Entre option et spécialité : enseigner les Littératures, langues et cultures de l’Antiquité après la réforme du lycée
C’est un fait : il est toujours aussi nécessaire de se battre pour exister comme discipline, pour élaborer des combinaisons ingénieuses afin que vivent encore, aujourd’hui, les Littératures, langues et cultures de l’Antiquité.
La réforme de la rentrée 2019 au lycée n’a pas changé la donne : chaque demande pour obtenir des heures d’enseignement doit être dûment argumentée, soupesée, envisagée au sein une DHG toujours plus rigoureuse, avec la conscience que chaque matière a été amputée une fois de plus de moyens.
C’est un fait. Et les professeurs de LLCA sont des familiers de ces stratégies. Ils sont devenus des spécialistes de ces régimes toujours plus austères. Cependant, cette année encore, des élèves ont choisi de poursuivre l’option LCA, en latin, et en grec dans certains établissements ; certains même, encore pour cette rentrée aux multiples inconnues, ont osé être grands débutants.
C’est un fait aussi et je veux m’en réjouir. Il existe donc une demande et des effectifs qui se maintiennent dans de nombreux lieux et je veux les encourager et répondre à leur demande. Il y a de beaux projets à bâtir, je le crois, sans minimiser les embûches, sans céder à une sinistrose parfois tentante.
Or, il se trouve que les programmes d’options LCA et de spécialités LLCA semblent avoir anticipé les difficultés à maintenir des créneaux conséquents, quand la réforme pousse à des combinaisons très variées qui s’imposent aux élèves de Premières. Ces programmes, même, semblent avoir levé des obstacles pour que soient encouragés des agencements multiples et compatibles avec les emplois du temps très compliqués de nos élèves ; pour que soient envisagée la constitution de groupes hétérogènes et donc dynamiques, variables selon les jours de la semaine. Il est possible d’associer les élèves suivant l’option aux spécialistes, de grouper des Premières et des Terminales puisque de nombreux thèmes sont transversaux, semblables aux deux niveaux.
Des objectifs communs
poursuivis en classe de Première et de Terminale
Rappelons d’abord les objectifs exposés par les programmes : ils sont fondés sur la confrontation entre « mondes anciens et monde moderne » ; des œuvres de la littérature grecque ou latine sont mis en vis-à-vis d’œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, « pour conduire à développer une conscience humaniste ».
« Ces programmes, en Première comme en Terminale, souhaitent ainsi montrer que l’enseignement du latin et du grec, envisagé en option ou en spécialité, est à la confluence des savoirs d’aujourd’hui et au service d’un approfondissement de la culture contemporaine. »
Nous entendons bien là le souci de rendre compatibles diverses combinaisons concernant autant les niveaux que les choix d’étude optionnelle ou spécialiste. Rassurons-nous : la constitution de groupes mêlant option et spécialité est à la source-même de la conception de ces programmes, conçus pour permettre de conjuguer la diversité.
Des thèmes croisés dès cette rentrée 2019
Les exemples et propositions qui suivent ont été mis en place dans le respect des axes et objets d’étude proposés par les Nouveaux Programmes. Il s’agit d’une coordination mise en tableau qui permet d’envisager une progression annuelle, en accueillant des élèves en options et des spécialistes en classe de Première…
Rappel des thèmes d’étude LLCA Première
conformément au BOÉN du 22 janvier 2019
Enseignement optionnel |
Enseignement de spécialité |
• Objet d’étude : Vivre dans la cité | • Objet d’étude : La cité entre réalités et utopies |
• Objet d’étude : Les dieux dans la cité | • Objet d’étude : Justice des dieux, justice des hommes |
• Objet d’étude : Masculin, féminin | • Objet d’étude : Amour, Amours |
• Objet d’étude : Méditerranée : conflits, influences et échanges | • Objet d’étude : Méditerranée : conflits, influences et échanges |
Interroger le passé,
c’est questionner notre présent
L’expérience menée cette année 2019-2020 avec un groupe accueillant des latinistes en option et des spécialistes a prouvé une réelle compatibilité pédagogique. Nous avons choisi, pour ce faire, des textes et des auteurs abordant des thèmes présents dans les préconisations optionnelles et celles des spécialistes. Le fait de mêler les deux groupes a surtout créé une dynamique et une émulation que n’auraient pas connu les élèves ayant choisi la spécialité LLCA, en très petit nombre. Ainsi, une séquence intitulée « La mer et l’exil » a été menée en classe entière, option et spécialité confondues. Elle nous a conduits sur les pas d’Ovide en exil à Tomes, au bord de la mer Noire et du monde alors connu.
Par des vers des Tristes, nous avons questionné ensemble des mots fondamentaux et actuels comme limes et son dérivé limitare, le concept de Mare nostrum, d’exsilium et enfin de barbarus. L’objectif premier était de s’interroger sur l’identité du barbare en regard de l’homme civilisé. Qui est le barbare d’hier et celui d’aujourd’hui à l’aune de ce traumatisme que représente l’exil ? La réponse a été amorcée par les spécialistes présentant une réécriture du Radeau de la Méduse de Géricault par le street artiste Banksy, à Calais.
Parallèlement, mais de manière concomitante, des exposés sur les codes et symboles de l’hospitalité dans l’Antiquité ont été confiés aux spécialistes qui, bénéficiant d’une heure supplémentaire, ont ainsi eu l’occasion d’approfondir ces notions et d’étudier des mots-concepts complémentaires, « impliquant une connaissance lexicale et culturelle » (BOÉN du 22 janvier 2019) : ils se sont intéressés à hospes (l’hôte) dont l’étymologie est commune à hostis (l’ennemi), mais aussi à la notion d’ « intégration et d’assimilation versus exclusion », axe d’étude préconisé par les Nouveaux Programmes.
Pour éclairer la recherche, nous avons choisi un passage de l’Odyssée (chant VI), l’accueil exemplaire des Phéaciens. Ces latinistes spécialistes se sont donc penchés sur une traduction du texte grec de ce passage et sur sa représentation picturale à travers les âges. Ils ont pu déceler et analyser les gestes ancestraux et rites du devoir sacré d’hospitalité, et mesurer le phénomène de réciprocité que ce mot implique : nous sommes l’hôte de notre hôte. Ils ont par ailleurs investigué l’idée de l’hospitalité à travers les âges, s’attardant sur les pratiques d’accueil au Moyen Âge dans les églises et hôtelleries des abbayes d’Europe chrétienne, s’intéressant ensuite à la tragédie d’Oradour-sur-Glane, à ces femmes et enfants assassinés dans l’église du bourg ; dans l’église, lieu sacré, inviolable, lieu aussi de protection des plus faibles et des plus démunis.
Puis la réflexion s’est étendue aux migrants de Méditerranée, sur les routes du XXIe siècle, exilés comme Ovide, qui pourraient reprendre ce vers du poète : « quamuïs terraque marique /longinquo referam lassus ab orbe pedem : « Quoique j’arrive des extrémités du monde fatigué de la navigation et de la marche » (Ovide, Tristes, III, 1).
Tableau synoptique des séquences
menées parallèlement en classe de première
Classe des élèves en options et spécialistes | Cours associés pour les spécialistes |
Chapitre 1. Aux confins de l’Empire « […] quamuis terraque marique /longinquo referam lassus ab orbe pedem. » « Quoique j’arrive des extrémités du monde fatigué de la navigation et de la marche » (Ovide, Tristes, III, 1). • Les colonnes d’Hercule : Rufus Festus Avenius, Ora maritima, vers 80 à 90. • Le mur d’Hadrien au IIIe siècle après J.-C. • Le pays des Scythes par extraits : Pomponius Mela, Description de la terre puis Hérodote, Histoires, et enfin Ovide, Pontiques, I, 2. Chapitre 2. Mer inhospitalière, mer qui sépare : les terres sont loin… • Horace, Epodes, 10 : eaux terrifiantes de la mer Ionienne. • Ovide, Tristes, I, 3. Vers 1 à 10 : La nuit du départ pour l’exil. • Ovide, Tristes, I, 4. Vers 5 à 16 : En route pour l’exil, le poète est pris dans une tempête. |
Chapitre 1. Motif de la tempête : • Aulu-Gelle, Nuits attiques, 19, 1, 1 -3. • Homère, Odyssée. Ino sauve Ulysse, traduction Philippe Jaccottet. Prolongement : L’hospitalité dans l’Odyssée : l’accueil chez les mortels (les Phéaciens), l’accueil chez les immortels (Calypso) les « craignants-Zeus » et les impies : Cyclopes et Sirènes. Chapitre 2. Les règles de l’hospitalité antique : un devoir sacré • Ovide : Pontique, I, 2. Vers 15 à 25 : « Je vis entouré d’ennemis et au sein des dangers, comme si, en perdant ma patrie, j’avais aussi perdu la tranquillité… » • Philoxénia des Grecs à travers les âges. Des Phéaciens au XXIe siècle (les églises et hôtelleries médiévales, Oradour-sur-Glane, les migrants aujourd’hui). Prolongement : Le Radeau de La Méduse de Géricault (1818-1819) et sa réécriture par Bansky, peinture au pochoir (inspirée du Radeau de la Méduse), Calais. |
Liberté et souplesse dans nos pratiques
Il est à rappeler dans les nouveaux programmes que l’évaluation de l’option LLCA se fait « régulièrement tout au long de l’année scolaire. Les évaluations prennent appui sur les productions orales et écrites des élèves. Elles portent sur des champs variés : l’acquisition d’une culture littéraire, historique, anthropologique et artistique, la capacité à lire, traduire et interpréter les textes » (BOÉN du 22 janvier 2019). Ces exercices sont par conséquent pratiqués toute l’année. Au professeur d’en déterminer le rythme. Par ailleurs, les compétences évaluées sont identiques pour la spécialité, ce qui facilite la mise en œuvre de ce contrôle continu.
Dernier point important : la liberté pédagogique reste au cœur de l’enseignement d’une culture humaniste. Cette liberté d’enseignement est explicitée dans le cadre d’un programme officiel :
« Quatre objets d’étude annuels sont proposés, dont trois – parmi lesquels « Méditerranée : présence des mondes antiques » – doivent être traités. À l’intérieur de chaque objet d’étude, les différents sous-ensembles peuvent ne pas être tous abordés. En fonction de sa classe, le professeur choisit les sous-ensembles qu’il souhaite mettre en œuvre, sans s’interdire d’en définir lui-même un autre en relation avec l’objet d’étude principal. »
Des parcours croisés à construire entre deux niveaux du lycée
En vertu de cette grande liberté pédagogique, touchant tant à l’évaluation qu’à l’enseignement des thèmes, on peut envisager des groupes sur deux niveaux sans que les élèves pâtissent de cet arrangement.
La preuve par ces propositions qui listent les objets d’étude susceptibles d’être abordés ensemble par des premières et des terminales. Ce sont des exemples qui peuvent se multiplier :
• Le thème « Méditerranée » est commun aux deux années de lycée.
• Éros pour des hellénistes peut être à la fois étudié comme Dieu-Amour en ce qu’il révèle de masculin et de féminin dans la littérature (première) mais aussi comme principe de cosmogonie chez Hésiode, où Éros est le démiurge, principe présidant à la création du monde (terminale).
• De même le thème « Vivre dans la cité », peut être envisagé comme réalité et utopie (première) mais il peut aussi engendrer une réflexion philosophique, être leçon de sagesse en terminale (on pense à Socrate et à ses disciples par exemple en classe de grec), être une occasion de réfléchir à la conception de Bonheur pour les Anciens.
Pour rappel, voici les objets d’étude de la classe terminale et les parcours croisés que l’on peut envisager sur ce même niveau entre les élèves en option et les spécialistes ayant conservé la spécialité LLCA :
Une ultime remarque : le programme de terminale comporte l’étude de deux œuvres intégrales (relevant, pour la première, de l’Antiquité (littérature grecque ou latine) et, pour la seconde, des époques médiévale, moderne ou contemporaine ; ces lectures font l’objet d’une étude conjointe qui les confronte. Il est donc nécessaire d’envisager une heure avec les spécialistes de terminale pour mener à bien cette étude littéraire.
Haude de Roux