L’information en question : controverses et réflexions
Le vote britannique en faveur du Brexit, l’élection de Trump et la campagne pour l’élection présidentielle ont provoqué un regain de critiques à l’égard des médias, accusés de présenter une vision fausse, idéologique de la réalité.
Ce genre de discours vient de trouver son expression accomplie dans un livre d’Ingrid Riocreux, La Langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement (Éditions de l’Artilleur, 2016). On en trouvera ici un compte rendu critique, suivi d’une réflexion élargie à une question fondamentale ignorée par ce livre : celle de la situation des médias dans l’ère numérique et néo-libérale.
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Portrait du « Journaliste » en inquisiteur idiot
Le titre d’Ingrid Riocreux est accrocheur à souhait : il lie par une antithèse frappante un propos commun, la « destruction du langage » par les médias, à une idée inquiétante, la « fabrication du consentement » par le biais de cette « destruction » même. L’auteure, qui s’apprête à dénoncer la manipulation systématique à laquelle se livrent les journalistes n’ignore donc rien des pouvoirs de la rhétorique et sait les utiliser pour elle-même.
Son intention est aussi séduisante : « développer une réception active de l’information » (p. 42) qui permette aux usagers des médias de ne pas se laisser abuser par l’idéologie qui sous-tend les discours des journalistes et d’y démêler le vrai du faux. On ne peut que souscrire à un tel projet même si l’on sait qu’il relève de la gageure puisque ce discours critique transmettra nécessairement les valeurs de l’analyste. L’auteur, très avertie aussi en grammaire et linguistique, a bien conscience de la difficulté (« je suis censée me situer dans un au-delà des mots, un terrain de neutralité lexicale… qui n’existe pas », pp. 39-40) mais le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne cherche pas à la résoudre. On voit ainsi se dessiner, dès les premières pages, une configuration idéologique qui marque clairement le discours analytique : dans le portrait charge du « Journaliste » apparaît vite, en creux, celui de l’auteure…
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Le « journaliste » ? Un manipulateur diabolique…
La majuscule définit le Journaliste comme un « être idéel », « un type humain identifiable par un certain nombre de traits permanents » et qui n’opère que dans les médias d’information, « la plume engagée de la presse d’opinion » (p. 19) étant mise d’emblée hors de cause. Ce choix est conforme à la thèse de l’auteure selon laquelle l’information des médias transmet en fait un point de vue unique, le politiquement correct. Il ignore en outre superbement les manipulations auxquelles la presse d’opinion et la communication politique peuvent elles aussi se livrer.
Quatre traits récurrents composent le portrait charge du Journaliste.
Son « incompétence linguistique » se manifeste d’abord par des confusions et des erreurs de tous ordres : le relevé présenté (p. 101 à 129) est convaincant, il correspond à celui que pourrait faire quiconque a une maîtrise satisfaisante du français. Mais il y a plus grave : mauvais locuteur, le Journaliste est aussi mauvais lecteur, incapable de comprendre, par exemple, l’ironie de Dieudonné (p. 173 sq.). Et encore plus grave : son « défaut d’intelligence » (p. 176) l’amène à diffuser « clichés et présupposés » (p. 61), « idées préconçues » (p. 66), préjugés liés à un « dogme » (p. 133), bref à se faire, sans même en avoir conscience (p. 131), le « propagandiste » (p. 56) d’un « système idéologique » (p. 49).
Son idéologie, c’est « la pensée de gauche, ou pensée progressiste » (p. 66), fondée sur des « normes morales » (p. 57). Elle fait obstacle à l’information objective car elle n’est « pas une éthique du vrai mais une éthique du bien» (p. 88). C’est pourquoi le Journaliste est hostile au FN : « le mal absolu ne peut être que d’extrême droite » (p. 21).
Son pouvoir abusif (p. 52) ne lui fait accepter que « la seule pensée autorisée » (p. 157), une « pensée-émoticône » (p. 68), manichéenne : il est « un gardien de l’ordre », un « polic[ier] de la pensée », un « censeur » (pp. 37-38), un auxiliaire de « la bonne inquisition » (p. 32), un Fouquier-Tinville (p. 171).
Ses talents de manipulateur sont dignes de ceux des nazis : l’auteur cite des pages de Mein Kampf et conclut que « ces lignes signées Hitler pourraient constituer le credo du Journaliste » – Hitler se trouve au passage dédouané puisqu’il n’aurait fait qu’imiter la propagande mise en œuvre par les ennemis de l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale (pp. 54-55). « Cette pratique est diabolique» : « Le Diable fait comme le Journaliste » qui prend des mots hors de leur contexte (pp. 171-172), le Journaliste trompe, le Journaliste tue (« Géraldine Hallot [de France Inter] a du sang sur les mains », p. 215).
En outre, il est europhile et croit au « réchauffement [climatique] global, durable et d’origine anthropique » (p. 156), il est favorable à l’homosexualité (stigmatisant ses adversaires en les qualifiant d’homophobes) et au mariage pour tous, il est même prêt à accepter la gestation pour autrui, la pédophilie, l’inceste, la zoophilie (p. 250), « l’avortement post-natal ou euthanasie néonatale » (p. 142).
Quant aux cibles du Journaliste, ce sont bien sûr celles de la « pensée de gauche ». En voici un relevé, présenté ici selon un ordre alphabétique (liste non exhaustive : il manque – curieusement – à ce livre un index des noms propres) : Mgr Barbarin (p. 244), Renaud Camus (p. 47), Dieudonné (pp. 37, 136, 173 s.), Christian Estrosi (p. 215), l’extrême droite (pp. 47, 139, 143), Alain Finkielkraut (pp. 47, 167, 172), le Pr Joyeux (p. 135), le Front national (pp. 140, 156, 168, 170, 252), les parents de Vincent Lambert (p. 142), Jean-Marie Le Pen (p. 133), Marine Le Pen (pp. 34, 66, 214), Marion Maréchal-Le Pen (p. 224 sq.), Élisabeth Lévy (p. 47), la Manif pour tous (pp. 39, 134, 144 sq., 168, 187, 258), Robert Ménard (p. 31), la méthode syllabique d’apprentissage de la lecture (p. 224 s.), Richard Millet (p. 182), Nicolas Sarkozy (pp. 172, 188-189), Alain Soral (p. 233), Valeurs actuelles (pp. 21, 238), Christian Vanneste (ex-député UMP devenu président du Rassemblement pour la France, p. 37), Dominique Venner (essayiste classé à l’extrême droite, qui fut membre de l’OAS, p. 92), Philippe Verdier (pp. 32, 48, 156-158, 264), Éric Zemmour (pp. 47, 133, 150-151,172, 236, 246, 248).
On le voit, le portrait du Journaliste, accusé de caricaturer sans cesse ses adversaires, est lui-même plus que caricatural. On voit aussi que cette caricature n’est pas seulement inspirée par le seul souci de dénoncer les manipulations médiatiques (il y en a de bien réelles, que l’auteure décrypte habilement) mais aussi par une configuration idéologique qui privilégie certaines victimes de ces manipulations. Ce portrait charge du Journaliste contient donc, en creux, celui de son auteure, ce qui amène à poser une question importante : qui manipule qui ?
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Qui manipule qui ?
À la liste des personnalités et des organisations dont l’auteure prend la défense en les présentant comme des victimes d’un journalisme totalitaire, il faut ajouter celle de ses cibles comme le CSA (pp. 30, 11), le Syndicat de la Magistrature (p. 45), le Syndicat national des Journalistes (p. 46), Edwy Plenel (p. 47), Cécile Duflot (p. 66), les rebelles qui ont mis à mort le président Khadafi (p. 69), les manifestants de la place Tarir (p. 69), le mariage pour tous (p. 71), l’IVG (p. 74), les ABCD de l’Égalité (p. 138), le « lobby LGBT » (p. 153), Nelson Mandela (p. 164), Christiane Taubira (p. 190 sq.), Jean Jaurès (p. 286), etc. Voilà qui définit un point de vue on ne peut plus partisan.
Celui-ci apparaît davantage encore dans la dénonciation de « l’obsession anti-fasciste » (« invention stratégique des communistes ») qui caractériserait « nos sociétés médiatiques actuelles », dans l’attribution au nazisme d’une « idéologie “de gauche” », dans l’annonce de sa « réhabilitation partielle » et du « procès en révision » de Hitler, qui ne demeurera que comme une « figure de style » (p. 165), même pas un détail de l’histoire…
Sous couleur d’une analyse linguistique et rhétorique des techniques de manipulation du Journaliste, et tout en se défendant de céder à « la paranoïa complotiste » (p. 43), l’auteure prend donc le parti de présenter un tableau effrayant de notre société, dans laquelle l’information est toujours et nécessairement une manipulation (« choisir son canal d’information, c’est choisir son manipulateur ») : « dans ces conditions, l’hypocrisie du régime est directement en cause », « la démocratie est morte, […] elle a dégénéré en oligarchie », une « pensée totalitaire » (p. 320) diffusée par un Journaliste zélé ou inconscient (« un “idiot utile” »… – p. 55) assurant « la survie du système » (p. 133). N’est-ce pas appeler, implicitement mais clairement, à renverser ce « système » ?
Mais celui qui reconnaît là et dans le rejet de « la notion même de “valeurs de la République” » (qui ne seraient que celles de « l’élite sociale », p. 309) des thèmes de l’extrême droite ne peut qu’avoir été abusé par « le Journaliste » dogmatique et son « obsession anti-fasciste »…
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Brice Couturier et le « parti des médias »
On pourrait laisser dans l’ombre un tel livre si le courant qu’il exprime ne trouvait parfois (de plus en plus ?) sa place dans les médias eux-mêmes. Ainsi, dans une longue interview qu’il a donnée à Figaro vox le 19 août 2016, le journaliste et chroniqueur libéral Brice Couturier revient sur sa participation aux Matins de France Culture, qui a constitué pour lui un « défi » puisqu’il se jugeait « assez décalé » par rapport à la ligne éditoriale de cette station.
« […] le directeur de l’époque […] souhaitait que je provoque l’invité des Matins, en lui balançant des idées susceptibles de le faire réagir. Là où l’exercice trouvait ses limites, c’est que je n’étais pas toujours autorisé à répondre à l’invité – notamment lorsqu’il démolissait mon papier. Sans doute fallait-il que le tenant du “politiquement correct” conserve le dernier mot… J’apparaissais ainsi comme un trublion qu’on sort de sa boîte, afin de provoquer un peu, mais qu’on s’empresse de faire taire lorsqu’il a joué son rôle afin que tout rentre dans l’ordre. Dommage, car j’ai travaillé sérieusement chaque sujet de manière à pouvoir poursuivre la discussion en m’appuyant sur des faits.
Le Parti des médias préfère nous abreuver de petites nouvelles insignifiantes, d’une part, de ses grandes indignations, de l’autre. »
Il s’y présente donc comme une victime de ce « Parti des médias », accusant les journalistes de France Culture de se conduire comme les gardiens de l’« ordre » et dénonçant
« l’hégémonie intellectuelle […] toujours détenue par la “presse qui pense”, même si elle a de moins en moins de lecteurs : Télérama, Les Inrocks, Le Nouvel Obs, Libé, etc. C’est elle qui donne le ton, décerne des brevets et censure ce qu’ils appellent les “dérapages”. Ces contestataires professionnels sont étonnés et furieux d’être à leur tour contestés. C’est que l’espèce de bouillie intellectuelle, ce néo-marxisme rudimentaire à base de slogans creux qui leur sert de pensée s’est fracassé sur la réalité sociale. »
Invité des Matins de France Culture le 17 novembre dernier, Brice Couturier a repris ces idées et stigmatisé « le ronron médiatique habituel […] qui distribue les bons et les mauvais points », les journalistes qui « relatent les faits selon leur pensée », « le prêchi-prêcha médiatique » – que les Américains auraient rejeté en élisant Trump.
Comme Pierre Haski (cofondateur et collaborateur du site Rue89) qui participait aussi à cette émission, on peut voir dans ces attaques « un mauvais procès pour un vrai problème », un problème qui appelle non pas la dénonciation simpliste d’un « parti des médias » mais une véritable réflexion, appuyée sur des faits. En voici un exemple.
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« L’Information dans la tourmente »
L’Observatoire de la déontologie de l’information a le mérite de réunir des associations et syndicats de journalistes professionnels (comme le Syndicat national des journalistes), des entreprises et syndicats d’entreprises des médias (comme l’Agence France-Presse) et des associations représentant le public (comme la Société des lecteurs du Monde). Son troisième rapport annuel (L’Information dans la tourmente, 10 mars 2016, qui prend en compte près de 200 atteintes au respect de la déontologie de l’information, ne saurait être accusé de complaisance avec les journalistes.
Il présente d’abord une typologie des manquements à l’exactitude et à la véracité qui vont des « erreurs passives et fautes d’ignorance » aux « mises en scène » et que prolonge en annexes une analyse lexicale donnant de nombreux exemples de « fautes d’erreurs » (de langue) et, plus graves, de « fautes d’emploi ou d’appréciation » qui véhiculent des jugements de valeur, conscients ou inconscients.
Plus graves encore sont les entorses à la déontologie journalistique dues aux « conditions de production » de l’information, désormais transformées par « le triomphe du numérique, la convergence des médias et la prégnance des réseaux sociaux ». Ce secteur connaît en effet « une restructuration quasi permanente » suivie de réductions d’effectifs, lesquelles induisent des pratiques contraires à la déontologie comme « le “journalisme à distance” » (sans envoi de reporters sur le terrain), le recours à des « robots journalistes » ou à des « témoins intéressés ». Les concentrations capitalistiques accroissent le poids des actionnaires et provoquent « la dilution des frontières entre leurs intérêts économiques et le contenu des médias » ; le domaine de l’investigation des journalistes peut se voir ainsi réduit.
À cette censure s’ajoute celle exercée par les annonceurs publicitaires ; leur puissance économique leur permet en outre d’imposer, surtout dans le secteur privé, de la publicité déguisée en information et la pratique du « “brand journalisme ” ou “contenu de marque” qui consiste à faire traiter de l’actualité des marques par des journalistes ».
Les conflits d’intérêt font que l’information peut être achetée (vidéos amateurs après les attentats, retransmissions d’évènements sportifs) ou constituer une promotion au profit du propriétaire du média ou d’un politique.
La course à l’image et à l’audience peut conduire la télévision à recourir à des « bidonnages, mises en scène, emballements, reprises, plagiats », à une dramatisation excessive. Un manque de discernement dans le choix des mots et des images peut porter atteinte à la dignité des victimes et des personnes interrogées ou stigmatiser des catégories entières de la population.
Mais les journalistes, dans leur recherche de l’information, sont aussi des victimes, exposés aux insultes, menaces, poursuites en diffamation abusives de la part des personnes auprès desquelles ils cherchent à s’informer. Des politiques demandent en outre que leurs interviews soient relues (et corrigées…) par leur service de communication.
Le rapport de l’ODI s’achève sur une note plus optimiste en évoquant les nombreuses « initiatives positives » prises par les médias (droit de réponse, rectification des faits et des erreurs), les pouvoirs publics (mobilisation en faveur de l’éducation aux médias, patronnée par les ministères de l’Éducation et de la Culture) ou des associations.
Les médias n’en restent pas moins dans une situation très inquiétante du fait, non de leur adhésion à la pensée unique d’une gauche boboïsée (comme le clament Ingrid Riocreux ou Brice Couturier), mais de leur subordination croissante aux lois du marché et à des investisseurs capitalistes qui considèrent l’information comme une marchandise ordinaire. Deux interventions récentes dans des médias différents confirment ou prolongent cette opinion.
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Médias, journalistes et actionnaires
Voici d’abord le point de vue de la journaliste Natacha Polony :
« Il y a aujourd’hui une concentration des médias dans les mains de groupes capitalistes qui achètent de l’influence. Les journalistes sont aujourd’hui soumis à un pouvoir économique. Ils subissent une pression pour traiter leurs sujets trop rapidement, selon un rythme qui est celui des chaînes d’information en continu, qui ne leur permet pas d’adopter un point de vue éclairé. » (« Le système de la globalisation néolibérale craque de toute part », interview de Natacha Polony, Figaro vox, 25/11/2016.)
La dénonciation est plus virulente chez Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences-Po Paris et auteure de Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie (Seuil, 2015). Dans une interview à TéléObs (n° 2018, 8 décembre 2016, pp. 23-24), elle observe qu’« il y a un problème de concentration : Vincent Bolloré, Patrick Drahi, Arnaud Lagardère, Xavier Niel possèdent de véritables conglomérats médiatiques », traitent les médias comme un business et empiètent sur l’indépendance des journalistes. Ainsi la sortie du film Merci patron ! qui met en cause LVMH n’a pas trouvé d’écho dans Le Parisien, propriété de Bernard Arnault.
L’information est « un bien public » qui doit permettre de « faire des choix éclairés lors des élections ». Ce n’est plus le cas quand des journalistes précarisés, employés par des médias pressés de fournir aux actionnaires un retour rapide sur investissement, n’ont plus les moyens de présenter des contenus approfondis pour faire pièce à l’information fallacieuse diffusée par « des sites complotistes ou d’extrême droite ».
La démocratie est donc menacée. Julia Cagé en appelle à l’État, qui devrait légiférer pour réduire la concentration des médias et « demand[er] la transparence de l’actionnariat, le respect d’une charte éthique nationale ». En l’absence de volonté politique des pouvoirs publics, elle prône le financement participatif des médias par les lecteurs et les journalistes afin de maintenir « un audiovisuel public indépendant et fort ».
On aimerait qu’elle soit entendue…
Jacques Vassevière
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• L’éducation aux médias dans “l’École des lettres”,
• et dans les pages de ce site.