« L’homme qui tua Don Quichotte », de Terry Gilliam
Comment adapter le Don Quichotte de Cervantès ? Comment rendre le foisonnement de ses multiples péripéties, ses farces burlesques, et surtout comment traduire le rapport entre la réalité référentielle et l’illusion tenace du Chevalier à la Triste Figure, le naïf, l’idéaliste, l’innocent par excellence ?
Cette mission impossible a tenté de nombreux cinéastes depuis les premiers temps jusqu’à nos jours, et leur a valu de grandes difficultés. C’est pourquoi on doit saluer avec admiration et émotion l’aboutissement du projet de Terry Gilliam et la sortie de son film L’homme qui tua Don Quichotte, après vingt-cinq ans de tribulations en tous genres.
Avant lui, bien d’autres s’y sont cassé les dents, l’Allemand Georg Wilhelm Pabst (1933), le Soviétique Grigori Kozintsev (1957) ou Orson Welles en 1955, dans sa version inachevée si audacieuse du roman, remontée et sonorisée en 1992 par Jesse Franco, où il a transposé en langage cinématographique le mélange baroque du texte.
Dans ce roman à tiroirs, tout est double, narrateur, personnage, réalité, tandis que, selon une esthétique très moderne, le récit principal – l’aventure picaresque – est entrecoupé de digressions et la mise en abyme est constante puisqu’une troupe de théâtre joue les aventures de Don Quichotte et que la narration est actualisée par la modernisation du décor. Welles procède au cinéma exactement comme Cervantès se livrant à une réflexion spéculaire sur l’art du roman naissant.
Terry Gilliam, lui, adopte le dispositif d’un cinéaste qui, réalisateur de films publicitaires, a fait vingt ans auparavant une adaptation du roman comme film de fin d’études et revient en Espagne avec ses producteurs pour tourner une publicité inspirée par les moulins à vent. Mais sa rencontre avec ses anciens interprètes lui donne l’espoir fou de retrouver son innocence perdue et de réaliser une nouvelle version du roman lui permettant de devenir enfin un cinéaste à part entière.
Des séquences de cet ancien film en noir et blanc sont donc insérées dans le film in progress, qui est à la fois le piteux résultat de son travail actuel et un document en couleurs sur le tournage avec les nombreux problèmes auxquels il se heurte – les aventures mêmes d’un nouveau Don Quichotte affronté à ses démons et à la dure réalité. La symétrie est parfaite entre les deux parties du roman, écrites à dix ans d’intervalle et les deux films, réalisés à vingt ans de distance.
Ce faisant, Terry Gilliam revient, avec une autodérision permanente, sur ses propres déboires qui ont rendu mythique l’aventure de ce film – dont le tournage a été marqué par un nombre incalculable de catastrophes – aventure racontée dans le documentaire Lost in la Mancha (2002), sublime méditation sur la part de l’échec dans toute création artistique. Cette réflexion sur l’aléa, sur l’accident et sur l’angoisse d’échouer est le véritable sujet de sa mise en scène de Benvenuto Cellini, récemment présenté à l’Opéra Bastille. Car, dans les fresques gigantesques qu’il met en scène, l’imprévu, l’impondérable, le décalage, font partie du processus de création, et contribuent à construire l’œuvre d’art, comme le savent bien Cellini, Berlioz et Terry Gilliam.
Par sa verve et son inventivité, cette adaptation se situe dans la ligne de celle du Tristram Shandy de Sterne par Michael Winterbottom (2006), A Cock and Bull Story, c’est-à-dire qu’il est certainement ce que les Britanniques savent faire de mieux en ce domaine. Une énergie folle et invincible anime Terry Gilliam, suscitant une émotion toute particulière.
Adam Driver joue à fond de train son personnage de cinéaste fantasque qui retrouve l’interprète de son précédent film (l’éblouissant Jonathan Pryce) plongé dans un no man’s land entre mémoire et présent, entre scénario et quotidien. Ex-cordonnier, il est resté bloqué dans son rôle et n’a plus cessé de se prendre pour le chevalier depuis vingt ans. Tous deux se lancent dans une folle équipée à travers la région, où les stigmates de la société actuelle rejoignent comme par hasard les rencontres imaginaires de Don Quichotte.
Réalité contemporaine, fantaisie et fiction sont inextricablement mêlées dans ce road movie effréné d’une créativité constante avec très peu d’effets spéciaux. L’on y retrouve les moulins à vent, le troupeau de moutons, la libération des galériens, l’auberge où Don Quichotte se fait chevalier, les belles morisques et le cheval de bois, imaginé ici en toute perversité par un maffieux russe. Car, à l’instar de la nôtre, la société du film est écartelée entre le luxe provocant des milliardaires et la détresse des pauvres et des immigrés. La fantasmagorie de Cervantès s’avère à la fois documentaire et prophétique.
Comme Cervantès écrivant l’histoire de Don Quichotte, déjà mythifiée dans la deuxième partie, Terry Gilliam imagine un metteur en scène qui va vivre cette histoire, redoublant ainsi d’un degré la distance entre le héros et son auteur. Mais il fait aussi allusion, à l’instar du romancier, au manuscrit arabe écrit par un certain Cid Hamet Benengeli qu’il se fait traduire par un Morisque et où, dans le fameux épisode de Tolède, le narrateur découvre avec stupéfaction l’histoire de Don Quichotte. Triple ou quadruple mise en abyme qui met aux prises le réalisateur, identifié à Sancho Pança, et son acteur devenu son maître. À chacun sa vérité, et la plus vraie n’est peut-être pas celle que chacun croit.
Le Quichotte du roman est-il une image du juif errant ? C’est ce que soutiennent certains auteurs [1], selon lesquels Cervantès serait un marrane et Don Quichotte un texte codé, rempli d’informations cryptées et d’allusions ésotériques à la Kabbale. Dans cette hypothèse, La Mancha serait la mancha, cette tache originelle de l’impureté de sang. De plus, l’autobiographie pseudépigraphique de Cervantès, racontant les aventures d’un visionnaire et de son valet dans les paysages rocailleux d’Espagne, a de nombreux points communs avec le périple mystique, relaté dans le Zohar, de rabbi Shimon Bar Yohaï et de son fils Eleazar à travers la Palestine à la recherche de la Lumière, qui transfère lui-même dans la sphère sacrée les structures narratives des romans de chevalerie. La boucle est bouclée. Chacune des sorties de Quichotte peut être lue comme l’allégorie d’une étape de la connaissance spirituelle. Selon le Zohar, « les prophètes sont les cuisses du monde ». Or quijote signifie cuisse en espagnol.
Dans le film, maître et valet, dans leur équipée sauvage, figurent l’errance du chevalier. Leurs rencontres si diverses symbolisent, selon le vœu du cinéaste, la caractère initiatique de tout voyage et l’entente des trois religions du Livre. Don Quichotte est-il, comme le réalisateur new yorkais, un juif qui évoque les marranes, convertis de force au christianisme par l’Inquisition dont les brasiers continuent d’incendier les livres ? Le roman étant tout entier allégorique, aucune interprétation filmique n’est incongrue. Si les moulins à vent, dont l’épisode récurrent scande le film, sont des géants à attaquer, ils peuvent figurer aussi les Pères de l’Église, tandis que les moulins à eau seraient les rabbins, maîtres chrétiens et talmudiques étant tantôt rivaux, tantôt sur le même plan : capables de moudre le blé de la connaissance. D’ailleurs, dans le Zohar, le titre du texte Idra Zuta signifie petite assemblée ou aire à battre le blé.
Don Quichotte est-il donc un ignorant du sens ou bien un incrédule du non-sens ? Une victime de l’illusion, ou un être capable de voir au-delà des apparences ? Un fou ou un homme qui contrefait la folie, mais se livre en réalité à une exaltation intellectuelle absolue ? Comme le Blanquerna de Raymond Lulle, toujours en route et en dialogue avec le monde, il inscrit sa fuite en avant dans un temps où tout est mobile, toujours prêt qu’il est à saisir l’occasion aux cheveux et à inventer de nouvelles formes d’expérience.
Si le chevalier du roman est un homme de foi qui retrouve la raison et meurt en bon chrétien, puisque chez lui, la Bible va remplacer les romans, Terry Gilliam en fait moins un innocent illuminé qu’un maître de sagesse qui, par sa joyeuse conviction, initie son metteur en scène, transformé en Sancho Pança, à la vraie lecture de ce roman labyrinthique. Il ne s’agit plus d’adapter, mais de se transformer, de devenir le miroir de ce monde de plus en plus fou et d’embrasser sa folie pour survivre, dans une illusion devenue véritable appréhension d’une réalité supérieure.
Des séquences de plus en plus longues nous immergent totalement dans cet univers de la croyance réalisée où tout est possible, surtout les miracles. Avec son rythme endiablé, son burlesque carnavalesque, son humour omniprésent, son jeu de miroirs permanent, L’Homme qui tua Don Quichotte – dont le titre ironique souligne à quel point Don Quichotte est immortel – met en œuvre et en scène cette vérité supérieure, qui est le gai savoir de la Révélation.
Anne-Marie Baron
[1] En particulier Leandro Rodriguez, Don Miguel, judio de Cervantès, ed. Cervantina, Santander, 1956 ; Dominique Aubier, Don Quichotte, prophète d’Israël, Robert Laffont, 1966, et Ruth Reichelberg, Don Quichotte, ou le roman d’un juif masqué, Seuil, « Points », 1999.