L’Événement, d’Annie Ernaux :
l’urgence d’écouter et d’entendre

Le récit autobiographique d’Annie Ernaux sur son avortement clandestin, L’Événement, est adapté au théâtre de l’Atelier, dans une mise en scène de Marianne Basler qui donne toute sa place au texte. L’heure est à la transmission, sans retenue.
Par Philippe Leclercq, critique

Le récit autobiographique d’Annie Ernaux sur son avortement clandestin, L’Événement, est adapté au théâtre de l’Atelier, dans une mise en scène de Marianne Basler qui donne toute sa place au texte. L’heure est à la transmission, sans retenue.

Par Philippe Leclercq, critique

En 2000, Annie Ernaux publie L’Événement (Gallimard). Un texte court, sec, intense, où elle fait le récit de son avortement clandestin. C’est en 1963, elle a 23 ans, elle est étudiante en lettres à l’université de Rouen. Au cours d’une visite médicale, elle apprend qu’elle est enceinte. À cette époque où la loi ne protège pas les femmes du droit d’avorter, aucun médecin ne peut prendre sur lui de mettre fin à sa grossesse. P., l’amant occasionnel, pas plus que ses proches, ne lui sont d’aucun secours. L’étudiante se met alors en quête d’une « faiseuse d’anges », qu’elle trouve passage Cardinet à Paris, pour la somme de 400 francs. Et pour, au terme d’un cheminement solitaire et d’un double aller-retour parisien, finir par frôler la mort suite à une hémorragie.

Puissance des mots

Sur la scène du théâtre de l’Atelier cet hiver, une chaise, un bureau et le corps, tout de noir vêtu, de la comédienne franco-belge Marianne Basler (59 ans), également signataire de la mise en scène. Quelques effets de lumière et c’est tout. Ce dispositif minimaliste laisse toute la place au texte et à la silhouette gracile de la comédienne qui, plongée dans la semi-obscurité du plateau, ressemble à s’y méprendre à Anne Ernaux, à l’âge où elle l’écrivit. À ce point qu’on la dirait présente sur scène. Cet heureux effet scénique donne le sentiment que le temps et l’espace ont été abolis, et que l’auteure fait littéralement corps avec son propre récit écrit à la première personne. Cette proximité accroît la simplicité directe du texte qui, dit sans emphase, acquiert une parfaite justesse.

Si les mots d’Annie Ernaux sonnent aussi juste, c’est que Marianne Basler ne cherche pas à les alourdir de sens, ni à les grimer d’effets faciles ou racoleurs. Elle se tient derrière eux, en retrait, dans leur ombre ; elle en articule les syllabes avec soin, respect, tact, et une apparente discrétion qui, loin d’en diminuer l’intensité, en souligne la puissance expressive, et permet d’en faire entendre, grâce à la gravité de son timbre et le calme que sa voix impose, la sourde révolte, la vérité subversive que le texte contient. Parce que les mots d’Annie Ernaux ne mentent pas. Jamais, l’écrivaine ne cherche à travestir la réalité, à la recréer, encore moins à la réenchanter. Ses mots la montrent, et en rendent compte avec juste ce qu’il faut de formules et d’expressions. Affaire de style, d’écriture, de sincérité. Les souvenirs sont racontés avec précision, sans pathos, ni fausse pudeur. À bonne distance. L’enjeu n’est pas tant pour Annie Ernaux de faire de la littérature que de témoigner avec la plus grande exactitude possible des dangers de mort encourus par une femme qui, en 1963, se livrait à un avortement hors de toute légalité, de tout cadre médical, juridique et affectif.

Expérience douloureuse

La précision des détails cisèle le réel, qui fait mal à entendre. Annie Ernaux le sait. Quand elle écrit L’événement, elle a soixante ans. Un nouveau siècle, ou une ère nouvelle, débute. Il n’est plus temps de finasser. L’heure est à la transmission. Pas question d’épargner les oreilles, jeunes y compris, jeunes surtout. Les choses doivent être dites et entendues. Il faut que le lecteur, et spectateur ici, ressente l’effroi et le froid des aiguilles à tricoter ou de la sonde glissée dans le vagin de la jeune femme qu’elle était alors. Il faut raconter la clandestinité sordide de l’acte, le coton dégouttant de sang, le cordon ombilical tranché au hasard, le fœtus jeté dans la cuvette des toilettes. Le puissant film homonyme d’Audrey Diwan (Lion d’or au Festival de Venise en 2021), ne montrait pas autre chose. Les mots sont douloureux. Il n’est donc pas surprenant que le théâtre se transforme en épreuve physique, proche du malaise, d’un inconfort ressenti jusque dans la chair.

Le texte d’Annie Ernaux est un choc. Il marque les corps et les esprits. Tant mieux car, à l’heure où le droit à l’avortement reflue dans la plupart des démocraties occidentales (à commencer par les États-Unis), et que son inscription dans la Constitution française peine encore à accoucher, il est urgent d’aller écouter Marianne Basler en rappeler avec l’écrivaine, Prix Nobel de littérature 2022, l’absolue nécessité pour qu’aucune femme française ne prenne aujourd’hui, ni demain, le risque de mourir dans la solitude et la clandestinité. Plus que jamais, la loi Veil, votée en 1975, a besoin d’être sanctuarisée, et les histoires anciennes réécoutées, pour éviter qu’elles ne se répètent, comme le souligne avec force et conviction Annie Ernaux dans son livre :

« Que la forme sous laquelle j’ai vécu cette expérience de l’avortement – la clandestinité – relève d’une histoire, révolue, ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie – même si le paradoxe d’une loi juste, est presque toujours d’obliger les anciennes victimes à se taire, au nom de « c’est fini tout ça », si bien que le même silence qu’avant recouvre ce qui a eu lieu. C’est justement parce qu’aucune interdiction ne pèse plus sur l’avortement que je peux affronter, dans sa réalité, cet événement, inoubliable. »

P. L.

Jusqu’au 21 mars 2024, au théâtre de l’Atelier, à Paris. Mardi et mercredi à 19h. Avec Marianne Basler. Tournée à suivre.

Ressources


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq