entre une abondance qui repose sur des phrases relativement courtes, mais qui rebondissent d’élément en élément dans des listes que rien ne vient arrêter, et cette autre, dont chaque élément se trouve précisé par des relatives qui soulignent à l’envi comment tout cela est imbriqué, entortillé… et encore s’agit-il cette fois d’un espace accessible après des aménagements auxquels ils ne peuvent se résoudre. « L’immensité de leurs désirs les paralysaient », conclut l’auteur, sans aménité.
Listes. – La description, la suggestion de l’abondance passent par des listes d’objets, on le voit avec Perec ou Balzac. Perec explore cet univers dans la quasi-totalité de son œuvre avec les contraintes de La Vie mode d’emploi par exemple, liste des objets (style, meubles, bijoux, bibelots, mais aussi en transformant en objet animaux et fleurs). Le livre devient à travers sa planification complète, jusqu’aux événements qui s’y déroulent, le casier qui contient les espèces soigneusement décrites, comme étiquetées.
Loewy Raymond (La laideur se vend mal, « Tel », Gallimard). – Raymond Loewy est sans doute le designer le plus célèbre du XXe siècle dans la mesure où ses réalisations touchent à tous les domaines : automobile bien sûr avec la Studebaker entre autres, mais aussi, plus surprenant, des locomotives qu’il transforme en fusées sur rail, mais encore des créations de packaging comme le paquet de cigarette Lucky Strike (visuels de publicité inclus)… et pour finir la bouteille de Coca cola.
Les questions que se pose Raymond Loewy en 1919, alors qu’il vient d’arriver à New York, préparent l’émergence du design industriel dont il devient l’un des fondateurs. Supportant mal l’agitation new-yorkaise il cherche la raison de son malaise dominant :
« Plus tard, me rendant compte que mon malaise venait peut-être de la forme même, de la couleur, de la sonorité des choses qui m’entouraient, je commençais à les observer avec plus d’acuité et, chaque fois, je ressentais le même choc. Il y avait une tendance générale et bien inutile au massif et au grossier. On ne percevait aucune économie rationnelle des moyens et des matériaux […]. Pourquoi les machines et objets manufacturés étaient-ils si disgracieux ? »
Cette interrogation – partiellement comblée par la remarque qu’il n’y a pas de cours d’esthétique dans les écoles d’ingénieurs – offre une certaine parenté avec les constats de Gilbert Simondon : si nous vivons au milieu des objets, nous nous soucions trop peu de ceux-ci comme ayant une autonomie. Notre manière de les envisager dès le début ne saurait dépasser leur dimension prothétique et la conscience de partager leur environnement ne nous effleure pas. Aujourd’hui, cette carence est en partie réparée pour ce qui est du design.
Matières. – Avant l’avènement des matières synthétiques au XXe siècle, les objets répondent à des techniques spécifiques selon la ou les matières que l’on utilise dans leur composition. Ainsi bois, cuivre, bronze dessinent une échelle des valeurs qui permet des variations dans la réalisation de chacun des objets. Le bois peut-être travaillé dans son épaisseur, dans le fil, de façon rustique ou bien assemblé en minces panneaux associant diverses essences comme dans la marqueterie.
Matériau le plus courant dans une civilisation européenne encore marquée par ses forêts, il est destiné dans un premier temps à tous les usages. Son travail est très sérieusement encadré par la corporation des menuisiers ébénistes, comme au XVIIIe siècle par exemple, lorsque le mobilier destiné à la vente doit recevoir un label « JME » (Jurande des Menuisiers Ébénistes). C’est donc pour l’époque moderne le matériau de l’authenticité par excellence ; il qui apparaît clairement au centre du décor fantasmé dans Les Choses :
« À gauche, une vieille armoire de chêne et deux valets de bois et de cuivre feraient face à un petit fauteuil crapaud tendu d’une soie grise finement rayée et à une coiffeuse. »
La jouissance de l’énoncé des matières rejoint ici celle du vocabulaire technique précis. Ce que Baudrillard développe trois ans plus tard de cette manière :
« Le bois par exemple, si recherché aujourd’hui par nostalgie affective : car il tire sa substance de la terre, il vit, il respire, il “travaille”. Il a sa chaleur latente, il ne fait pas que réfléchir, comme le verre, il brûle par le dedans ; il garde le temps dans ses fibres, c’est le contenant idéal, puisque tout son contenu est quelque chose qu’on veut soustraire au temps. Le bois a son odeur, il vieillit, il a même ses parasites, etc. Bref, ce matériau est un être. Telle est l’image du plein chêne qui vit en chacun de nous, évocatrice de générations successives, de meubles lourds et de maisons de famille. »
Métamorphose. – En littérature, l’objet est support d’effets liés à sa description. Une série d’objets peut se métamorphoser en paysage comme dans ce passage extrait de l’œuvre d’Aragon : Le Paysan de Paris (1926). L’évocation de l’abondance crée une atmosphère, ainsi de ce magasin de cannes (objet le plus souvent parfaitement inutile mais l’un des grands accessoires de la mode masculine au XIXe siècle et au début du XXe) qui se transforme en paysage marin :
« Tout un art de la panoplie dans l’espace est ici développé : les cannes inférieures forment des éventails, les cannes supérieures s’entrecroisant en X penchent vers les regards, par l’effet d’un singulier tropisme, leur floraison de pommeaux : roses d’ivoire têtes de chiens aux yeux lapidaires, demi-obscurité damasquiné du Tolède, niellés de petits feuillages sentimentaux, chats, femmes, becs crochus, matières innombrables du jonc tordu à la tête de rhinocéros en passant par le charme blond des cornalines. »
Le décor précieux est dressé, mais c’est l’éclairage qui l’emporte, et on retrouve bientôt les cannes qui « se balancent comme du varech » :
« Je m’aperçus qu’une forme nageuse se glissait entre les divers étages de la devanture, […] ses cheveux s’étaient défaits et ses doigts s’accrochaient par moments aux cannes. »
L’apparition, un temps tenue pour une sirène, se fait par le lien entre les cannes soudain magnifiées par le poète qui assimile le passage de l’Opéra à l’océan ; le magasin devient la proie de l’hallucination :
« La sirène tourna vers moi un visage effrayé et tendit ses bras dans ma direction. Alors l’étalage fut pris d’une convulsion générale […] la clarté mourut avec le bruit de la mer. »
Le passage qui modifie par son atmosphère la perception de l’auteur est à la base de cette perception surréaliste des choses. Les objets deviennent dans le surréalisme et par ce déplacement de la perception de véritables magasins à idéal.
Objets connectés. – À la lecture du nombre d’articles publiés sur le sujet, il semblerait que les objets connectés, envahissent et animent notre quotidien dans les prochaines années. Mais que doit-on comprendre lorsque l’on parle d’objet connecté ? Une simple ampoule électrique devient-elle un objet connecté dès que l’on ouvre l’interrupteur ? Non, quand elle est simplement utilisée via le réseau électrique, mais elle le devient si l’on peut piloter sa luminosité depuis son smartphone. En effet, on évoque l’aspect « connecté » quand il s’agit d’identifier et de communiquer numériquement avec des objets physiques afin de pouvoir mesurer et/ou échanger des données.
En bref, on utilise des capteurs, un réseau ou des applications pour traiter l’information. Et dès lors que le réseau est Internet, via une adresse IP unique attribuée à l’objet, tout devient possible. C’est pour cela que l’on parle indifféremment d’Internet des objets que d’objet connecté.
Pour illustrer cette réalité, prenons quelques exemples d’objets connectés. Tout d’abord, le bracelet de type coach électronique qui va mesurer le nombre de pas que vous faites, l’énergie dépensée et même la qualité de votre sommeil (cf. l’article “Six mois avec un bracelet électronique”). Le bracelet, rempli de capteurs (goniomètre, accéléromètre), communique via une connexion BlueTooth avec votre PC pour remonter les informations dans le Cloud. Depuis votre smartphone ou un simple navigateur web, vous allez accéder à un tableau de bord détaillé de toutes vos activités jour par jour. Vous verrez immédiatement si vous avez atteint les objectifs fixés et votre courbe de progression.
Autre exemple, une simple étiquette, avec une puce RFID, intégrée dans votre manteau, va communiquer des informations sur votre géolocalisation et permettre de vous identifier lorsque vous rentrerez dans telle enseigne d’une grande marque. Elle saura ainsi si vous êtes déjà client, quels étaient vos achats précédents, les pages web du site de la marque que vous avez consultées, etc.
Dernier exemple, une caméra autonome infrarouge, connectée en WiFi, détecte tous les mouvements dans une pièce, prend des photographies et envoie toutes les informations à une application soit sur votre ordinateur familial, soit sur une application Cloud. Suivant les niveaux d’alerte que vous aurez défini, vous recevrez une alerte par SMS ou les photographies de “l’intrus” sur votre mail.
Certains objets connectés, plus évolués, sont dotés d’une intelligence propre qui leur permet de s’auto-organiser selon les événements et les environnements. C’est le cas avec des systèmes de supervision du domicile qui alertent sur les changements effectués (par exemple, modulation du chauffage en fonction de l’ensoleillement et de la température, fermeture des stores et condamnation des portes à distance depuis un simple appel téléphonique).
Si l’on reprend notre définition autour du triptyque capteur / réseau / traitement de l’information, les objets connectés existent depuis longtemps déjà dans l’industrie, que ce soit dans l’aéronautique, l’automobile, l’énergie ou les transports. Plus récemment, ils ont fait leur apparition avec la domotique dans nos intérieurs, en pilotant notre confort (chauffage, éclairage) ou en veillant sur nos biens (détection, alarme, caméra). Mais ce qui fait l’engouement autour des objets connectés pour le grand public est étroitement lié à l’avènement d’Internet et la banalisation de l’usage du smartphone. Cette facilité d’accès à l’objet en lui-même explique à elle seule les projections faites sur le nombre d’objets connectés à terme (on parle de plus de 30 milliards d’objets à l’horizon 2020), et bien évidemment les marchés de masse associés.
Si les premiers objets connectés grand public tenaient plus du gadget, les produits d’aujourd’hui traduisent bien la réponse à nos nouveaux besoins et sont concentrés sur cinq types d’usage autour de la santé, la sécurité, la vie quotidienne, la mobilité et le sport.
Le récent buzz médiatique autour du rachat du thermostat intelligent Nest par le géant américain Google ou la sortie tant attendue de la montre Apple, avec son analyse intégrée des données physiques corporelles et de santé, soulignent bien l’engouement pour ce marché. Mais il est vrai que ces technologies sont pour la plupart émergentes et que nous sommes encore dans une phase de découverte des services possibles où les primo acquéreurs testent et valident les futurs usages. D’ailleurs, notre smartphone, que nous considérons comme un produit mature, a suivi la même courbe d’apprentissage avant de s’imposer à tous.
Qu’ils soient présents dans notre quotidien, fixés à notre poignet ou intégrés dans nos vêtements (et à terme dans notre corps), ces objets connectés qui veilleront sur nous et notre bien-être collecteront une somme de données sur notre vie. On parle à cet égard du concept de quantified-self, c’est-à-dire des informations que nous donnons sur nous, dès que l’on évoque les utilisations possibles autour de la santé ou de la mobilité.
Si les objets connectés offrent des perspectives et des solutions face au vieillissement de nos populations et notre désir sociétal de bien-être et de santé (contrôle rythme cardiaque, mesure des efforts réalisés, prévention d’accident, géolocalisation des personnes dépendantes), se posent aussi des questions de sécurité et d’éthique.
Très clairement, quel sera le degré de confidentialité sur nos données de santé, surtout si elles sont récupérées de manière automatiques ? Quoi qu’il en soit, les objets connectés vont envahir votre quotidien. Et attendez-vous à voir les objets futuristes des films d’anticipation de ces dernières années devenir les produits de grande consommation de demain. Allez voir le robot familial JIBO, joyeux mélange de Wall-E de Disney et I-Robot. Équipé de deux caméras haute résolution, il détecte et reconnaît les visages des membres de la famille et adapte son comportement en fonction de son interlocuteur.
Philippe Mathieu, executive consultant au cabinet PM&CO (http//pmcocab.fr).
Objet culte. – Le terme culte apposé sur tout ce qui relève de la création tant soit peu distinguée par le public contemporain en viendrait presque à masquer l’importance de certaines réalisations. L’encyclopédie du design, 999 objets cultes, par Phaïdon (réédition en 2008 avec Le Monde) contient beaucoup de chaises et de tables, de lampes, mais son tout premier volume consacré aux objets d’avant 1900 suffit à saisir l’étendue créatrice et la variété des choses qui nous entourent, auxquelles ont été appliqué un design spécifique et dont l’acquisition ne passe pas forcément par les catalogues et les boutiques branchées.
De plus il souligne leur exceptionnelle longévité attachée à leur ergonomie spécifique. Ainsi le banc de jardin anglais, le carnet moleskine, les baguettes japonaises sécables Waribashi, mais encore le moulin à poivre Peugeot, le sifflet à roulette Acme, le tire-bouchon de limonadier, la bouteille de ketchup Heinz ou l’indépassable Opinel, voire la boîte de sardine à clef, la paille à boire, le fauteuil transat…et la pince à linge sont-ils tous des objets du XIXe siècle, qui, précisons-le, existent toujours sous leur forme première.
À noter que le plus ancien de tous, les ciseaux de ménage Zhang Xiaoquan (1663), a assuré la pérennité de l’entreprise chinoise depuis ses débuts.
Objet de culte, objets de vertu. – À ne pas confondre dans le registre des arts décoratifs. L’objet de culte peut être assimilé à un objet rituel quelle que soit la culture. Si, par exemple, calices et ciboires doivent conserver une fonction lisible pour tous, et notamment pour le public qui assiste à leur production en cérémonie, ils évoluent au gré des époques et connaissent au XIXe siècle le renouveau gothique à l’instar de l’architecture religieuse. Au XXe siècle il n’est pas rare de faire appel à des créateurs pour en assurer le renouvellement.
Les objets de vertu sont pour leur part de petits objets précieux, tabatières, poudriers, petits étuis à cigares, réalisés en or, en argent, tous matériaux rares et précieux. Les réalisations peuvent être purement décoratives, comme les créations de Pierre-Karl Fabergé, la plus connue de toutes restant son œuf, joaillerie à surprise qui pouvait contenir un autre pièce d’orfèvrerie.
Objet déterminé. – Un très grand nombre d’objets se trouvent déterminés par l’adjectif (épithète) qui les accompagne, tel l’objet à fonctionnement symbolique (Breton), objet invisible (Giacometti), objets mathématiques de Man Ray, “objet a ” (Lacan) ; objet perturbé. Mais certaines dénominations proviennent du vocabulaire des arts décoratifs.
Objet indestructible. – Ce métronome qui porte la photographie d’un œil, celui de Lee Miller, compagne de Man Ray et photographe, portait d’abord comme titre Objet de destruction, puis, exposé en 1933 sous le titre d’Œil-métronome, il deviendra Lost Object mal orthographié dans le catalogue Last object. Détruit par un groupuscule d’activistes, il prend son titre définitif lors d’autres expositions. On voit par là que l’objet, dés qu’il échappe aux conventions de l’industrie pour se faire objet artistique, c’est-à-dire objet sans fonction évidente dans la société, devient plus difficile à cerner sur le plan de sa dénomination.
Objet invisible. – L’Objet invisible est une sculpture d’Alberto Giacometti qui représente une figure féminine debout et à la fois calée sur un support qui peut être un trône et dont les mains définissent par leur posture le volume d’un objet qui demeure absent. La négation de l’objet que propose cette représentation – on ne le « voit » qu’en creux – souligne le paradoxe du titre. Il y a sans doute un objet mais on ne peut le voir dans la mesure où les mains ne font qu’esquisser un volume sans qu’il soit permis au spectateur d’en déduire un objet précis.
Objets trouvés. – Les objets perdus dépendent en réalité du service des objets trouvés et, contrairement à ce que l’on peut penser, le possesseur d’un objet peut le réclamer pendant trois ans à celui qui le découvre. C’est le préfet Lépine à qui l’on doit déjà le concours éponyme des objets innovants qui a créé ce service le 13 octobre 1893.
Les chiffres donnés par Wikipédia font état de 600 à 700 objets perdus par jour pour 150 restitués. Deux autres chiffres marquants : 733 ordinateurs portables perdus à l’aéroport Charles-de-Gaulle par semaine, 1 milliard d’euros, soit 1000 tonnes de fournitures scolaires, égarées par les enfants en une seule année. Suivant sa valeur la durée de conservation de l’objet varie et il est détruit si personne ne le réclame.
Objet en sciences humaines : l’objet immatériel
On parle d’objet dans les sciences humaines et sociales, d’objet de recherche, d’étude. Les sciences humaines et sociales étudient donc des objets. Mais qui ou quoi est un objet dans des sciences qui cherchent à comprendre les êtres humains, leurs faits et gestes, leur organisation sociale ? Pourquoi et dans quel but admet-on d’emblée cette position selon laquelle l’être humain, son organisation sociale, peuvent être étudiés comme des objets, c’est-à-dire être décrits, mesurés, catégorisés, mis à nu, découpés en petits morceaux pour faciliter l’observation, l’examen et le relevé des mesures, la comparaison avec d’autres mesures, le diagnostic, la prévision, la prévention, la cure ?
Tout d’abord parce ce que c’est possible. Vous pouvez facilement faire l’expérience de vous installer à une terrasse de café et muni d’un petit calepin, relever les caractéristiques des usagers du bar et le temps de pause qu’ils s’octroient à cet endroit. Vous constaterez très vite que vous êtes capable de ranger les individus en catégories distinctives et qu’inévitablement vous en tirerez vite des conclusions. Ne vous emballez pas ; ce n’est pas parce ce que vous avez effectué un relevé de caractéristiques même finement observées que votre objet de recherche est construit. Il faudra un peu plus de travail. Mais c’est un bon début.
Ensuite parce que comment faire autrement ? L’objet dans les sciences humaines et sociales est immatériel même s’il repose sur des faits concrets, or, pour tenter de comprendre une attitude, un comportement, un phénomène, une tendance, un désordre psychique, reconnaissons qu’il faut pouvoir le regarder pour commencer. Et c’est ici que commence l’intérêt de la notion d’objet. Elle permet de fixer dans une position stable et tout du moins perceptible, l’image de l’objet, comme dans le viseur d’un appareil photo. Il faut être vigilant car chacun sait que la vision que procure une photo n’est jamais complète ; on ne voit qu’un aspect, on ignore souvent l’arrière-plan et même parfois on n’a pas la couleur. Il faut bien faire attention à ce que l’on projette de ses propres expériences en regardant l’objet et savoir qu’on est partie prenante de ce que l’on va décrire et analyser (lisez Devereux).
Alors, on peut dire que le fait psychologique et le fait social sont observables si l’on procède avec rigueur. On pourra discourir sur ces réalités psychologiques, sociales, on pourra les connaître scientifiquement et par conséquent les conduire au statut d’objet.
Mais pourquoi n’évoque-t-on pas le sujet d’étude ou de recherche plutôt que l’objet ? Tout ce qui se dit ou s’écrit dans les sciences humaines et sociales est le produit d’observations menées sur des hommes et des femmes. La notion de sujet ne serait-elle pas plus profitable à la connaissance des phénomènes étudiés ? Est-ce la seule préoccupation scientifique qui conduit à se retrancher derrière la notion d’objet ? La psychanalyse elle-même s’appuie sur la notion de relation d’objet, d’objet du désir etc.
Pourrait-il y avoir un sujet du désir (Lacan en parle ainsi d’ailleurs), les phénomènes sociaux pourraient-ils être observés comme le produit de sujets agissants ? Sans doute, mais l’intérêt de la notion d’objet est qu’elle contient en elle-même la notion de sujet, ou de subjectivité ou même d’appareil psychique. Car l’objet n’existe pas seul. Il n’est identifiable que parce que le sujet est en interaction avec lui. De cette manière, il renseigne sur le sujet et c’est là peut-être sa plus grande qualité.
Le psychiatre et psychanalyste Jean Oury évoque la question de l’objet (« Le mot objet, d’où vient ce mot?… ») ; sa vision est si explicite qu’elle permet d’y voir plus clair dans la question de cet objet immatériel :
« L’objet, c’est d’abord ce qu’on rencontre. On est bien tranquille dans une nébuleuse narcissique… et on rencontre — par hasard, comme toujours — quelque chose qu’on va appeler un “objet”. C’est un “événement”. L’objet des sciences dites objectives qui posent l’objet en face, toujours en face; mais en face de quoi? […] L’objet s’oppose alors au “sujet”. »
Objet transitionnel. – La permanence de l’objet et l’objet « a » (prononcer petit a), exemples de l’objet en sciences humaines.
Même si l’objet en sciences humaines et sociales est immatériel, particulièrement en psychologie, il s’incarne, ses propriétés sont portées, et donc visibles, par de véritables objets, qu’ils soient inanimés ou vivants.
Winnicott est particulièrement connu grâce à la notion d’objet transitionnel. Cet objet, que l’on associe d’habitude au doudou ou à l’ours en peluche, est la première possession du bébé, qui lui donne un nom, puis s’arroge des droits sur lui : il le câline, l’aime, le mutile. « Ce n’est pas l’objet qui est transitionnel », précise Winnicott, « l’objet représente la transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec sa mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparé » (Jeu et réalité, p. 26). Dans la suite du développement de l’enfant, l’objet transitionnel laissera donc la place à de véritables objets, à un espace transitionnel qui renvoie, pour Winnicott, au domaine de la culture et de l’imagination.
Voilà un objet très concret dont on mesure l’importance qu’il a pour l’enfant aux cris que celui-ci pousse quand il est perdu. Mais c’est sa relation à l’objet qui compte, ce qu’il y investit, les bénéfices qu’il en tire. On voit parfois dans les mains d’enfants un peu plus grands des objets transitionnels (doudous déformés, détruits par l’usure, auxquels il manque des bouts, de couleur et de forme souvent indéfinissables) qui continuent de les accompagner partout où la mère, et symboliquement le père, l’y autorise (il y a toujours des lieux qui sont interdits). On perçoit encore mieux à ce moment-là, le phénomène de substitution que l’objet transitionnel représente ; quand le doudou parle par la voix de l’enfant, on comprend que des scènes lui manquent, il répète, il joue souvent les mêmes, on repère les faits qui sont source d’angoisse, et la réparation qui tente de s’opérer par ce prolongement fabriqué à ce dessein qu’est l’espace transitionnel.
Une autre idée de la notion d’objet se trouve dans les théories de Piaget. La notion d’objet constitue un concept de base qui n’est pas inné chez l’enfant mais se développe lentement avec l’expérience, son acquisition se déroulant de la naissance à la fin de la période sensorimotrice, vers 18-24 mois. Lorsqu’un objet disparait, la maman par exemple, l’enfant pense qu’il n’existe plus. Un tel comportement suggère que les enfants n’ont pas acquis le concept de permanence de l’objet. Là encore cela représente une très grande source d’angoisse pour le bébé qui doit apprendre à considérer qu’un objet peut exister sans qu’on le voie. C’est difficile, mais cela s’apprend.
Un peu plus tard, le jeu du “Coucou/Caché” est un format qui aide l’enfant, grâce à la répétition du scénario (je me cache derrière le canapé/l’enfant se fige/je réapparais aussitôt en me manifestant joyeusement/ l’enfant éclate de rire : je peux donc être là et n’être pas là en même temps), à considérer que tout n’est pas perdu pour lui si sa maman n’est plus directement sous son regard.
On voit comme la notion d’objet est centrale dans le développement de l’être humain. La connaissance de l’objet, sa reconnaissance, son désir, sa perte, sa substitution par d’autres objets ; cela représente donc une quête qui va durer. Est-elle perdue d’avance ? Lacan pourrait bien considérer que oui.
Dans une conférence, Jean Oury discute ce que la notion d’objet soulève comme question pour la psychanalyse. Voilà ce qu’il dit :
“Pour Lacan, l’objet de la pulsion, c’est l’objet du désir. Il n’y a qu’un seul objet, matriciel; il l’appelle objet «a». Il y a une loi générale de l’objet, mais cet objet va pouvoir se singulariser. La loi […] c’est que l’objet du désir est en corrélation avec le manque […].
Il faut reprendre le problème à partir du “défaut fondamental”. Ce défaut fondamental, en première approximation, c’est que le sujet, l’être du sujet, quand il vient au monde, est dans un état d’incapacité, du fait qu’il n’est pas fini. Freud insistait beaucoup sur cette dimension, il y voyait même l’“origine de la morale”: cette sorte d’infirmité fondamentale fait que le nourrisson est dépendant de ce qui l’entoure, il s’agit même d’une “dépendance vitale”. Mais qu’est-ce qui l’entoure? C’est “quelque chose” qui n’est pas neutre, et dont on pourrait dire, d’une façon un peu fantaisiste: il y a de l’être désirant… mais dont lui, l’enfant, n’est pas forcement la cible ou l’objet. Tout le travail du nourrisson va donc être d’essayer de s’articuler du mieux possible, dans un équilibre cependant toujours boiteux, avec l’être désirant, parce que, sinon, il est condamné à mort […].
Dans la société, il y a une surcharge écrasante d’objets de consommation, c’est-à-dire «d’objets» de demande, qui étouffe complètement la problématique du désir et de son objet […], mais pour mieux mettre en relief ce dont il s’agit, il faudrait parler de la jouissance. Et en particulier à propos de ce qu’on évoquait sur la société de consommation: de la jouissance de l’objet, du droit à la jouissance de l’objet, qui devient parfois un devoir. C’est frappant, dans certaines publicités: “Le disque que vous devez absolument avoir !” ou : “Si vous n’achetez pas la lessive Machin, c’est que vous ne voulez pas que votre mari ait des chemises propres… Si vous n’achetez pas les couches Truc, vous êtes une mère qui ne mérite pas de l’être parce que vous ne voulez pas que votre bébé ait les fesses au sec”… On vous indique quel objet vous devez vouloir… Tout ceci sert à masquer le désir. Et c’est apparemment bien plus confortable!
[…] Le sujet croit souvent savoir quel est l’objet de son désir. Or, il y a là un leurre. Ce que la psychanalyse met en relief, c’est que, ce qui a pu causer son désir est perdu et que tous les objets, que désormais il se propose, fonctionnent seulement comme des objets de substitution. »
L’objet « a » est l’objet immatériel par excellence. Il est même plus avancé que l’immatérialité ; il précède, il est inépuisable, il est inatteignable, on pourrait dire qu’il est une chose mais on ne peut pas vraiment la décrire ni s’en séparer ni le parler et pourtant il nous manque et nous ne le trouverons jamais. C’est sans doute sa fonction. La voix et le regard sont considérés par Lacan comme des objets « a ». Lors d’une conférence au Brésil, Marie-Hélène Brousse expose comment Lacan fait de ces deux objets une articulation essentielle du psychisme.
« Le regard vient au début parce que justement il annule la séparation de l’objet a parfaitement bien. Et c’est le point zéro de la distance entre mon manque et l’Autre. Tandis que la voix c’est, au contraire, le point d’infini, d’infinitude, qui accroît la distance entre mon manque et l’Autre et qui s’interprète par la culpabilité. […] Grosso modo, ce que Lacan appelle l’objet a, les objets a, c’est nos modes de jouissance. Et ça s’appuie sur une perte. »
Ces deux derniers exemples poussent au bout la réflexion sur la notion d’objet. Il est difficile d’aller plus loin dans l‘abstraction. Quoique l’infiniment petit recèle toujours de nouvelles découvertes ; l’infiniment psychologique le peut sans doute aussi.
Oldenburg (Claes). – Claes Oldenburg défend la place centrale de l’objet dans sa sculpture depuis les années 1950. En proposant de changer l’échelle d’objets usuels (crayon, lampe torche, pioche, vèlo, etc.) et de les intégrer au paysage urbain, il offre une réflexion sur l’écart entre le réel et sa représentation. Bien que certaines de ses œuvres semblent irréalisables – substitution d’une caisse enregistreuse à la colonne de Nelson pour Picadilly Circus ou création d’un barrage sous forme de lampe torche aux États-Unis, il a cependant réussi à produire un certain nombre de ses projets.
En France, à la Cité des sciences par exemple, quelques parties émergentes d’un vélo géant affleurent ainsi à la surface.
Photo documentaire. – La photo documentaire qui connaît son époque de gloire dans la première moitié du XXe siècle ne se résume pas à l’enregistrement des objets du quotidien ; on y découvre aussi portraits et paysages systématiques. Mais elle transforme notre rapport à l’objet et à l’objet artistique de deux manières au moins.
D’abord avec des réalisations comme celles d’Eugène Atget par exemple (voir l’exposition virtuelle de la BNF), on comprend qu’elles aient conduit à l’éclosion du goût surréaliste pour les objets, pour les vitrines considérées comme des œuvres d’art. Les surréalistes s’emparent de l’objet quotidien dans sa répétition, dans les manières modernes de le mettre en scène pour le considérer sans transformation comme une manifestation de la surréalité.
August Sanders et Wlaker Evans contribuent à tout transformer en objet photographique et le succès contemporain des Becher, photographes allemands qui réalisent des séries de clichés de châteaux d’eau ou de maisons à colombage contribuent à faire de ces tirages des objets artistiques. On ne peut pas posséder de château d’eau mais si on est fasciné par la forme de cette construction, elle devient objet artistique. Le tirage photographique est devenu lui-même un objet.
Picasso. – Parmi les artistes qui jouent avec des objets, Picasso se révèle comme toujours créatif, génial et simple à la fois. Il sait saisir le détournement possible en très peu d’opérations, comme avec sa tête de taureau qui offre à la fois une nouvelle représentation d’un de ses thèmes majeurs, la tauromachie, en y associant selle et guidon de vélo, une autre épreuve d’endurance et de bravoure dans le monde des sports du début du siècle.
Il offre d’un autre côté des réalisations sculptées qui représentent des objets du quotidien, stylisés par la sculpture, comme le verre et la cuillère destinés à prendre l’absinthe. Ces deux modes, objet directement artistique avec ou sans détournement et son pendant de représentation, constituent les deux sources majeure de l’objet sculpté au XXe siècle.
Poupée. – La poupée présente une approche de l’objet multiple et complexe. Elle offre une représentation de l’être humain, petite fille ou femme de la façon la plus réaliste possible. Ces femmes objet, au sens propre, qui portent par exemple les costumes régionaux de plusieurs provinces ont été détournées au XXe siècle par beaucoup d’artistes, parmi lesquels Hans Bellmer qui réalise des collages inquiétants jouant sur le démembrement des corps et l’idée que l’objet humain, dès qu’il cesse de ressembler à l’humain pour se limiter à son être d’objet, est malléable à merci.
Plus récemment les frères Chapmann ont exposé des collages de corps et d’objets érotiques qui atteignent vite les limites de ce qui est représentable. La majorité des artistes qui présentent des poupées ou des représentations plastiques du type jouet dans des corps va vers la confrontation au regard du spectateur.
Puzzle. – À l’instar du cube alphabet, cet objet d’abord éducatif car destiné aux petits anglais qui doivent reconstituer dès 1766 la carte du monde grâce à ses pièces de bois devient petit à petit un objet de loisir sans qu’on puisse néanmoins le faire complètement entrer dans la catégorie des jouets. Il accèderont au statut de passe-temps lorsque les adultes s’y adonneront. C’est le jigsaw puzzle, casse-tête découpé qui lui confère ce statut.
Question(s) design (Flammarion, 2010). – Cet ouvrage de Christine Colin regroupe en deux sections (Portfolios, Design&) les créations du design depuis ses débuts, suivant la même série de questions qui ? quoi ? où ? quand ? comment ? combien ? La première section, Portfolio, fonctionne un peu à la manière d’une encyclopédie visuelle dans laquelle les problèmes abordés le sont par le biais des images, révélant parfois quelques surprises par rapport à notre perception immédiate.
Par exemple la double page Comment fabriquer ? est traitée en quelques photographies de machines qui renvoient à notre perspicacité via les légendes. Par ailleurs, Combien ? propose également Combien de couleurs ? Combien d’ornements ? Combien de performances techniques ou artistiques ? etc. On sera surpris avec Où l’objet est-il conçu et fabriqué ? qui déjoue toute attente sur le plan des identifications nationales.
Les objets n’appartiennent ainsi plus à un folklore mais affichent une créativité internationale. Un entretien entre l’auteur et le designer allemand Constantin Grcic, permet de faire le point sur les questions essentielles de la création du design à l’occasion de l’exposition Design en stock (2004/2005) au Centre national des arts plastiques : par exemple le terme « esthétique industrielle », enregistré en 1951 dans le dictionnaire, et le passage des designers aux créateurs dans les années 1980. La partie Design& renvoie aux articles essentiels de l’auteur classés suivant le principe des questions précédemment évoquées.
Ready-made. – Cet objet est censé, depuis Marcel Duchamp, incarner l’objet surréaliste par essence et par excellence. Extrait de la réalité à laquelle il appartient par sa fonctionnalité (urinoir, porte-bouteille), c’est sa forme, son design (alors même que cette notion est en train de naître) qui le distinguent et permettent de le faire accéder à la classe des objets artistiques.
S’il ne nécessite aucun autre travail que celui d’être distingué parmi la masse des objets industriels qui envahissent la société début de siècle, on notera que c’est la trivialité qui en est la marque. L’objet fonctionnel dégagé de son contexte d’utilisation acquiert une autonomie muséale. En réalité, nous apprend le Dictionnaire de l’objet surréaliste, Duchamp rédigeait une phrase complète et ne se contentait pas de signer l’œuvre.
Robbe-Grillet (Alain). – Si utiliser les objets, faire des listes, est une marque de la littérature moderne, Robbe-Grillet est celui qui s’engage dans la direction du récit objectal ; son roman La Jalousie, dont le titre entretient l’ambiguïté (un sentiment/un objet), en même temps qu’il fournit l’argument du récit, le regard, ce qu’il peut saisir en se faisant voyeur, propose des séquences descriptives telles celle de la p76 qui débute par une évocation de ladite jalousie puis d’une photographie :
« Deux fenêtres au midi, dont l’une, celle de droite, la plus proche du couloir – permet d’observer, par les fentes obliques entre les lames de bois, un découpage en raies lumineuses parallèles de la table et des fauteuils sur la terrasse. / Sur le coin du bureau se dresse un petit cadre incrusté de nacre, contenant une photographie prise par un opérateur ambulant lors des premières vacances en Europe, après le séjour africain. / Devant la façade d’un grand café au décor modern-style, A… est assise sur une chaise compliquée, métallique, dont les accoudoirs et le dossier, aux spirales en accolades, semblent moins confortables que spectaculaires. Mais A…, dans sa façon de se tenir sur ce siège, montre selon son habitude beaucoup de naturel, évidemment sans la moindre mollesse. »
Le personnage ramené à une initiale devient lui-même comme une forme dans cet espace qui n’est pas celui de la pure description mais bien plutôt celui de l’évocation. La première vue, à travers la jalousie, laisse penser que l’exploration du décor qui suit s’effectue en catimini et que le personnage attache une importance particulière à la femme. On en vient ensuite au cadre, orné, qui se distingue doublement, comme décoration et parce qu’il contient une photo de l’être désiré. On notera enfin l’identification du style mobilier ainsi que la rencontre de la chaise compliquée, métallique et du corps de la femme comme une ergonomie du désir de l’observateur.
Sculpture. – L’objet a envahi la sculpture à partir du XXe siècle, même s’il entretient avec elle un rapport nettement antérieur. Pour en simplifier l’approche, disons que jusqu’à cette époque il est support de l’art mais qu’il est intégré, comme transcendé dans sa fonctionnalité, à partir du XXe siècle. L’objet devient d’abord matière. La grande (et nouvelle) variété des matériaux utilisés dans la sculpture contemporaine, et notamment le plastique et le fer sous leurs formes industrielles encouragent les artistes à intégrer directement l’objet à leurs créations.
C’est ainsi qu’on verra apparaître des œuvres qui se servent de l’objet comme matière première : propres à frapper l’imagination, les compressions que César (César Baldaccini 1911-1998) réalise à partir d’automobiles colorées ramenées à la forme de simple cubes en sont l’exemple le plus connu, mais on peut également parler des accumulations réalisées par Arman à partir d’objets que l’on a l’habitude de ne côtoyer qu’au singulier comme le violon ou le piano.
Par ailleurs la pente qu’il suit et qui consiste à briser des instruments de musiques comme le piano ou la contrebasse révèlent que derrière l’instrument et son utilité artistique existe un objet (c’est frappant pour le piano démantibulé en une série d’objets différents, la touche, la corde, le pied, etc.) qui demeure plastique, que l’on peut transformer à sa guise.
Bertrand Lavier propose pour sa part une œuvre constante de transformation des objets ; en recueillant une voiture accidentée, une Alfa Roméo de type Giuletta qui était celle de jeunes mariés, il joue sur le nom de Juliette et sur la notion de ready-made – une voiture n’étant pas faite pour l’immobilité de la sculpture ni pour l’accident qui la marque.
Une seconde utilisation se détache néanmoins avec l’objet comme thème de la sculpture, c’est le cas notamment avec Claes Oldenburg et ses objets géants. Avant de se restreindre au changement d’échelle, il a d’abord proposé nombre d’objets mous voire d’hybrides gonflables comme ce tank dont le canon est en fait un bâton de rouge à lèvres.
Vertige de la liste (Umberto Eco, Flammarion 2009). – Couplé à une exposition au musée du Louvres, ce livre explore le phénomène de la liste et notamment de la liste d’objets. Sa très grande richesse iconographique ainsi que le travail d’Eco pour classifier, répertorier et exploiter les listes en font un ouvrage central à consulter sur cette question.
On y retrouve des textes de Rabelais, Perec, Borges, qui, s’ils ne sont pas toujours consacrés au seul objet, ouvrent des perspectives par les séries qu’ils proposent. Le retournement final (« Listes de vertiges “) et la question des échanges entre liste pratique et liste poétique permet de saisir les ponts qui existent entre écrit et objet, comment le premier s’élabore et, au-delà de la seule représentation, induit une rêverie sur le second.
Frédéric Palierne
.
.
Séance d’introduction sur l’objet
.
.
Séance d’une heure ou deux heures en groupe ou en classe entière
On demande à chacun des élèves/étudiants d’inscrire sur une feuille une liste de sept objets. Les listes sont ensuite relevées, un étudiant les lit et un autre ou le professeur les écrit au tableau. Un peu sur le mode des élections de délégués, un même mot est pointé avec toutes les voix qui se sont portées sur lui. On n’est pas obligé de lire toutes les listes dans la mesure où les mots vont se répéter assez rapidement à partir des dix premières. On pourra néanmoins les garder pour une rapide évaluation à la fin de la séance.
La liste commune des objets ainsi relevés peut introduire à quelques-unes des problématiques et quelques-unes des connaissances liées aux objets : il est par exemple probable – expérience menée sur trois groupes différents (105 étudiants) – que les mots suivants se trouvent assez fréquemment cités : chaise, lunettes, crayon, trousse, table, porte, tableau, etc.
Il s’agit bien entendu de l’environnement scolaire et l’on pourra commencer par faire remarquer que ces objets sont ceux qui nous entourent à la fois pour notre cadre mais aussi pour notre activité. On fera remarquer ensuite que tous ces objets ne sont pas équivalents et on pourra introduire à quelques idées. On effectuera alors des regroupements entre les objets suivant les angles qui sont intéressants.
.
Les objets scolaires
Par exemple ce premier regroupement des objets scolaires peut s’entendre comme mobilier sauf évidemment le mot « trousse » qui lui va appartenir un ensemble fournitures ( trousse, crayons, règle, etc.).
Chaise, table peuvent faire partie évidemment du vocabulaire du mobilier scolaire. On notera que le mobilier est une classe d’objets qui pose problème : à partir de quand un objet devient-il un meuble ? Ou reste-t-il un objet pour moi dans la perception que j’en ai ? Un débat peut s’instaurer autour des notions de taille et de mobilité, discriminantes, mais dont les contours sont en réalité assez flous. La chaise est très riche car essentielle du point de vue de sa fonctionnalité et en même temps liée au design et à la décoration : toutes les chaises ne sont pas occupées en permanence (il faudra regarder une classe vide en fin de séance pour voir à quoi cela ressemble sans les humains).
C’est aussi du mobilier décoratif au même titre que la lampe (autre mot souvent cité) et qui peut servir de support à toute expérience de design (et souvent même de la formation au design (dessinez une chaise, une lampe). Pour le design, on montrera une chaise et, avec un peu de chance, si on en a une d’un autre type dans l’établissement, on montrera, par exemple, que la chaise a évolué sur le plan de l’ergonomie depuis la chaise de Jean Prouvé (documentation visuelle Internet) jusqu’aux chaises contemporaines qui supposent des techniques de production différentes mais aussi une étude particulière du confort de son utilisateur. On fera ainsi appel à la notion d’ergonomie.
Du projet à l’objet
On pourra expliquer également, à partir de la question « Comment cette chaise est-elle arrivée ici ? », des notions telles que l’appel d’offres en expliquant que la chaise a été d’abord un projet, puis qu’elle a été fabriquée. On rappellera ensuite que les classes d’aujourd’hui sont de couleurs plus variées – tout dépend de l’environnement dans lequel on évolue bien entendu. On expliquera aussi que cette chaise est en contact avec le corps tandis que la trousse fait partie de l’environnement scolaire mais appartient en propre à l’élève, se trouvant souvent du même coup personnifiée (« customisée », comme le dit un étudiant de BTS informatique) et on pourra démontrer qu’il y a très peu d’élèves qui possèdent la même, voire aucun dans le même groupe ; la plupart du temps ils écrivent dessus pour se les approprier.
Plus troublant, on expliquera donc que l’élève finalement le plus en dehors des critères n’est pas celui qui détourne l’objet mais peut-être celui qui s’en passe ; « avoir ses affaires » c’est être conformiste, entre guillemets bien entendu.
.
Objets technologiques
La règle permet d’expliquer que des objets trouvent leur utilité dans l’interaction, avec le crayon (pour tracer un trait), avec une feuille (pour la mesurer). Avec des objets plus complexes, comme l’ordinateur ou le téléphone, on expliquera qu’il s’agit d’objets technologiques utilisant une technique plus importante que leur design, ce dernier n’étant finalement pas très important. Ce qui en fait un objet à part entière selon Simondon ou Baudrillard c’est en fait la technologie utilisée à l’intérieur : si cette technologie est la même dans un téléphone est dans un ordinateur, ce qui commence à être un peu le cas, les deux sont très voisins.
Par ailleurs, avec l’ordinateur on peut parler d’objet composite : une unité centrale, un écran, un clavier. Or ce dernier était présent bien avant sur les machines à écrire et même est en relation dans sa conception avec l’idée assez lointaine du tampon qui porte une lettre ou un idéogramme comme dans l’imprimerie chinoise (VIIIe siècle).
Objets domestiques
On parlera ensuite d’objets domestiques, les ustensiles assiettes, couteaux, dont on précisera l’évolution historique en rappelant leur rôle dans les mariages, dots, trousseaux puis listes, ainsi que dans la décoration (assiettes des crédences). Cela renvoie inévitablement à un souvenir pour l’étudiant.
On expliquera également que la brosse à dents, un objet personnel – « personne ne prête sa brosse à dents » selon le bon sens populaire – a servi de support à Philippe Starck pour développer son design populaire, scellant la prise de pouvoir des créateurs par rapport au marques (quatre occurrences sur un groupe).
Toutes ces considérations pour renvoyer aux entrées du catalogue des notions et des textes, par exemple à l’ouvrage résumé d’Anne Bonny qui contient les grandes époques de la création industrielle et du design.
.
Valeur des objets
On en profitera pour donner aux élèves quelques notions de la valeur des objets : par exemple entre IKEA, Conforama, Fly, quel que soit le grand magasin qui se trouve situé dans la zone de la vie urbaine qu’ils ont l’habitude de visiter, et des créations beaucoup plus rares comme les fauteuils Ettore Sottsas, Wassily, les tapis Jan Kath, les lampes du Bauhaus, etc. On posera également la question du recyclage ; d’où vient le bois utilisé pour fabriquer le mobilier, est-ce d’ailleurs du bois ? Où partent les surplus de matériel scolaire ?
Cette séance permet donc de créer des catégories au sein de la question qui se révèle vaste, et de montrer aussi qu’il existe plusieurs catégorisations possibles : si un objet appartient à une classe qui l’identifie, il peut développer une particularité qui le place dans ou hors d’une autre catégorie. On pourra rappeler que le vêtement a servi d’objet de gage une grande partie du XIXe siècle, que l’on exposait la vaisselle, que le détournement ou le contre-emploi des objets est devenu une tendance de la décoration.
Frédéric Palierne
.
• “Cette part de rêve que chacun porte en soi” : entretien avec Pierre Pachet, par Frédéric Palierne.
• De nouveaux outils pour les lycées professionnels et les sections de BTS avec les éditions Globe.
.