« Les Misérables », de Tom Hooper
« J’ai aimé Les Misérables.
– Comment ? Hugo adapté par les Américains en comédie musicale ! Quelle horreur ! »
Que de préjugés dans la bulle du critiquement correct !
Essayons d’en sortir pour comprendre les millions de spectateurs qui, partout dans le monde, ont applaudi Les Misérables.….
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« Les Miz »
Le cinéma américain nous a habitués à sa façon de s’emparer des grands textes du patrimoine universel. En toute infidélité. Le résultat peut aller du pire au meilleur. Mais le cas des Misérables est particulier.
Tom Hooper, réalisateur britannique oscarisé du Discours d’un roi, met en scène au cinéma non pas le roman de Victor Hugo, mais la comédie musicale d’Alain Boublil et de Claude-Michel Schönberg, créée en 1980, adaptée en anglais, à la demande du producteur Cameron Mackintosh, avec des paroles d’Herbert Kretzmer, qui triomphe à Londres depuis 1985 et à Broadway depuis 1987. Une comédie musicale composée par des Français mais qui, après avoir reçu un accueil mitigé en France, a connu un tel triomphe dans le monde anglo-saxon que les Britanniques ont pris l’habitude d’appeler Les Misérables « les Miz ». Le film est une fresque monumentale, qui réussit la performance de donner à l’œuvre toute sa dimension épique.
Si le discours critique renonçait à la notion inadéquate de fidélité et au terme inapproprié d’adaptation au profit des notions de jeu, de confrontation ou d’échanges fructueux entre deux arts ou deux formes d’expression, il serait mieux à même d’accepter et d’apprécier les dynamiques d’échange ou de transaction entre romans et films.
Les Misérables a été porté à l’écran de nombreuses fois depuis le très court métrage des frères Lumière en 1897 : dix films muets en noir et blanc, plus de quarante versions sonores à partir de 1929, parmi lesquelles la majorité des cinéphiles et des hugophiles s’accorde à préférer le film de Raymond Bernard avec Harry Baur et Charles Vanel.
Les réalisateurs du monde entier se sont emparés du roman, qui a remporté en particulier un grand succès en Corée du Sud comme feel good movie faisant couler les larmes par la pathétique rédemption qu’il raconte.
Le roman a même inspiré des clips publicitaires, un clip parodique en Corée pour inciter les gens à déblayer la neige et un clip magnifique aux États-Unis pour la campagne électorale du président Obama. Les jeux vidéo s’y sont déjà attaqués.
En France, le respect paralyse les cinéastes, qui répugnent à ce genre de fantaisies. Nos mises en scène sont plus sages. En 1958, Jean Gabin interprète le rôle de l’ancien forçat Jean Valjean, et Bourvil celui de Thénardier dans la version de Jean-Paul Le Chanois. En 1982, Robert Hossein met en scène le roman avec Lino Ventura en Jean Valjean, et Michel Bouquet en Javert. Une version plus longue, divisée en quatre parties, est diffusée à la télévision. En 1995, le réalisateur français Claude Lelouch livre une transposition au XXe siècle, où le récit de Victor Hugo est mis en abyme. Jean-Paul Belmondo y interprète Jean Valjean et Annie Girardot Mme Thénardier.
.Pourquoi un tel succès cinématographique ?
D’abord il s’agit d’un grand roman social et politique, qui ne craint pas de puiser au genre du mélodrame en donnant la prééminence aux péripéties et aux émotions.
• Sa structure narrative solide repose sur un noyau de personnages tous fortement liés entre eux par un destin romanesque – trame digne de la mythologie ou d’une tragédie grecque – au sein d’une foule de figurants qui servent de fond ou d’arrière-plan à l’intrigue. Jean Valjean, sorti du bagne, devient M. Madeleine (en souvenir de Marie-Madeleine), poursuivi par le policier Javert et hébergé par Fauchelevent, dont il a lui-même sauvé la vie ; il a pris en charge l’ouvrière Fantine et sa fille Cosette, arrachée aux Thénardier, qui seront si présents dans la vie de Marius sauvé par Jean Valjean, après que son père, croit-il, a été sauvé par Thénardier.
• L’itinéraire de Jean Valjean, avec ses alternances de chutes pénales ou instinctives et d’ascensions sociales ou morales, lui confère une dimension mythique et héroïque à connotation profondément chrétienne.
• Un contexte politique d’insurrection républicaine, de révolte contre un régime monarchique autoritaire, suscite le soutien des foules et l’identification des peuples opprimés. La Restauration et la monarchie de Juillet succédant au régime napoléonien ne répondent pas aux attentes de libertés civiles. L’enterrement du général Lamarque, leader de l’opposition, provoque une insurrection dont Hugo a été témoin en 1832. Les barricades, la mort de Gavroche, autant de passages célèbres entre tous, qui font vibrer les foules. Et où l’idylle sentimentale se fond dans l’Histoire.
• Une situation sociale aussi cruciale aujourd’hui qu’au XIXe siècle rend le sujet de la misère d’une actualité brûlante dans le monde.
Plus d’un siècle après la première adaptation cinématographique, Tom Hooper bénéficie donc du succès international de la comédie musicale et s’ajoute à la longue liste de ses prédécesseurs avec cette spécificité. Même si ses huit nominations aux Oscars attestent une reconnaissance de sa qualité intrinsèque, ce film à grand spectacle risque d’avoir chez nous peu de succès. Pourtant, rappelons-nous que le roman, décrié par la critique à sa parution, a connu ensuite un succès critique et public d’autant plus grand qu’Hugo était en exil depuis dix ans comme opposant.
Cette superproduction, loin de trahir Hugo, le sert…
Osons affirmer que cette superproduction, loin de trahir Hugo, le sert et évoque le relais assuré à son théâtre par l’opéra, dont la comédie musicale de Broadway est, dans une certaine mesure, l’héritière.
Le récit comporte moins de changements de points de vue, certes, et suit un ordre plus linéaire, mais la mise en scène très inventive mélange, comme le drame romantique, dont la préface de Cromwell est le manifeste, le pathétique, le tragique et le grotesque.
Les décors, reconstitués en studio, recréent un Paris saisissant, antérieur aux grands travaux d’Hausmann, qui renvoie à la nostalgie de Victor Hugo exilé, tentant de se remémorer par sa description les moindres détails de la capitale. Reconstituée par des effets numériques, la Bastille est flanquée du fameux éléphant, cette fontaine construite par Napoléon, dont la spectaculaire maquette de plâtre subsiste quand le régime change. La séquence initiale grandiose du bagne est digne de Metropolis. Et la thématique de l’exploitation, toujours aussi actuelle.
Anne Hathaway compose une bouleversante Fantine, la mère douloureuse de Cosette, et peu importe si elle chante de toutes ses dents alors que, dans le roman, on lui a arraché deux incisives (dans le film deux molaires). Hugh Jackman est très émouvant et convaincant en Jean Valjean, malgré un physique moins robuste qu’on ne l’attendait. Inversement, le massif Russell Crowe, qui se croit toujours dans Gladiator, compose-t-il en Javert l’entêtement morbide d’un obsessionnel de la traque ou un personnage parodique ? Plongées et contre-plongées lui donnent une stature gigantesque et menaçante, mais un peu dérisoire.
Hugo aurait-il aimé le couple Thénardier, qui, nettement moins noir que dans le roman certes, bénéficie de l’excellente composition comique de Sacha Baron Cohen et d’Helena Bonham Carter ? L’effet de nombre des Amis de l’ABC, les compagnons de Marius, est donné par la sonorité de leurs noms autant que par la présence réelle d’Enjolras, Combeferre, Feuilly, Courfeyrac, Joly, Grantaire.
Tourné en prise directe, sans play-back ni doublures pour les voix des acteurs, qui chantent en live et jouent en même temps afin de mieux rendre l’émotion des textes chantés, Les Misérables témoigne d’une audace remarquable. Digne de celle de Victor Hugo dramaturge démembrant les alexandrins.
On sait que la comédie musicale n’a pas très bonne presse en France : on a critiqué les excès mélodramatiques des Misérables, le caractère répétitif de ses mélodies, le peu d’invention de sa bande-son, mais le secret du succès n’est-il pas de créer des tubes comme I dreamed a Dream ou Lovely Ladies ? Verdi en savait quelque chose.
Les Miz à l’aune de la préface de « Cromwell »
Relisons plutôt la préface de Cromwell – et quittons « la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés ». Au lieu de crier à la trahison et de nous cramponner à un texte embaumé, soyons fiers de voir un roman de notre culture apprécié par toute la planète. Hugo lui-même nous montre la voie. Ne nous montrons ni « routiniers », ni ronchons, ne soyons pas les « douaniers de la pensée » ; sachons apprécier, à leur juste mesure, les « proportions gigantesques et démesurées » de ce drame chanté, qui est si proche des spectacles antiques. « Les acteurs grossissent leur voix, masquent leurs traits, haussent leur stature ; ils se font géants, comme leurs rôles. La scène est immense… On y déroule de vastes spectacles. »
Cette comédie musicale filmée se veut au cinéma l’équivalent du drame, où « le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque… Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires ».
Au lieu de souligner avec mépris la simplification de l’intrigue, admirons-en les lignes de force. « Gardons-nous de confondre l’unité avec la simplicité d’action. [Et remarquons que] les actions secondaires gravitent sans cesse vers l’action centrale et se groupent autour d’elle, [préservant] l’unité d’ensemble [qui] est la loi de perspective du théâtre. » « Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, paraissent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. »
N’oublions jamais que le cinéma s’adresse à « une génération jeune, sévère, puissante », qui ne comprend pas forcément un roman aussi touffu. Profitons de toutes les occasions pour la motiver et éveillons sa curiosité afin de l’inciter à le lire. Cessons donc de crier au scandale et de nous priver de nos meilleurs arguments.
Saluons la témérité d’un cinéaste qui n’a pas craint de mettre en danger son nom et sa réputation dans une entreprise aussi risquée. Et sachons reconnaître qu’il retrouve le souffle épique de Victor Hugo par sa mise en scène grandiose et ses mouvements de caméra spectaculaires. Car le véritable respect de l’esprit d’une œuvre classique ou romantique est fait de liberté envers le texte et son auteur. Il est dans notre intérêt de nous montrer un peu plus indulgents et d’estimer de telles réalisations à leur juste prix pour permettre à la culture de se transmettre dans une civilisation qui évolue sans cesse et ne va pas tarder à engloutir nos fragiles valeurs.
Anne-Marie Baron
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• Lire “Les Misérables” en quatrième-troisième : une étude de Norbert Czarny consacrée aux Misérables dans la collection Classiques.
• Manifestations organisées à l’occasion du 150e anniversaire de la publication des “Misérables“.
• Mille Francs de récompense, de Victor Hugo, édition d’Alain Tarrieu dans la collection Classiques abrégés.
• Victor Hugo dans les Archives de l’École des lettres.
Merci de cette critique intelligente d’un très beau film !
Il me semble par contre que le film est anglais non ?
Bravo pour cette brillante et courageuse défense de la comédie musicale tirée des ’Misérables’. Bel exemple du préjugé culturel classique: j’avais eu en fait le sentiment d’une œuvre de portée épique et lyrique à la vue de la bande-annonce du film, mais cela m’avait donné l’impression d’un grand mélo, et je m’en moquais. J’ai eu tort, et AMB a eu, entre autres mérites, celui de m’en faire prendre conscience!
AMB est décidément très convaincante! Je me suis reconnu, avec une certaine confusion, dans le portrait du Français qui ne veut surtout pas que l’on touche à ses classiques immortels. Il est vrai que j’avais des excuses: mon premier contact avec les Misérables datait de la version cinématographique de Raymond Bernard, qui m’avait incité à lire (deux fois) le texte de Hugo. Je n’ai donc pas vu les Miz, et maintenant il est sans doute trop tard. Cela m’apprendra…
remarquable article qui fait le point sur cette attitude suicidaire des Français qui n’osent voir un film qu’à travers le prisme déformant de leur culture livresque (mais qui a lu intégralement Les Misérables? Et à quel âge?), et du chauvinisme (touchez pas à notre gloire nationale!).